Jean-Paul Sartre
L'Existentialisme est un humanisme
Jean-Paul Sartre 1946                     

la mauvaise foi et l'exemple du garçon de café
Par là je pense, contrairement à la philosophie de Descartes, contrairement à la philosophie de Kant, nous nous atteignons nous-mêmes en face de l'autre, et l'autre est aussi certain pour nous que nous-mêmes. Ainsi l'homme qui s'atteint directement par le cogito découvre aussi tous les autres et il les découvre comme la condition de son existence. Il se rend compte qu'il ne peut rien être (au sens où on dit qu'on est spirituel ou qu'on est méchant, ou qu'on est jaloux) sauf si les autres le reconnaissent comme tel. Pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut que je passe par l'autre. L'autre est indispensable à mon existence, aussi bien d'ailleurs qu'à la connaissance que j'ai de moi.
Dans ces conditions, la découverte de mon intimité me découvre en même temps l'autre, comme une liberté posée en face de moi, qui ne pense et qui ne veut que pour ou contre moi. Ainsi, découvrons-nous tout de suite un monde que nous appellerons l'intersubjectivité et c'est dans ce monde que l'homme décide ce qu'il est et ce que sont les autres.
En outre, s'il est impossible de trouver en chaque homme une essence universelle qui serait la nature humaine, il existe pourtant une universalité humaine de condition. Ce n'est pas par hasard que les personnes d'aujourd'hui parlent plus volontiers de la condition de l'homme que de sa nature. Par condition ils entendent avec plus ou moins de clarté l'ensemble des limites a priori qui esquissent sa situation fondamentale dans l'univers. Les situations historiques varient : l'homme peut naître esclave dans une société païenne ou seigneur féodal ou prolétaire. Ce qui ne varie pas, c'est la nécessité pour lui d'être dans le monde, d'y être au travail, d'y être au milieu des autres et d'y être mortel. (...) En conséquence, tout projet, quelque individuel qu'il soit a une valeur universelle.
Lorsqu'on considère un objet fabriqué, comme par exemple un livre ou un coupe-papier, cet objet a été fabriqué par un artisan qui s'est inspiré d'un concept; il s'est référé au concept de coupe-papier, et également à une technique de production préalable qui fait partie du concept, et qui est au fond une recette. Ainsi, le coupe-papier est à la fois un objet qui se produit d'une certaine manière et qui, d'autre part, a une utilité définie, et on ne peut pas supposer un homme qui produirait un coupe-papier sans savoir à quoi l'objet va servir. Nous dirons donc que, pour le coupe-papier, l'essence — c'est-à-dire l'ensemble des recettes et des qualités qui permettent de le produire et de le définir — précède l'existence; et ainsi la présence, en face de moi, de tel coupe-papier ou de tel livre est déterminée. Nous avons donc là une vision technique du monde, dans laquelle on peut dire que la production précède l'existence. [...]
L'existentialisme athée, que je représente, [...] déclare que si Dieu n'existe pas, il y a au moins un être chez qui l'existence précède l'essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept et que cet être c'est l'homme ou, comme dit Heidegger, la réalité-humaine (1). Qu'est-ce que signifie ici que l'existence précède l'essence ? Cela signifie que l'homme existe d'abord, se rencontre, surgit dans le monde, et qu'il se définit après. L'homme, tel que le conçoit l'existentialiste, s'il n'est pas définissable, c'est qu'il n'est d'abord rien. Il ne sera qu'ensuite, et il sera tel qu'il se sera fait. Ainsi, il n'y a pas de nature humaine, puisqu'il n'y a pas de Dieu pour la concevoir. L'homme est non seulement tel qu'il se conçoit, mais tel qu'il se veut, et comme il se conçoit après l'existence, comme il se veut après cet élan vers l'existence, l'homme n'est rien d'autre que ce qu'il se fait. Tel est le premier principe de l'existentialisme. [...]
Nous voulons dire que l'homme existe d'abord, c'est-à-dire que l'homme est d'abord ce qui se jette vers un avenir, et ce qui est conscient de se projeter dans l'avenir. L'homme est d'abord un projet qui se vit subjectivement, au lieu d'être une mousse, une pourriture ou un chou-fleur; rien n'existe préalablement à ce projet; rien n'est au ciel intelligible (2), et l'homme sera d'abord ce qu'il aura projeté d'être.
