Jean-Paul Sartre Jean-Paul Sartre

Sartre est la grande figure de l'intellectuel engagé. Il considère qu'il est du devoir du philosophe de prendre part à l'histoire. On lui reproche parfois aujourd'hui de s'être beaucoup trompé mais il est bien plus simple et confortable de juger les évènements après coup que lorsqu'on en est le contemporain immédiat. Il eut le courage de prendre ses risques avec une sincérité sans faille, fidèle à sa philosophie de la liberté.

Sommaire :
Les sources de sa pensée.
La vie de Sartre.
Apport conceptuel.

Principales œuvres.

Les sources de sa pensée.
Il fut influencé par la philosophie allemande : Hegel, Marx, Husserl et Heidegger. Il puise aussi dans la philosophie de Descartes et donne une interprétation originale du cogito. On notera enfin l'influence de Kierkegaard.
La vie de Sartre.
Sartre naît le 21 juin 1905 à Paris, dans le 16ème arrondissement. Son père, Jean-Baptiste Sartre, officier de marine, meurt en 1906 (Sartre a un an) d'une fièvre contractée en Cochinchine. Sa mère, Anne-Marie, née Schweitzer, va l'élever avec ses grands maternels dans un milieu certes catholique mais sans grande ferveur religieuse. Sartre entre en 1915 comme externe au lycée Henri IV à Paris.

En 1917, sa mère se remarie avec C. Mancy et Sartre suit le couple à La Rochelle. Il vit alors une crise morale : ses rapports avec son beau-père sont conflictuels et son apprentissage d'une vie moins protégée que sa vie parisienne est assez rude. En 1920, il reviendra poursuivre ses études à Paris.

En 1924, Sartre est reçu 7ème à l'École Normale Supérieure de la rue d'Ulm où il restera 4 ans. En 1928, il subit un premier échec à l'agrégation de philosophie. En juillet de l'année suivante, il rencontre Simone de Beauvoir, avec qui il prépare l'oral de l'agrégation. Ils sont tous deux reçus, Sartre à la première place, Simone de Beauvoir à la seconde. Le sujet était " liberté et contingence ". Ils ne se quitteront plus. C'est dans ces années que Sartre côtoie Paul Nizan et Raymond Aron. 

Sartre et Simone de Beauvoir
(Sartre avec Simone de Beauvoir)
Il part en septembre 1933 pour Berlin où il est, un an durant, boursier à l'Institut Français. Il découvre la phénoménologie de Husserl. Ses premières publications philosophiques (La transcendance de l'Ego, L'imaginaire, 1936) précèdent de peu ses premières publications littéraires (Le mur, la Nausée, 1937-1938).

