La Nausée, roman de Sartre, 1938
« Donc j'étais tout à
l'heure au Jardin public. La racine du marronnier s'enfonçait dans la terre,
juste au-dessous de mon banc. Je ne me rappelais plus que c'était une racine.
Les mots s'étaient évanouis et, avec eux, la signification des choses, leurs
modes d'emploi, les faibles repères que les hommes ont tracés à leur surface.
J'étais assis, un peu voûté, la tête basse, seul en face de cette masse noire
et noueuse, entièrement brute et qui me faisait peur. Et puis j'ai eu cette
illumination. La
Nausée, extrait
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La
chose, qui attendait, s'est alertée, elle a fondu sur moi, elle se coule en
moi, j'en suis plein. - Ce n'est rien: la Chose, c'est moi. L'existence,
libérée, dégagée, reflue sur moi. J'existe.
J'existe.
C'est doux, si doux, si lent. Et léger: on dirait que ça tient en l'air tout
seul. Ça remue. Ce sont des effleurements partout qui fondent et
s'évanouissent. Tout doux, tout doux. Il y a de l'eau mousseuse dans ma
bouche. Je l'avale, elle glisse dans ma gorge, elle me caresse - et la voila
qui renaît dans ma bouche, j'ai dans la bouche à perpétuité une petite mare
d'eau blanchâtre - discrète - qui frôle ma langue. Et cette mare, c'est
encore moi. Et la langue. Et la gorge, c'est moi.
Je vois ma main, qui s'épanouit sur la table. Elle vit - c'est moi. Elle s'ouvre, les doigts se déploient et pointent. Elle est sur le dos. Elle me montre son ventre gras. Elle a l'air d'une bête à la renverse. Les doigts, ce sont les pattes. Je m'amuse à les faire remuer, très vite, comme les pattes d'un crabe qui est tombé sur le dos. Le crabe est mort: les pattes se recroquevillent, se ramènent sur le ventre de ma main. Je vois les ongles - la seule chose de moi qui ne vit pas. Et encore. Ma main se retourne, s'étale à plat ventre, elle m'offre à présent son dos. Un dos argenté, un peu brillant - on dirait un poisson, s'il n'y avait pas les poils roux à la naissance des phalanges. Je sens ma main. C'est moi, ces deux bêtes qui s'agitent au bout de mes bras. Ma main gratte une de ses pattes, avec l'ongle d'une autre patte; je sens son poids sur la table qui n'est pas moi. C'est long, long, cette impression de poids, ça ne passe pas. Il n'y a pas de raison pour que ça passe. A la longue, c'est intolérable... Je retire ma main, je la mets dans ma poche. Mais je sens tout de suite, à travers l'étoffe, la chaleur de ma cuisse. Aussitôt, je fais sauter ma main de ma poche; je la laisse pendre contre le dossier de la chaise. Maintenant, je sens son poids au bout de mon bras. Elle tire un peu, à peine, mollement, moelleusement, elle existe. Je n'insiste pas: ou que je la mette, elle continuera d'exister et je continuerai de sentir qu'elle existe; je ne peux pas la supprimer, ni supprimer le reste de mon corps, la chaleur humide qui salit ma chemise, ni toute cette graisse chaude qui tourne paresseusement comme si on la remuait à la cuiller, ni toutes les sensations qui se promènent là-dedans, qui vont et viennent, remontent de mon flanc à mon aisselle ou bien qui végètent doucement, du matin jusqu'au soir, dans leur coin habituel. Je me
lève en sursaut: si seulement je pouvais m'arrêter de penser, ça irait déjà
mieux. Les pensées, c'est ce qu'il y a de plus fade. Plus fade encore que de
la chair. Ça s'étire à n'en plus finir et ça laisse un drôle de goût. Et puis
il y a les mots, au-dedans des pensées, les mots inachevés, les ébauches de
phrases qui reviennent tout le temps: "Il faut que je fini... J'ex...
Mort... M. de Roll est mort... Je ne suis pas... J'ex..." Ça va, ça va...
et ça ne finit jamais. C'est pis que le reste parce que je me sens
responsable et complice. Par exemple, cette espèce de rumination douloureuse:
j'existe,
c'est moi qui l'entretiens. Moi. Le corps, ça vit tout seul, une fois que ça
a commencé. Mais la pensée, c'est moi qui la continue, qui la déroule.
J'existe. Je pense que j'existe. Oh! le long serpentin, ce sentiment
d'exister - et je le déroule, tout doucement... Si je pouvais m'empêcher de
penser! J'essaie, je réussis : il me semble que ma tête s'emplit de fumée...
et voila que ça recommence:
"Fumée...
ne pas penser... Je ne veux pas penser... Je pense que je ne veux pas penser.
Il ne faut pas que je pense que je ne veux pas penser. Parce que c'est encore
une pensée."
On n'en
finira donc jamais?
Ma pensée,
c'est moi: voilà pourquoi je ne peux pas m'arrêter. J'existe par ce que je
pense... et je ne peux pas m'empêcher de penser. En ce moment même - c'est
affreux - si j'existe, c'est parce que j'ai horreur d'exister. C'est moi,
c'est moi qui me tire du néant auquel j'aspire: la haine, le dégoût
d'exister, ce sont autant de manières de me faire exister, de m'enfoncer dans
l'existence. Les pensées naissent par derrière moi comme un vertige, je les
sens naître derrière ma tête... si je cède, elles vont venir la devant, entre
mes yeux - et je cède toujours, la pensée grossit, grossit, et la voilà,
l'immense, qui me remplit tout entier et renouvelle mon existence. (...)
Je
suis, j'existe, je pense donc je suis; je suis parce que je pense, pourquoi
est-ce que je pense? je ne veux plus penser, je suis parce que je pense que
je ne veux pas être, je pense que je... parce que... pouah!
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Il est
en bras de chemise, avec des bretelles mauves;il a roulé les manches de sa
chemise jusqu'au-dessus du coude. Les bretelles se voient à peine sur la
chemise bleue, elles sont tout effacées, enfouies dans le bleu, mais c'est de
la fausse humilité: en fait, elles ne se laissent pas oublier, elles m'agacent
par leur entêtement de moutons, comme si, parties pour devenir violettes,
elles s'étaient arrêtées en route sans abandonner leurs prétentions. On a
envie de leur dire: "Allez-y, devenez violettes et qu'on n'en parle
plus." Mais non, elles restent en suspens, butées dans leur effort
inachevé. Parfois le bleu qui les entoure glisse sur elles et les recouvre
tout a fait: je reste un instant sans les voir. Mais ce n'est qu'une vague,
bientôt le bleu pâlit par places et je vois réapparaître des îlots d'un mauve
hésitant, qui s'élargissent, se rejoignent et reconstituent les bretelles.
(...)
http://www.feelingsurfer.net/garp/poesie/Sartre.LaNausee.html
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