(1) Réalité-humaine : traduit l'allemand Dasein (littéralement «être-là»), qui désigne le mode d'existence de l'homme, en tant que ce qu'il est reste en projet. (2) Au ciel intelligible : dans le ciel des Idées, où résident, selon Platon, les essences de toutes choses.

Sartre L’existentialisme est une doctrine qui rend la vie humaine possible et qui déclare que toute vérité et toute action impliquent un milieu et une subjectivité humaine. L’existentialisme est assimilé, à tort, à laideur, naturalisme et tristesse alors que cette doctrine laisse une possibilité de choix à l’homme, au contraire de ce pessimisme ambiant: il ne faut pas lutter contre la force, entreprendre au-dessus de sa condition, toute action hors des traditions étant un romantisme voué à l’échec.

Contrairement à cette mode qui lui a ôté tout sens, l’existentialisme est austère et destiné aux philosophes. Existentialistes chrétiens et athées et estiment que l’existence précède l’essence, ou qu’il faut partir de la subjectivité (contrairement aux outils inscrits dans une vision technique du monde où la production précède l’existence). Muni du concept de Dieu créateur, l’homme réalise un certain concept qui est dans l’entendement humain, comme pour les outils. Au XVIIIè siècle, malgré l’athéisme des philosophes (Diderot, Voltaire, Kant), l’homme reste possesseur d’une nature humaine, concept universel de l’homme.
L’existentialisme athée est plus cohérent : sans Dieu, un être existe chez qui l’existence précède l’essence : l’homme, la réalité humaine existent avant de pouvoir être définis par aucun concept. L’homme surgit dans le monde puis se définit après. L’homme n’est pas définissable puisqu’il n’est d’abord rien : il ne sera qu’ensuite, et il sera tel qu’il se sera fait. Il est tel qu’il se conçoit et tel qu’il se veut, après cet élan vers l’existence; cette subjectivité qui est le premier principe de l’existentialisme apporte à l’homme une plus grande dignité : l’homme existe d’abord; il est d’abord ce qui se jette vers un avenir et ce qui est conscient de se projeter dans l’avenir; l’homme est d’abord un projet qui se vit subjectivement. L’existence précédant l’essence, l’homme est responsable de son existence et de tous les hommes. ce subjectivisme n’est pas le choix du sujet individuel par lui-même mais notre impossibilité de dépasser la subjectivité humaine, ce qui est le sens profond de l’existentialisme. En se choisissant, chaque homme choisit tous les hommes : chaque acte, en créant l’homme que nous voulons être, crée en même temps une image de l’homme tel que nous estimons qu’il doit être. Choisir, c’est affirmer la valeur de son choix, car ce que nous choisissons est toujours le bien, et rien en peut être bon pour nous sans l’être pour tous. L’existence précédant l’essence, et voulant exister en même temps que nous façonnons notre image, cette image a une valeur universelle : notre responsabilité engage donc l’humanité entière. En me choisissant, je choisis l’homme.
L’homme est donc angoisse car il ne saurait échapper au sentiment de s totale et profonde responsabilité, à moins de mentir, et donc d’attribuer une valeur universelle au mensonge. L’angoisse masquée est ce que Kierkegaard nommait l’angoisse d’Abraham : rien ne me désigne pour être Abraham et pourtant je suis obligé à chaque instant de faire des actes exemplaires. Car, qui prouve que je suis bien désigné pour imposer ma conception de l’homme et mon choix à l’humanité ? Je ne trouverai jamais aucune preuve pour m’en convaincre; et si je considère que tel acte est bon, c’est moi qui choisirai de dire que cet acte est bon, plutôt que mauvais. Tout se passe comme si, pour tout homme, toute l’humanité avait les yeux fixés sur ses actes et se réglait sur eux. Et chacun doit se demander s’il est bien celui qui a le droit d’agir de telle sorte que l’humanité se règle sur ses actes. L’angoisse ne conduit pas à l’inaction, elle est la condition même de notre action; car cela suppose d’envisager une pluralité de possibilités, et en en choisissant une, elle n’a de valeur que parce qu’elle a été choisie.