Le 2 septembre 1939, Sartre est mobilisé dans l'Est de la France. Il sera envoyé en Alsace (lire les Carnets de la drôle de guerre, publiés après sa mort). Le 21 juin 1940, il est fait prisonnier et restera en captivité jusqu'en mars 1941. À la mi-août, il est transféré à Trêves. Affecté à l'infirmerie, il noue amitié avec plusieurs prêtres à qui il explique Heidegger. Pour Noël, il fait représenter la pièce qu'il a écrite : Bariona.
Grâce à de faux papiers, Sartre est libéré en 1941. Il revient à Paris où il reprend l'enseignement. 1941 est l'année aussi de l'échec du groupe de résistance intellectuelle Socialisme et liberté. En 1942, Sartre accède à la chaire de khâgne au lycée Condorcet. Il écrit alors beaucoup. En 1943, sont publiés L'Être et le Néant, Les Mouches. En 1944, c'est la première de Huis Clos, quelques jours avant le débarquement. Sartre écrit un reportage sur la libération dans Combat, journal dirigé par Camus.
En septembre 1944, Sartre se met en congé illimité de l'éducation Nationale, pour se consacrer totalement à l'écriture et au journalisme.
En janvier 1945, il effectue un voyage aux États-Unis, comme envoyé spécial de Combat et du Figaro. La même année, il fonde la revue Les Temps Modernes dont le premier numéro paraît à l'automne. C'est à la même période que paraissent les deux premiers volumes des Chemins de la liberté (L'âge de raison, Le Sursis) et qu'il donne une conférence qui sera publiée : L'existentialisme est un humanisme. Il participe, d'ailleurs sans trop d'illusions, à la vogue " existentialiste " déclenchée à partir de son œuvre.
Son œuvre théâtrale s'enrichit. Il écrit La Putain Respectueuse et, en 1948, Les Mains Sales. Ces deux dernières pièces font scandale. Une campagne de presse communiste très hostile se déclenche. Un stalinien le traitera de " hyène à stylographe ". Cependant ses œuvres lui valent une réputation internationale. En 1949, paraît le troisième tome des Chemins de la liberté : La mort dans l'âme.
À partir de 1950, Sartre se manifeste de plus en plus ouvertement en politique. En 1950, il écrit un article contre les camps soviétiques. C'est le début de la guerre de Corée. Sartre se rapproche des communistes, mais de façon critique. Il relit Marx.
En 1952, Sartre se brouille avec Camus. Il publie Les Communistes et la paix dans Les Temps Modernes. En 1953, Merleau-Ponty démissionnant de la revue, Sartre devient le seul directeur des Temps Modernes.
En mai-juin 1954, Sartre fait un premier voyage en URSS et devient, en décembre, vice-président de l'association France – URSS. En 1955 il fait un voyage en Chine où il voit Mao.
1956 marque le premier engagement des Temps Modernes aux côtés du F.L.N., dans la guerre d'Algérie. En novembre, dans une interview accordée à L'Express, Sartre condamne l'intervention soviétique en Hongrie et rompt avec le P.C.F.
En 1958, il signe avec Malraux et Mauriac un appel dénonçant la torture en Algérie. Le 22 mai il prend position contre De Gaulle. En 1960, à l'occasion de la mort de Camus, le 4 janvier, il écrit un article à sa mémoire. En août il signe le manifeste des 121 sur le droit à l'insoumission dans la guerre d'Algérie. Du Brésil, où il fait un voyage, il envoie une déposition retentissante au procès des membres du réseau Jeanson, son ami, accusé d'aider militairement le F.L.N. En octobre, Les Temps Modernes sont saisis. Une manifestation d'anciens combattants défilant sur les Champs Élysée crie " Fusillez Sartre ". La même année paraît le second grand ouvrage philosophique, Critique de la Raison dialectique. Le 4 mai 1961 meurt Merleau-Ponty. Un numéro spécial des Temps Modernes lui est consacré en octobre.
En 1964, Sartre publie Les Mots, livre où il fait le récit de son enfance. C'est cette année là aussi qu'il refuse le prix Nobel de littérature.
En 1967, il fait partie du tribunal Russell, chargé d'enquêter sur les crimes de guerre américains au Vietnam. Il soutient la cause d'Israël pendant la guerre des 6 jours.
En 1968, il soutient les étudiants en révolte en mai, s'entretient avec Cohn-Bendit et parle dans le Grand Amphithéâtre de la Sorbonne. Il condamne l'intervention soviétique en Tchécoslovaquie. En 1970, il refuse de témoigner au procès d'Alain Geismar et va haranguer, juché sur un tonneau, les ouvriers de la régie Renault, au cours d'un meeting improvisé.
Son ouvrage sur Flaubert, L'Idiot de la Famille, commence à paraître (Tomes 1 et 2 en 1971, Tome 3 en 1972).
Le 22 mai 1973, paraît le premier numéro de Libération, journal qu'il a fondé. Mais quelques jours plus tard, Sartre est frappé de demi-cécité. Il ne peut plus écrire, ni se relire. Il trouvera des parades, le magnétophone, l'écriture en collaboration, mais plusieurs de ses œuvres (notamment celle consacrée à Flaubert) resteront inachevées.
En 1973, il prendra position en faveur de la Fraction Armée Rouge (dite " Bande à Bader "). Il meurt le 15 avril 1980 à l'hôpital Broussais à Paris. Simone de Beauvoir racontera ses derniers instants dans La cérémonie des adieux.
Apport conceptuel.
1) L'existence
Sartre écrivit : " l'existentialisme ? Je ne sais pas ce que c'est. ", et il ajouta " ma philosophie est une philosophie de l'existence ". Néanmoins, parce que tout le monde désignait ainsi sa philosophie, il finit par accepter le terme. Mais qu'est-ce que l'existence?
" L'existence précède l'essence ". Cette formule caractérise tout l'existentialisme. Dans L'existentialisme est un humanisme, Sartre prend l'exemple du coupe papier. Lorsque l'on considère un objet fabriqué, comme par exemple un coupe-papier, cet objet a été fabriqué par un artisan qui s'est inspiré d'un concept, le concept de coupe-papier. L'artisan a pensé le coupe-papier, la façon de le fabriquer et l'a produit ensuite. Bref, il a pensé son " essence " avant de lui donner l'existence. Ici donc, c'est l'essence qui précède l'existence. Pour produire un objet, il faut d'abord savoir ce que c'est, comment il est.
Les penseurs essentialistes ont assimilé le rapport artisan / coupe-papier au rapport Dieu / homme. Dieu crée l'homme : il le pense et ensuite le produit.
Mais si l'on supprime Dieu (et le point de départ de l'existentialisme sartrien est l'athéisme), alors ce schéma n'a plus de sens. Si Dieu n'existe pas, il y a au moins un être chez qui l'existence précède l'essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept, et cet être c'est l'homme. L'homme existe d'abord et se définit ensuite. Chez lui l'existence précède l'essence. Mais si l'homme se définit lui-même, il est dès lors ce qu'il se fait. L'homme est libre.
L'existence, c'est aussi la contingence. Dans La Nausée, Sartre écrit : " l'essentiel est la contingence. Je veux dire que par définition, l'existence n'est pas la nécessité. Exister c'est être là, simplement ; les existants apparaissent, se laissent rencontrer, mais on ne peut jamais les déduire. Il y a des gens, je crois, qui ont compris ça. Seulement ils ont essayé de surmonter cette contingence, en inventant un être nécessaire et cause de soi. Or aucun être nécessaire ne peut expliquer l'existence : la contingence n'est pas un faux-semblant, une apparence qu'on peut dissiper ; c'est l'absolu, par conséquent la gratuité parfaite. Tout est gratuit, ce jardin, cette ville et moi-même. " Il n'y a pas de nécessité, pas de sens prédéterminé : tout est à construire, à faire.
2) La phénoménologie.
a) Qu'est-ce que la phénoménologie ?
Sartre empruntera beaucoup à la méthode phénoménologique. Qu'est-ce que la phénoménologie ? C'est d'abord une méthode qui vient de Husserl. Elle ne nomme pas le contenu, la nature des objets sur lesquels porte la recherche mais la façon dont celle-ci est menée. Rappelons que la phénoménologie se veut une " science rigoureuse ". Elle est la science des phénomènes c'est à dire de ce qui apparaît dans l'expérience. Il faut décrire la façon dont les choses se donnent à la conscience, la façon dont elles apparaissent.