La non-existence de Dieu oblige à en tirer les conséquences jusqu’au bout, à l’opposé d’une morale laïque qui, ayant supprimé Dieu, en conserva les valeurs comme inscrites a priori (le radicalisme) : rien ne sera changé si Dieu n’existe pas. Or, avec Dieu disparaît toute possibilité de trouver des valeurs dans un ciel intelligible, puisque nous sommes sur un plan où il y a seulement des hommes. Tout est permis si Dieu n’existe pas, l’homme est délaissé, ne trouvant ni en lui ni hors de lui une possibilité de s’accrocher. Si l’existence précède l’essence, on ne pourra jamais expliquer par rapport à une nature humaine donnée et figée; il n’y a pas d déterminisme, l’homme est libre, l’homme est liberté. Sans Dieu nous ne trouvons pas en face de nous des valeurs légitimant notre conduite. Nous n’avons donc ni derrière ni devant nous de justifications : nous sommes seuls, sans excuses. L’homme est condamné à être libre. Condamné, parce qu’il ne s’est pas créé lui-même, et par ailleurs cependant libre, parce qu’une fois jeté dans le monde, il est responsable de tout ce qu’il fait. L’homme est donc aussi responsable d sa passion qui ne peut l’excuser de ses actes. Il est aussi sans secours de signes qui l’orienteraient, car il déchiffre lui-même le signe comme il lui plaît. L’homme est donc condamné à chaque instant à inventer l’homme : l’homme est l’avenir de l’homme. Il est délaissé.
Un sentiment qui se joue ou un sentiment qui se vit sont deux choses presque indiscernables (Gide), car le sentiment se construit par les actes qu’on fait. Je ne puis donc i chercher en moi l’état authentique qui me poussera à agir, ni demander à une morale les concepts qui me permettront d’agir. De même, choisir le conseiller, c’est encore s’engage soi-même. Le conseil existentialiste sera que l’on est libre, qu’il faut choisir, inventer. Il n’y a pas de signe dans le monde, aucune morale générale ne peut indiquer ce qu’il y a à faire. Et s’il y a des signes, c’est moi-même qui choisis le sens qu’ils ont. Le délaissement implique que nous choisissons nous-mêmes notre être. Le délaissement va avec l’angoisse.
Le désespoir veut dire que nous nous bornerons à compter sur ce qui dépend e notre volonté ou sur l’ensemble des probabilités qui rendent notre action possible.
A partir du moment où les possibilités que je considère ne sont pas rigoureusement engagées par mon action, je dois m’en désintéresser, parce qu’aucun Dieu, aucun dessein ne peut adapter le monde et ses possibilités à ma volonté. Se vaincre plutôt soi-même que le monde : agir sans espoir. Les choses sont telles que l’homme a décidé qu’elles soient : je ne dois pourtant pas m’abandonner au quiétisme; mais m’engager. Il n’est pas besoin d’espérer pour entreprendre : il n’y a de réalité que dans l’action et l’homme n’est rien d’autre que son projet, il n’existe que dans la mesure où il se réalise : il n’est que l’ensemble de ses actes, que sa vie. Pour l’existentialisme, il n’y a pas d’amour autre que celui qui se construit, de possibilité d’amour que celle qui se manifeste dans un amour, de génie autre que celui qui s’exprime dans des œuvres d’art. Seule compte la réalité; rêves, attentes déçues et espoirs définissent l’homme en négatif, en espoirs avortés. Contrairement à Zola, lorsque l’existentialiste décrit un lâche, il dit que ce lâche est responsable de sa lâcheté, et on à cause d’un déterminisme; parce qu’il s’est construit comme lâche par ses actes.
L’existentialisme part de la subjectivité car la seule vérité consiste à se saisir sans intermédiaire. Il n’y a de vérité que celle-ci : je pense donc je suis. A la différence du matérialisme, l’existentialisme est le seul à donner une dignité l’homme, à ne pas en faire un objet, c’est-à-dire comme un ensemble de réactions déterminées. De plus, par le cogito la subjectivité n’est pas rigoureusement individuelle puisque nous découvrons par le cogito tous les autres, comme condition de notre existence. Nous ne sommes rien sauf si les autres nous reconnaissent comme tels. L’autre est indispensable à mon existence et à ma propre connaissance. Nous découvrons le monde de l’inter-subjectivité dans lequel l’homme décide ce qu’il est et ce que sont les autres.