La véritable connaissance est la vision d'idées ou essences. Pour atteindre les idées, il faut éliminer les éléments empiriques. La réduction eidétique (du grec eidos qui signifie idée ou essence) consiste donc à éliminer les éléments empiriques pour atteindre ces réalités ultimes que sont les essences. Il s'agit de découvrir par la description des choses ce qu'elles sont profondément et ce qu'est la conscience qui pense ces choses. Pour cela, on fera varier imaginairement les points de vue sur l'essence pour faire apparaître l'invariant. Par exemple, le triangle, quel que soit le point de vue que j'ai sur lui, a toujours trois côtés qui font donc partie de son essence. Mais il n'existe pas indépendamment de la conscience qui le vise. La vision de l'essence (et non l'essence elle-même) est originaire et non dérivée.
Il ne faut pas croire naïvement à ce que nous offre le monde. Le monde dépasse la simple conscience que j'en ai. C'est du reste parce que le phénomène peut se voiler, parce qu'il ne se montre pas d'emblée qu'il faut une description qui débusque les choses, non derrière le visible (l'idée d'un arrière-monde caché derrière le visible est une illusion), mais en lui. Comment, en effet, dire que nous voyons un arbre dans la cour si l'arbre ne s'était manifesté comme arbre ?
La phénoménologie a un objet, le phénomène, l'eidos, ce qui constitue la chose comme chose.. Ce n'est pas un objet d'expérience. On peut rencontrer un arbre. On ne rencontre jamais l'eidos de l'arbre. L'arbre peut être frappé par la foudre mais non son eidos.
Descartes soulignait que la connaissance des essences est une connaissance d'irréels car les géomètres établissent les propriétés des triangles " sans se mettre en peine de savoir s'il y a au monde quelque chose de tel ". Mais si l'on comprend qu'en géométrie on n'ait pas à se préoccuper de l'existence " réelle " des objets géométriques, il n'en est pas de même en phénoménologie. Le philosophe est " englué " dans le réel. Il faut donc un " désengluement " qui n'est autre que la " réduction phénoménologique ", c'est à dire une purification, une mise à nu. Il s'agit de savoir comment la conscience voit le monde, le fait exister à travers elle.
b) L'intentionnalité de la conscience.
Dans L'imaginaire, Sartre remet en cause les conceptions classiques selon lesquelles l'image est une perception sans objet. L'image n'est jamais confondue avec la réalité matérielle. Même dans le cas de l'hallucination, le malade admet parfaitement que les autres n'entendent pas les voix qu'il prétend percevoir. La conscience imaginante est consciente de viser ce qui n'est pas. La conscience est intentionnalité c'est à dire est sur le mode de n'être pas. La perception ou l'image de la table me fait être d'une certaine façon la table tout en ne l'étant pas. Je ne suis pas la table. Cette négativité essentielle est particulièrement caractéristique de la conscience imaginante puisque celle-ci rend présent un objet tenu pour absent.
Deux thèses capitales sont ici à retenir :
  • La conscience n'a pas de contenu parce qu'on ne peut pas dire d'elle simplement qu'elle soit. Ce n'est pas un objet ni une chose.
  • La différenciation des actes de la conscience ne saurait donc être qu'une différenciation dans la manière de viser les objets de ses actes.
La conscience a une dimension d'irréalité et donc de liberté. La conscience n'est pas tenue de s'attacher à un objet. Elle peut se décrocher, s'évader des choses. Le non-réel, l'irréel, est pour elle un objet possible. Elle est soustraite au déterminisme spatio-temporel. Elle est libre. La description de l'imaginaire est une découverte de la liberté. Que je puisse dans une salle de café, sur le fond des choses et des consommateurs effectivement présents voir l'absence de Pierre avec qui j'ai rendez-vous, c'est la révélation d'une liberté absolue que rien ne peut limiter. Un suspect soumis à la torture peut toujours " tenir " une seconde ou une demi-seconde de plus. C'est donc librement qu'il succombe. On ne peut dissoudre les choses dans la conscience. La conscience n'est pas une chose. Elle n'est pas non plus les choses dont elle a conscience. Si je vois un arbre, l'arbre est extérieur. Ce n'est pas moi. La conscience n'a pas de dedans. " Elle n'est rien que le dehors d'elle-même ". C'est ce refus d'être une substance qui en fait une conscience.
Husserl réinstalle l'horreur et le charme dans les choses. Il restitue le monde des artistes et des prophètes, effrayant, hostile, dangereux avec des havres de grâce et d'amour. Si nous aimons une femme, c'est qu'elle est aimable. Tout est dehors, tout même nous-mêmes qui sommes dehors parmi les autres. Ce n'est pas dans une retraite, dans la solitude que nous nous découvrons mais au milieu des autres.
3) L'angoisse.
L'angoisse, chez les existentialistes, ne désigne pas un simple sentiment subjectif et ne se confond pas avec l'anxiété ou la peur. L'angoisse est angoisse du néant, angoisse de la liberté c'est à dire révélation de l'essence de la subjectivité. L'angoisse est dès lors la passion première pour toute philosophie de l'existence. L'angoisse désigne l'expérience radicale de l'existence humaine. Elle est l'épreuve de cette existence comme différente de la simple vie par exemple animale.
Chez Sartre, l'angoisse est un indice pour réveiller la conscience de la liberté. Ce n'est pas l'anxiété car elle demande du courage et même de l'audace. La conscience de la mort, par exemple, permet d'affronter, délivré des illusions, le présent dans sa contingence et sa nécessité. C'est peut-être une passion mais une passion qui fonde toute action possible. Chez Kierkegaard, l'angoisse surgit devant la possibilité, elle-même émergence de la liberté humaine. Je peux pêcher et c'est parce que je le peux librement que je m'angoisse. L'angoisse me découvre une liberté qui, tout en n'étant rien, est investie d'un pouvoir infini.
Chez Heidegger, l'angoisse est l'essence même de l'homme, disposition fondamentale de l'existence. L'angoisse révèle le fond de l'existence. La peur est peur de quelque chose, l'angoisse est angoisse de rien : c'est la conscience de la mort, c'est à dire du néant. La plupart du temps, nous nous la cachons. La plupart du temps, nous ne vivons pas authentiquement. L'angoisse peut nous délivrer de cette déchéance.
Chez Sartre, il y a conjugaison de ces deux angoisses. La conscience est le lieu primordial de l'angoisse mais il s'agit d'une conscience ontologique qui est elle-même son propre néant. L'angoisse est à la fois angoisse devant la liberté et devant le néant de la mort. L'angoisse n'est pas la peur. On a peur des êtres et du monde mais on s'angoisse devant soi comme le montre l'expérience du vertige : je suis au bord d'un précipice. D'abord vient la peur, peur de glisser et donc peur de la mort. Mais je suis alors encore passif. Je fais alors attention et j'échappe à la peur par mes possibilités d'échapper au danger. Mais alors je m'angoisse car ce ne sont que possibilités. Rien ne me contraint à sauver ma vie en faisant attention. Le suicide est aussi une conduite possible. C'est de là que naît l'angoisse : j'ai peur de ce que je peux faire. Mais là encore ce n'est seulement qu'un possible, d'où une contre angoisse et je m'éloigne du précipice.
4) La fuite devant l'angoisse : la mauvaise foi.
La mauvaise foi est d'abord fuite devant la liberté. Si notre conscience est d'abord un fait (sans ce fait, elle disparaît, dans le sommeil par exemple), c'est un fait certifié avant que son essence ne le soit (l'existence précède l'essence). La conscience n'a pas de fondement déterminé dans le monde. Elle devra constamment justifier cette place sans fondement qu'elle occupe dans le monde. Mais toute justification ne peut qu'être arbitraire : une conscience ne pourra justifier sa situation dans le monde qu'en étant de mauvaise foi. Se prendre pour objet, telle est la conscience qui est de mauvaise foi. Faire de la conscience un en-soi, telle est la mauvaise foi, conséquence nécessaire de notre contingence.

Par exemple, il est contingent de naître bourgeois ou ouvrier. Ce n'est pas choisi. La mauvaise foi consistera à jouer le bourgeois ou le garçon de café, à en faire mon être. Je joue à être alors que ce n'est pas un être. Je joue à être bourgeois comme le cendrier et un cendrier. Mais le cendrier est en-soi. C'est une chose, ce que n'est pas la conscience.
5) La mort.
La mort est, chez Sartre, le revers de la liberté. Il l'étudie avec d'autres formes des limites de ma liberté : ma place, mes entourages, mon passé, mon prochain, ma mort.

La mort est toujours imprévisible. Il n'y a pas de mort naturelle, non seulement parce qu'il nous est impossible de prévoir le moment de notre mort mais parce que la mort n'a rien de naturel.
Le suicide n'aurait de sens que si le suicidé survivait à son acte, ce qui est absurde, car il n'y a pas de sens en dehors de la vie. Je meurs toujours pour rien et la mort ôte à la vie tout sens. Le sens n'a de sens que dans une existence qui a rapport à elle-même, qui a un avenir. La mort en supprimant l'avenir supprime le sens. Je peux, certes, vouloir mourir pour une cause (par exemple la patrie, mes idées etc.), mais seul ce projet a un sens. Sa réalisation effective n'en a pas car, en réalisant ce projet, je détruis tous mes projets, non seulement ce pour quoi je suis mort mais le monde où s'inscrivent toutes mes possibilités. Détruisant tous les possibles, la mort n'est pas elle-même un possible. Pour bien s'expliquer sur ce point, Sartre insiste sur la mort subite qui fait rater une vie et lui ôte toute signification. Si, par exemple, la mort avait frappé Balzac avant qu'il n'écrive Les Chouans, celui-ci n'aurait été qu'un médiocre feuilletoniste ignoré.
Sartre arrache à la mort son caractère irremplaçable. Dire que la mort est irremplaçable (comme le fera Heidegger) c'est dire également que ce que je suis (mon amour, ma gloire etc.) me sont également irremplaçables. La mort ne me manifeste même pas comme être fini car même immortel je serais fini car contraint à choisir et donc d'écarter des possibles au profit d'un seul d'entre eux. Je suis fini car je ne peux choisir qu'un seul des possibles qui s'offrent à moi et l'immortalité n'y changerait rien.
La mort sartrienne n'est pratiquement plus rien. Pire, elle est le triomphe d'autrui ! Une fois mort, on n'existe plus que par l'autre en tant qu'il pense encore à nous mais dire "exister" est ici un abus de langage. Autrui fait de nous un objet. Mourir, c'est ne plus être un sujet et c'est donc ne plus être une liberté. Je ne suis plus qu'un en-soi livré à l'autre. On peut penser à l'écrivain mort en proie aux critiques et qui n'est plus en mesure de se défendre. Exister par autrui, ce n'est pas vraiment exister. Pire encore, autrui lui-même n'a qu'une existence vouée à la disparition. Mourir, c'est donc n'existe qu'à peine en un autre qui, en disparaissant, fera disparaître l'ombre d'existence qui nous reste encore. La mort est le néant. L'angoisse ne lui appartient même pas car c'est être libre qui est angoissant.
La mort supprime tout comme un cataclysme imbécile. Elle est extérieure et contingente et rend la vie absurde : " Tout existant naît sans raison, se prolonge par faiblesse et meurt par rencontre."
6) Autrui.
Sartre note que seul Hegel a donné à l'Autre une constitution ontologique appropriée. " L'intuition géniale de Hegel est de me faire dépendre de l'Autre en mon être ". Mais Hegel s'en tient au niveau de la connaissance. Il reste à passer au niveau de l'existence.
a) Le regard.
C'est le regard qui dévoile l'existence d'autrui. Le regard ne se limite pas aux yeux car, derrière les yeux, une conscience (un sujet) juge. Dans un premier temps, c'est moi qui regarde autrui, de telle sorte qu'il m'apparaît comme objet. Dans un second temps, c'est autrui qui me regarde, de telle sorte que j'apparaisse à autrui comme objet.
  • Voir autrui.

    Dans L'Être et le Néant, Sartre donne l'exemple suivant : je suis dans un jardin. Il y a près de moi une pelouse et des chaises. Un homme passe et je le vois. Qu'est-ce dire que dire " c'est un homme " ? Ce n'est pas dire " c'est une chose ". Si c'était une chose, je le saisirais à côté des choses. Ce ne serait qu'une chose en plus. Le percevoir comme homme, c'est toute autre chose. Je le vois aussi comme celui qui voit la pelouse et les chaises. Une nouvelle relation s'installe qui est relation des choses à lui. Pour le dire autrement, l'apparition d'autrui comme objet est le moment d'une première négation de moi en tant que centre du monde, centre qui organise ce monde autour de moi, vers moi. L'apparition d'un autre " centre du monde " c'est à dire plus simplement d'un autre sens est une " pure désintégration des relations que j'appréhende entre les objets de mon univers ". Cette désagrégation gagne de proche en proche tout mon univers jusqu'à me " voler le monde ". C'est une décentration qui mine par en dessous la centralisation que j'opère dans le même temps.
  • Être vu.