A défaut d’une nature humaine (universelle), il existe une universalité humaine de condition : à travers l’histoire, ce qui ne varie pas, c’est la nécessité pour l’homme d’être dans le monde, au milieu d’autres et d’être mortel. Tout projet a une valeur universelle, et peut être compris par tout homme. L’universalité de l’homme n’est pas donnée mais perpétuellement construite : je choisis l’universel en me choisissant. Ce que l’existentialisme a à cœur de montrer, c’est la liaison du caractère absolu de l’engagement libre, par lequel chaque homme s réalise en réalisant un type d’humanité, engagement toujours compréhensible à n’importe quelle époque et par n’importe qui, et la relativité de l’ensemble culturel qui peut résulter d’un pareil choix; il faut à la fois marquer la relativité du cartésianisme et le caractère absolu de l’engagement cartésien.
Donc, le choix est possible dans un sens mais ne pas choisir est impossible : si je ne choisis pas, je choisis encore. L’homme se trouve dans une situation organisée, où engagé, il engage par son choix l’humanité entière. Il faut comparer le choix moral avec la construction d’une œuvre d’art, bien qu’il ne s’agisse pas d’une morale esthétique : le tableau à faire est celui qu’il aura fait; on ne peut juger la peinture qu’une fois faîte. Quand nous parlons d’un Picasso, nous ne disons jamais qu’il est gratuit : il s’est construit tel qu’il est en même temps qu’il peignait, l’ensemble de son œuvre s’incorpore à sa vie. En art et en morale, nous avons invention et création : nous ne pouvons décider a priori de ce qu’il y a à faire. L’homme se fait, il n’est pas tout fait d’abord, il se fait en choisissant sa morale et l pression de circonstances est telle qu’il ne peut pas ne pas en choisir une. L’homme se définit par rapport à son engagement : le choix ne peut être gratuit.
Chaque fois que l’homme choisit son engagement et son projet, il est impossible de lui en préférer un autre : on ne peut donc juger les autres. Mais on peut juger que certains choix sont fondés sur l’erreur et d’autres sur la vérité. Si un homme est de mauvaise foi il ne peut échapper à un jugement de vérité car son mensonge dissimule sa totale liberté d’engagement : je ne le juge donc pas moralement mais je définis ses excuses (passions, déterminisme) comme une erreur. Il est aussi de mauvaise foi s’il choisit de déclarer que certaines valeurs lui préexistent; car les vouloir et les considérer comme imposées est contradictoire.
Enfin, je peux porter un jugement moral : lorsque je déclare que la liberté à travers chaque circonstance concrète ne peut avoir d’autre but que de se vouloir elle-même, si une fois l’homme a reconnu qu’il pose des valeurs, dans le délaissement, il ne peut plus vouloir qu’une chose, c’est la liberté comme fondement de toutes les valeurs. Cela veut dire simplement que les actes des hommes de bonne foi ont comme ultime signification la recherche de la liberté en tant que telle : nous la voulons pour elle et à travers chaque circonstance particulière. Et en voulant la liberté, nous découvrons qu’elle dépend entièrement de celle des autres, et réciproquement : car, dès qu’il y a engagement, je suis obligé de vouloir en même que ma liberté la liberté des autres. Ainsi, au nom de cette volonté de liberté, impliquée par la liberté elle-même, je puis former des jugements sur ceux qui visent à se cacher la totale gratuité d leur existence, et sa totale liberté. Les sérieux ou les déterministes sont des lâches qui se cachent, tandis que ceux qui essaient de prouver que leur existence était nécessaire, alors qu’elle est la contingence même de l’apparition de l’homme sur la terre, sont des salauds. Mais lâches ou salauds ne peuvent être jugés que sur le plan de la stricte authenticité.
Malgré un contenu variable, une certaine forme de la morale est universelle. Nous pensons que des principes trop abstraits échouent pour définir l’action : la seule chose qui compte, c’est de savoir si l’invention qui se fait, se fait au nom d la liberté. On peut tout choisir si c’est sur le plan de l’engagement libre.