    La fuite du monde (au sens où le plombier parle d'une fuite) peut toujours être colmatée et localisée. Si je saisis autrui comme objet, un quelque chose de plein et de saisissable, je peux toujours, même atteint dans mon intégrité territoriale, réintégrer l'autre dans un effort de recentrage perpétuel, un peu comme le funambule sur son fil est en situation de perpétuel rééquilibrage grâce à son balancier. Mais l'autre est aussi regard qui juge. Si le regard me regarde, je suis immédiatement modifié, altéré par ce regard : je suis regardé, concerné au vif de mon être. " Le regard que manifestent les yeux, de quelque nature qu'ils soient, est pur renvoi à moi-même. Ce que je saisis immédiatement lorsque j'entends craquer les branches derrière moi, ce n'est pas qu'il y a quelqu'un, c'est que je suis vulnérable, que j'ai un corps qui peut être blessé, que j'occupe une place et que je ne puis, en aucun cas, m'évader de l'espace où je suis sans défense, bref que je suis vu " Mais que signifie pour moi être vu ? Sartre prend l'exemple de celui qui regarde par le trou d'une serrure. Sur l'instant, il n'a aucune conscience claire de soi. Il est trop occupé par ce qu'il fait, comme englué dans le monde. Je suis celui qui regarde par la serrure mais je ne le sais pas. Je suis conscience des choses. Derrière cette porte un spectacle est à voir, une conversation à entendre. Ma conscience colle à mes actes, est mes actes. Je ne pense qu'à la fin à atteindre et au moyen de la réaliser. Je suis en situation, à la fois facticité (englué dans le monde) mais liberté (rien d'extérieur à moi ne m'oblige à regarder). Or, quelqu'un survient. On me regarde. Soudain, je prends conscience de ce que je fais. Je me vois, parce qu'on me voit. J'existe sur le même plan que les objets inertes : je suis l'objet d'un regard, objet pour autrui. J'ai honte et dans la honte je découvre le regard d'autrui et moi-même au bout de ce regard. Je ne suis plus libre : je suis objet. Le regard de l'autre me saisit et me fige. Il me saisit dans ma situation c'est à dire dans le monde et à partir de lui sur le même plan que les choses. Pour l'autre, je suis penché sur la serrure comme cet arbre est incliné par le vent. J'ai un dehors, une nature. Pour l'autre j'existe non seulement comme objet de regard mais comme cette chose vue à l'état de voyeur. Moi qui n'étais que libre projet, je suis figé dans un état qui ne me laisse plus libre d'agir. Si désormais j'agis, ce sera par rapport à l'autre, comme par exemple celui qui se cache pour ne pas être vu comme voyeur, jaloux, honteux. J'entre dans le cycle infernal de l'aliénation : je suis pour l'autre.

    Mais en même temps je suis réellement cette honte. L'Autre me fait être. Comme Sartre l'écrira dans Le Sursis : " On me voit donc je suis (…) Celui qui me voit… me fait être ; je suis comme il me voit ". Tout le problème est que l'autre me fait être à sa convenance, peut me déformer à volonté. C'est le drame des personnages de Huis Clos qui, sans miroir, ne peuvent se voir que dans le miroir déformant du regard de l'autre.

    La dialectique du regard commande toutes les relations concrètes avec autrui.
b) Le désir.
C'est le rapport en-soi, pour-soi. Si l'objet est en soi, l'homme est à la fois en-soi et pour-soi. L'objet ne pense pas le monde extérieur, ne se pense pas lui-même. Il est enfermé en lui-même. Il est en soi. L'homme, lui, réfléchit, se voit, juge le monde et se juge lui-même : il est pour soi. Notre situation de pour-soi nous donne la responsabilité de penser le monde, de le juger, de le choisir. L'homme est libre et doit assumer cette liberté. Si l'homme vivait seul, ce serait sans problème. Le monde n'existerait que pour lui. Mais, nous venons de le voir, il y a les autres et nous devons tenir compte de la pensée des autres. Le regard que je jette sur le monde est contredit par le regard que les autres jettent sur lui. Entre ma pensée et celle des autres s'établit un conflit : nos visions du monde faisant exister le monde différemment, la liberté de l'autre tend à supprimer la mienne en détournant les choses de leur signification que je leur donne, en leur en accordant d'autres.
Or, nous venons de le dire l'autre me juge, me pense, fait de moi l'objet de sa pensée. Je dépends de lui. Sa liberté me réduit à l'état d'objet, d'en-soi. " Je suis en danger. Et ce danger est la structure permanente de mon être pour autrui ". En un certain sens, je pourrais jouir de cet esclavage sous le regard d'autrui car je perds ma position de sujet libre, je suis devenu objet. Mais ce n'est qu'une illusion. Car je ne peux échapper à ma position de sujet. Ma réduction à l'état d'objet ne le permet pas. Pire, elle sollicite ma position de sujet et ceci pour deux raisons :
Pendant que l'autre me juge et fait de moi son objet je le juge aussi c'est à dire que je fais de lui mon objet.
  • En me pensant, l'autre établit un jugement sur moi, jugement dont je vais tenir compte désormais pour me connaître. Autrement dit, l'autre m'oblige à me voir à travers sa pensée comme je l'oblige réciproquement à se voir à travers la mienne.

    Je dépends de l'autre qui dépend de moi. Ce cycle est infernal : " l'enfer c'est les autres ", dira Huis Clos. Et L'être et le Néant ajoute " l'essentiel des rapports entre les consciences, c'est le conflit ". Plus une conscience se sent coupable, plus elle aura tendance à charger autrui pour se défendre de son jugement. Les bourreaux de Mort sans sépulture, par exemple, veulent faire croire aux victimes qu'elles sont coupables.

    Comment échapper à cela ? Il est possible d'envisager une situation idéale où le conflit se désamorce. C'est l'amour.
  • L'amour.

    On a vu que, habituellement, j'ai à redouter le jugement d'autrui car il fait de moi son objet. Comme, en même temps, je fais de lui mon objet, cette dépendance est réciproque. Nous nous craignons l'un l'autre dans une situation de conflit. L'amour apparaît comme une solution. Je veux être l'objet de l'autre puisque je veux qu'il m'aime. Je veux donc qu'il soit sujet. Or l'autre veut également que je l'aime, que je fasse de lui mon objet. Quand j'accepte de perdre mes prérogatives de sujet, l'autre accepte que je sois sujet, son sujet. L'existence de deux sujets devient alors possible dans une situation d'équilibre.

    " Au lieu de nous sentir de trop, nous sentons à présent que cette existence est reprise et voulue dans ses moindres détails par une liberté absolue qu'elle conditionne en même temps — et que nous voulons nous-mêmes avec notre propre liberté. C'est là le fond de la joie d'amour, lorsqu'elle existe : nous sentir justifiés d'exister ". Pourtant il s'agit là d'une illusion. En effet, si l'autre m'aime, il me déçoit par son amour même. Je voulais être son objet privilégié mais en fait il m'éprouve comme un sujet dont il est l'objet et non l'inverse. Et Sartre de conclure : " les amants demeurent chacun l'un pour l'autre dans une subjectivité totale ". Tel est l'équilibre de l'amour : deux sujets qui demeurent à l'intérieur d'eux-mêmes sans s'atteindre mais qui, comme ils sont deux sujets, se sentent en équilibre dans l'illusion d'être deux sujets et deux sujets seulement. Il n'y a plus de conflit mais une illusion, une duperie. La preuve en est qu'il suffit que surgisse le regard d'un tiers pour que tout s'écroule car sous le regard d'un tiers, les amants deviennent objets et ne peuvent plus apparaître uniquement comme pur sujet de l'autre. " Il suffit que les amants soient regardés ensemble par un tiers pour que chacun éprouve l'objectivisation non seulement de soi-même mais de l'autre (…). L'amour est un absolu perpétuellement relativisé par les autres. " Dans l'amour, on se donne l'illusion d'être deux sujets mais le regard d'un tiers nous met en évidence que nous sommes deux objets, que la situation donc conflictuelle de deux êtres sujets et objets subsiste. Autrement dit, un couple solitaire peut, sur le mensonge, édifier un équilibre plus ou moins stable. Avec le tiers, l'illusion se dissipe nécessairement comme l'illustre le trio de Huis Clos : l'amour est impossible à trois. Ainsi, l'amour réel (et non idéalisé) ne peut qu'osciller entre deux extrêmes : le masochisme (où on se fait objet) ou le sadisme (où on se fait sujet). Le désir " moyen " ou " normal " est toujours sado-masochiste. Mais l'indifférence et la haine ne valent pas mieux.
  • L'indifférence.

    C'est une autre illusion. Même si je fais semblant de croire que l'autre ne m'intéresse pas, je ne peux m'empêcher de le penser, de rester un sujet qui le considère comme objet. Ma seule pensée fait de la présence de l'autre un objet. De plus, je ne peux non plus cesser d'être objet de l'autre. L'indifférence ne libère pas d'autrui. Elle est une autre illusion.
  • La haine.

    La haine vise à supprimer l'autre comme sujet me pensant. Mais c'est encore un échec. Car, justement, haïr, c'est reconnaître qu'on ne peut supprimer l'autre, que cet autre est un sujet contre lequel je ne peux rien d'autre qu'élever des cris, des malédictions et la violence est l'aveu de mon incapacité à le faire disparaître. Ni l'amour, ni la haine, ni l'indifférence, ne peuvent faire sortir les hommes de l'enfer dans lequel nous sommes tous plongés puisqu'il y a les autres, puisque nous devons tenir compte de leur présence et de leurs jugements.
  • Le désir.

    Dans L'être et le Néant, Sartre écrit : " L'homme qui désire existe son corps d'une manière particulière et, par là, il se place à un niveau particulier d'existence. En effet, chacun conviendra de ce que le désir n'est pas seulement envie, claire et translucide envie qui vise à travers notre corps un certain objet. Le désir est défini comme trouble. Et cette expression de trouble peut nous servir à mieux déterminer sa nature : on oppose une eau trouble à une eau transparente ; un regard trouble à un clair regard. L'eau trouble est toujours de l'eau ; elle a gardé la fluidité et les caractères essentiels ; mais sa translucidité est " troublée " par une présence insaisissable qui fait corps avec elle, qui est partout et nulle part et qui se donne comme un empâtement de l'eau par elle-même ". L'empâtement n'est autre que la chute du pour-soi vers l'en-soi. C'est la conscience qui fait corps. Le désir dont il s'agit, ce n'est pas la faim ou la soif. Manger ou boire, c'est assouvir sa faim ou sa soif, la réaliser en même temps qu'on la supprime. Le désir sexuel est d'une autre nature. Boire, manger renvoient à des désirs secs et clairs. Le désir, lui, " me compromet ". Je suis complice de mon désir. Le désir est chute dans la complicité avec le corps. Dans le désir la conscience est empâtée. On se laisse envahir par le corps. On cesse de le fuir. Il y a un consentement passif au désir. Le corps envahit la conscience, la rend opaque à elle-même. Le désir vous prend, vous submerge, vous transit. La faim ne submerge pas. Le désir est consentement au désir. La conscience est comme alourdie, elle glisse vers un état comparable au sommeil. Le désir me dévoile à ma contingence de corps : la chair. Le désir est désir de l'autre. Le désir requiert l'autre, même s'il est absent. " J'essaie d'envoûter l'Autre et de le faire apparaître ; et le monde du désir esquisse en creux l'Autre que j'appelle ". Mais de cet autre je ne peux jamais saisir la conscience. Ainsi, je peux saisir non son regard mais seulement ses yeux. Le désir se veut possession d'un au-delà et il est dès lors voué à l'échec. Je veux l'autre comme sujet mais je n'ai que son corps. Je puis alors choisir librement de me faire submerger par la chair, vouloir le corps de l'autre. C'est le sadisme, par exemple. Mais c'est encore un échec car alors le corps de l'Autre n'est plus un Autre, c'est un corps qui est là pour rien, c'est une contingence. Ce n'est plus un Autre.

    Ainsi, l'illusion est générale. Mais " l'enfer c'est les autres " ne signifie pas que moi seul, c'est le Paradis car je suis, moi aussi, pris dans le cercle infernal du regardant / regardé, reflétant / reflété puisque je ne suis pas une conscience isolée, mais un être pour l'Autre, sujet menacé d'aliénation. On ne peut sortir de ce cercle, sauf à se prétendre Dieu, justifié d'exister, ce qui serait encore une illusion.
  • 7) La liberté.

    La liberté se confond pratiquement avec l'existence de la conscience c'est à dire, pour Sartre, avec celle du pour-soi. Toute philosophie de l'existence postule la liberté comme principe, non seulement de l'action (de la praxis) mais aussi de la réflexion. L'existence est liberté et même elle ne peut être que liberté. Elle l'est comme conscience qui se pose pour soi et non comme chose : la chose qui n'est que ce qu'elle est ne saurait être libre. Un arbre ne peut jamais qu'être l'arbre qu'il est. Pour l'homme, rien de tel, son existence n'est soutenue par rien, elle est même selon le mot de Heidegger le " lieu-tenant du rien ", ce qui veut dire d'abord que la liberté n'est elle-même rien de tangible, rien de substantiel. Heidegger écrivait dans De l'essence de la vérité que l'homme n'a pas de liberté, mais que la liberté " a ", possède, dans tous les sens du mot l'homme. Pour Sartre, la liberté est un absolu qui ne se choisit pas (et pour cause ! elle est condition de tout choix). L'homme ne peut qu'être libre. " L'homme ne saurait être tantôt libre, et tantôt esclave : il est tout entier et toujours libre ou il ne l'est pas ", ce que Sartre exprime sous la formule répétée inlassablement, aussi bien dans L'être et le Néant que dans ses romans : je suis condamné à être libre. Ainsi la liberté n'est pas quelque chose dont je puisse jouir à mon gré : je ne suis pas plus ou moins libre comme je suis plus ou moins riche, plus ou moins compétent etc. Dans la liberté s'éclaire l'existence toute entière comme précédant et rendant possible toute qualité ou toute faculté.