«Les valeurs ne sont pas sérieuses, puisque vous les choisissez» : mais si j’ai supprimé Dieu le Père, il faut bien quelqu’un pour les inventer. Car, la vie n’a pas de sens a priori. Avant que vous ne viviez, la vie, elle, n’est rien, mais c’est à vous de lui donner un sens, et la valeur n’est pas autre chose que ce sens que vous choisissez : par là il y a possibilité de créer une communauté humaine. Concernant l’humanisme, le mot a deux sens : on peut entendre par là une théorie qui prend l’homme comme fin et valeur supérieure (cf Cocteau). Nous pourrions donner une valeur à l’homme d’après les actes les plus hauts de certains hommes. Mais on ne peut admettre qu’un homme puisse porter un jugement sur l’homme, ce dont l’existentialisme nous dispense car il ne prend jamais l’homme comme fin, car il est toujours à faire. Et nous ne devons pas croire qu’il y a une humanité à laquelle nous puissions rendre un culte : le culte de l’humanité aboutit à l’humanisme fermé sur soi, et au fascisme. Mais un autre humanisme existe : l’homme est constamment hors de lui-même, c’est en se projetant et en s perdant hors de lui qu’il fait exister l’homme et, d’autre part, c’est en poursuivant des buts transcendants qu’il peut exister; l’homme étant ce dépassement et ne saisissant les objets que par rapport à ce dépassement, est au cœur, au centre de ce dépassement. Il n’y a pas d’autre univers qu’un univers humain, celui de la subjectivité humaine. Transcendance (dépassement) et subjectivité définissent l’humanisme existentialiste. Humanisme, car il n’y a d’autre législateur que l’homme-même et car le délaissement lui permettra de décider lui-même.
L’existentialisme est un effort pour tirer toutes les conséquences d’une position athée cohérente. Elle ne cherche pas du out à plonger l’homme dans le désespoir, mais part du désespoir originel (= toute attitude d’incroyance). L’existentialisme n’est un athéisme au sens où il s’épuiserait à démontrer que Dieu n’existe pas, mais déclare plutôt : même si Dieu existait, ça ne changerait rien; voilà notre point de vue. Car nous pensons que le problème n’est pas celui de l’existence de Dieu; il faut que l’homme se retrouve lui-même et se persuade que rien ne peut le sauver de lui-même, fût-ce une preuve de l’existence de Dieu. L’existentialisme est donc un optimisme, une doctrine d’action, et c’est seulement par mauvaise foi que, confondant leur propre désespoir avec le nôtre, les chrétiens peuvent nous appeler désespérés.
la mauvaise foi et l'exemple du garçon de café
« Si l’homme est ce qu’il est, la mauvaise foi est à tout jamais impossible et la franchise cesse d’être son idéal pour devenir son être : mais l’homme est - il ce qu’il est et, de manière générale, comment peut - on être ce qu’on est, lorsqu’on est comme conscience d’être ? Si la franchise, ou sincérité, est une valeur universelle, il va de soi que sa maxime: il faut être ce qu’on est ne sert pas uniquement de principe régulateur pour les jugements et les concepts par lesquels j’exprime ce que je suis. Elle pose non pas simplement un idéal du connaître mais un idéal d’être, elle nous propose une adéquation absolue de l’être avec lui-même comme prototype d’être. En ce sens il faut nous faire être comme nous sommes. Mais que sommes - nous donc si nous avons l’obligation constante de nous faire être ce que nous sommes, si nous sommes sur le mode du devoir être ce que nous sommes ? Considérons ce garçon de café. Il a le geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consommateurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix, ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d’imiter dans sa démarche la rigueur inflexible d’on ne sait quel automate, tout en portant son plateau avec une sorte de témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable et perpétuellement rompu, qu’il rétablit perpétuellement d’un mouvement léger du bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s’applique à enchaîner ses mouvements comme s’ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres, sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes : il se donne la prestesse et la rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s’amuse. Mais à quoi donc joue-t-il ? Il ne faut pas l’observer longtemps pour s’en rendre compte : il joue à être garçon de café. »
 
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