    Mais si la liberté n'a pas d'essence, si elle n'est rien en soi, comment peut-elle se décrire ? Peut-on même en parler alors que le mot comme tout mot renvoie à un concept ? La liberté n'est pas d'abord une notion : c'est mon existence même dans la mesure où je suis celui qui me fait être. C'est ce projet même qui s'appelle liberté, projet qui ne se réalise pas dans l'intimité douillette d'un ego renfermé sur lui-même, mais s'accomplit comme être-au-monde, c'est à dire être-pour-autrui " en situation ". Rappelons en effet que, pour Sartre, tout est dehors. Quels que soient les motifs de mon action, quelle que soit leur efficacité et leur capacité à me déterminer, ces motifs restent " dehors ", présents à ma conscience mais jamais dans celle-ci. Avoir un motif d'agir, c'est toujours le viser " l'intentionner " ; je n'habite jamais ma conscience comme un plein ou, si l'on veut, un intérieur meublé ; la conscience habite le monde comme " décompression d'être ", trou dans la densité du monde et des choses. Ainsi je suis libre non seulement par rapport à ce monde, auquel je suis pourtant lié indéfectiblement, mais aussi par rapport à ce " moi " qui n'est jamais tout à fait moi, du moins ne l'est pas à la manière dont un arbre est lui-même et rien que cela.

    Mais en même temps que je me découvre libre, je découvre cette liberté " rongée " par elle-même. Aucun de mes projets ne peut s'identifier à cette liberté puisque à tout moment je peux " néantiser " ce projet, c'est à dire le dépasser, en faire un passé, une " essence " (selon le mot de Hegel, que reprend Sartre, " Wesen — l'essence — est ce qui est gewesen, passé "). Le choix du projet ne peut jamais être justifié : il est absurde. La seule chose que ne puisse choisir la liberté c'est de ne pas choisir ; choisissant, elle s'engage dans une situation ; situation qu'elle dévoile mais qu'elle ne peut jamais éluder ; situation qui lui donne lieu de se déployer mais dont elle n'est jamais totalement maîtresse. Choisir, ce n'est en effet jamais possible qu'à partir du monde qui se dévoile et dont je suis solidaire (c'est exactement ce que Sartre nomme situation). J'en suis solidaire parce que ce monde m'implique, sans toutefois jamais me déterminer ; parce que jetés ou délaissés à ce monde nous ne pouvons jamais reprendre notre existence comme fondement d'elle-même. Il y a, écrit Sartre, une contingence de la liberté ou du pour-soi : c'est le fait même qu'il y ait liberté et ce fait n'est jamais produit par nous. La conscience libre n'est pas Dieu, " plein d'être " mais trou, " fuite ", exil.

    Ainsi la liberté a deux faces :
  • Elle est liberté inconditionnée qui se dévoile comme l'irruption d'une conscience pour laquelle tout " est dehors ".
  • Elle est liberté en situation qui se révèle envers et contre tout par cela même qu'elle peut être réduite au néant dans un monde hostile et pourtant, même réduite, ne cesse jamais d'être libre.

    Dans un texte célèbre paru en septembre 1944 dans le journal Les Lettres Françaises qu'avaient fondé dans la clandestinité de l'occupation Louis Aragon et Jean Paulhan, Sartre écrit " Jamais nous n'avons été plus libres que sous l'occupation allemande ". Cette phrase parut le type même du paradoxe scandaleux, provoquant. En fait, le paradoxe n'est qu'apparent. Il implique pour être saisi une notion nouvelle de la liberté : il ne suffit pas d'être libre au sens politique pour être libre au sens métaphysique. Outre que la zone dite " libre " était tout aussi asservie que la zone occupée, la liberté surtout se conquiert, est tout entier un combat, pour reprendre le titre du journal que Camus dirigea à la libération. Or elle ne peut se conquérir que contre l'asservissement. Dans L'être et le Néant paru durant l'occupation allemande, Sartre écrivait déjà : " Ôtez la défense de circuler dans les rues après le couvre-feu et que pourra bien signifier pour moi la liberté (qui m'est conférée, par exemple, par un sauf conduit) de me promener la nuit ? " Aussi bien nous ne naissons libres que parce que la liberté n'est pas un droit octroyé mais un fait auquel nous sommes condamnés. Encore faut-il assumer ce fait, ne pas se le masquer. Dès lors la liberté ne s'éprouve vraiment que dans une situation limite. La situation n'est pas un simple cadre pour une liberté indépendante, autonome ; elle est la définition ou délimitation même, ce à partir d'où commence la liberté.

    Certes la liberté est l'ensemble de toutes les libertés (liberté de parole, de travail, de déplacement, de religion etc.) mais l'expérience du totalitarisme nous apprend au moins ce fait positif : que la liberté ne peut se marchander, qu'elle ne se décompose pas. Elle est l'existence même, le " tout ou rien ", le choix permanent qui oblige chacun, à chaque instant et à propos de chaque obstacle ou faveur, à se faire être : " puisque nous étions traqués, chacun de nos gestes avait le poids d'un engagement." Passer de la liberté à l'engagement n'est pas passer du coq à l'âne : il y a même une continuité directe : toute liberté étant en situation c'est à dire jetée au monde, l'engagement n'est que la conséquence sur le plan humain et social d'un tel état de fait.

    Il est essentiel de comprendre l'engagement au sens existentialiste comme un état de fait, lié à la condition humaine comme telle. Nous sommes condamnés à l'engagement, comme nous sommes condamnés à être libres ; l'engagement n'est pas l'effet d'une décision volontaire, d'un choix qui lui préexisterait. Je ne décide pas d'être ou non engagé, je suis toujours déjà engagé, comme je suis jeté au monde. L'engagement et le délaissement sont un seul et même état de fait. Cette précision est fondamentale car c'est sur cette conception de l'engagement que l'existentialisme affirme ses positions. L'engagement n'est pas l'enrôlement, ni même l'adhésion à tel ou tel parti politique. Il n'est pas même déterminé car il refuse justement la réduction de la situation humaine à un déterminisme des causes et des choses. En ce sens l'engagement existentialiste s'oppose au matérialisme selon lequel l'homme n'est que le reflet d'une situation de base économico-sociale. Mais il s'oppose aussi à l'idéalisme qui postule la contingence de toute situation par rapport à l'éternité d'une " nature humaine ". On ne peut pas, pour Sartre, ne pas être engagé : même la retraite de l'artiste au sein de sa " tour d'ivoire ", ou le pseudo désintéressement du scientifique livré à " l'objectivité " de ses expériences, est un engagement de facto car il n'est pas possible d'exister sans être en quelque manière engagé.

    Être engagé, c'est exactement être embarqué, être jeté au monde, qu'on le veuille ou non ; c'est à dire du même coup être libre (je ne choisis pas d'être libre), en tant que je me projette, à partir de cet être jeté, mon propre avenir, et que du même coup je peux rencontrer, au sein de ce projet repris et compris, un présent. Si l'engagement prend pour l'homme le plus souvent une teinte politique, c'est qu'il existe politiquement ou que, comme le disait Aristote, il est un animal politique. Seul, parmi les animaux, l'homme existe et son mode d'exister-ensemble diffère fondamentalement des modes animaux d'organisation, du type ruche ou fourmilière. Car cet être-ensemble, en une communauté de sujets, n'est jamais un statu quo déterminé intégralement et pour l'éternité : les institutions sont toujours historiques, et non naturelles ; il n'y a pas de nature humaine pré-existant à l'existence sociale de l'homme, ce qui veut aussi bien dire qu'il n'y a pas de nature " sociale " préexistant à l'existence historique de l'individu. Au départ, il y a la liberté à laquelle l'homme est " en proie ", jeté ; ce qui ne veut pas dire que cette liberté existe comme un " état des choses ", indépendamment de l'existence historique. Les matérialistes (marxistes) objectent à Sartre que si l'homme est toujours déjà libre il n'a plus besoin de se libérer (par un engagement) et que la liberté de départ peut couvrir toutes les aliénations historiques : si on est d'avance libre, pourquoi aurait-on besoin, en plus, de se libérer ? Sartre répondra dans Matérialisme et Révolution : " Si l'homme n'est pas originellement libre, on ne peut même pas concevoir ce que pourrait être sa libération ". Mais, ajoute-t-il " ce n'est pas sous le même rapport que l'homme est libre et enchaîné ". Être enchaîné suppose une liberté préalable aliénée, de même que la conscience de l'aliénation est le premier pas qui mène à une effective libération ; je ne peux pas me libérer malgré moi. La libération est la face objective d'une liberté subjective qui précède et rend possible toute libération.

    Pour Sartre l'engagement se confond pratiquement avec l'ouverture des Temps Modernes, revue qu'il fonda à la libération où il écrit : " L'écrivain est en situation dans son époque : chaque parole a des retentissements. Chaque silence aussi. Je tiens Flaubert et Goncourt pour responsables de la répression qui suivit la Commune parce qu'ils n'ont pas écrit une ligne pour l'empêcher. Ce n'était pas leur affaire, dira-t-on. Mais le procès de Calas, était-ce l'affaire de Voltaire ? La condamnation de Dreyfus, était-ce l'affaire de Zola ? L'administration du Congo, était-ce l'affaire de Gide ? Chacun de ces auteurs, en une circonstance particulière de sa vie a mesuré sa responsabilité d'écrivain.". Si l'homme est libre, la seule façon pour le juger est de se poser cette unique question : savoir si l'homme s'est déterminé librement. Par là même il y a une universalité humaine en ce sens que tout projet (celui d'un Chinois comme celui d'un européen) est compréhensible, en tant que libre. Or justement cette universalité tient aussi au fait que, lorsque j'agis, j'engage les autres.

    Pour Sartre, l'acte libre, c'est l'acte de l'homme qui engage l'humanité par ses actions. Si l'homme est absolument libre de choisir ses valeurs (car il n'est pas de nature humaine ni de déterminisme dans l'action), lorsque je choisis, je choisis une certaine façon d'être de l'homme, je choisis donc autrui, je choisis tous les hommes. Sartre dira " Il n'est pas un seul de nos actes qui, en créant l'homme que nous voulons être, ne crée en même temps, une image de l'homme tel que nous estimons qu'il doit être ". L'homme ne porte pas seulement la responsabilité totale de son existence, il porte aussi celle de l'existence de tous les autres. On comprend la gravité de l'engagement et l'angoisse qu'elle suscite. Par exemple, se marier, c'est clamer à la face du monde que le mariage a de la valeur, c'est engager autrui à faire de même. Chacun de nos actes met en jeu le sens du monde et la place de l'homme dans l'univers sans que nous ayons la moindre valeur préétablie pour nous guider, puisque l'athéisme sartrien suppose que nulle valeur morale ne se fonde en quelque Dieu que ce soit. Nous sommes libres sans aucune valeur préétablie. Tout doit être inventé. Il faut se créer, créer ses normes sans justification et sans excuse. Tout doit être inventé et chaque choix engage l'humanité. Par là apparaissent à la fois la possibilité de créer une communauté humaine et le sens de la liberté. " En voulant la liberté nous découvrons qu'elle dépend entièrement de la liberté des autres et que la liberté des autres dépend de la nôtre. " En effet, je suis à chaque instant obligé de faire des actes exemplaires. Tout se passe comme si l'humanité avait les yeux fixés sur ce que je fais et se réglait sur ce que je fais. On voit le caractère exemplaire que confère à nos actes leur caractère d'engagement. Tel est l'homme libre : celui qui accepte d'être responsable de ses actes en engageant l'humanité. Tous ne l'acceptent pas, d'où la mauvaise foi par laquelle l'homme essaie d'échapper à sa responsabilité, à sa liberté.
Les principales œuvres.
  • L'imagination (1936)
  • La Nausée (1938)
  • Le Mur (1939)
  • L'imaginaire (1940)
  • Les Mouches (1943)
  • L'Etre et le Néant (1943)
  • Huis Clos (1945)
  • Morts sans sépulture (1946)
  • Baudelaire (1947)
  • Les mains sales (1948)
  • Critique de la raison dialectique (1960)
  • Les mots (1964)
  • Situations (1947-1965)
  • L'Idiot de la famille (1971-1972)
  • Cahiers pour une morale (posthume, publié en 1983)
haut de page   
http://www.cyberphilo.com/def/existentialisme.html