1 |
Pensée fait la grandeur de l'homme. |
2 |
Toute la dignité de l'homme est en la pensée. Mais qu'est-ce que cette pensée? Qu'elle est sotte! La pensée est donc une chose admirable et incomparable par sa nature. Il fallait qu'elle eût d'étranges défauts pour être méprisable, mais elle en a de tels que rien n'est plus ridicule. Qu'elle est grande par sa nature! qu'elle est basse par ses défauts! |
3 |
Car enfin, qu'est-ce l'homme dans la nature ? Un néant à l'égard de l'infini, un tout à l'égard du néant, un milieu entre rien et tout. Il est infiniment éloigné des deux extrêmes ; et son être n'est pas moins distant du néant d'où il est tiré, que de l'infini où il est englouti. |
4 |
Roseau pensant. — Ce n'est point de l'espace que je dois chercher ma dignité, mais c'est du règlement de ma pensée. Je n'aurai pas davantage en possédant des terres: par l'espace, l'univers me comprend et m'engloutit comme un point; par la pensée, je le comprends. |
5 |
L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature, mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser; une vapeur, une goutte d'eau suffit pour le tuer. Mais quand l'univers l'écraserait, L'homme serait encore plus noble que ce qui le tue puisqu'il sait qu'il meurt et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien. Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C'est de là qu'il faut nous relever et non de l'espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser: voilà le principe de la morale. |
6 |
La grandeur de l'homme est grande en ce qu'il se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable. C'est donc être misérable que de se connaître misérable; mais c'est être grand que de connaître qu'on est misérable. |
7 |
Je ne sais qui m'a mis au monde, ni ce que c'est que le monde, ni que moi-même. Je suis dans une ignorance terrible de toutes choses. Je ne sais ce que c'est que mon corps, que mes sens, que mon âme ; et cette partie même de moi qui pense ce que je dis, et qui fait réflexion sur tout et sur elle-même, ne se connaît non plus que le reste. Je vois ces effroyables espaces de l'Univers qui m'enferment, et je me trouve attaché à un coin de cette vaste étendue, sans savoir pourquoi je suis plutôt placé en ce lieu qu'en un autre, ni pourquoi ce peu de temps qui m'est donné à vivre m'est assigné à ce point plutôt qu'à un autre de toute l'éternité qui m'a précédé, et de toute celle qui me suit. Je ne vois que des infirmités de toutes parts qui m'engloutissent comme un atome, et comme une ombre qui ne dure qu'un instant sans retour. Tout ce que je connais c'est ce que je dois bientôt mourir ; mais ce que j'ignore le plus c'est cette mort même que je ne saurais éviter. |
8 |
Comme je ne sais d'où je viens, aussi je ne sais où je vais ; et je sais seulement qu'en sortant de ce monde, je tombe pour jamais ou dans le néant, ou dans les mains d'un Dieu irrité, sans savoir à laquelle de ces deux conditions je dois être éternellement en partage. |
9 |
Voilà mon état plein de misère, de faiblesse, d'obscurité. Et de tout cela je conclus que je dois donc passer tous les jours de ma vie sans songer à ce qui me doit arriver, et que je n'ai qu'à suivre mes inclinations sans réflexion et sans inquiétude, en faisant tout ce qu'il faut pour tomber dans le malheur éternel au cas que ce qu'on en dit soit véritable. Peut-être que je pourrais trouver quelque éclaircissement dans mes doutes ; mais n'en veux pas prendre la peine, ni faire un pas pour le chercher ; et en traitant avec mépris ceux qui se travailleraient de ce soin, je veux aller sans prévoyance et sans crainte tenter un si grand événement, et me laisser mollement conduire à la mort dans l'incertitude de l'éternité de ma condition future. |
10 |
La dernière démarche de la raison, c'est de connaître qu'il y a une infinité de choses qui la surpassent. Elle est bien faible si elle ne va jusques là. |
11 |
Nous connaissons qu'il y a un infini, et ignorons sa nature. Comme, par exemple, nous savons qu'il est faux que les nombres soient finis. Donc il est vrai qu'il y a un infini en nombre. Mais nous ne savons ce qu'il est. Il est faux qu'il soit pair, il est faux qu'il soit impair ; car en ajoutant l'unité il ne change point de nature. Ainsi on peut bien connaître qu'il y a un Dieu sans savoir ce qu'il est : et vous ne devez pas conclure qu'il n'y a point de Dieu de ce que nous ne connaissons pas parfaitement sa nature. |
12 |
Je ne me servirai pas, pour vous convaincre de son existence, de la foi par laquelle nous la connaissons certainement, ni de toutes les autres preuves que nous en avons, puisque vous ne les voulez pas recevoir. Je ne veux agir avec vous que par vos principes mêmes ; et je ne prétends vous faire voir par la manière dont vous raisonnez tous les jours sur les choses de la moindre conséquence, de quelle sorte vous devez raisonner en celle-ci, et quel parti vous devez prendre dans la décision de cette importante question de l'existence de Dieu. Vous dites donc que nous sommes incapables de connaître s'il y a un Dieu. Cependant il est certain que Dieu est, ou qu'il n'est pas ; il n'y a point de milieu. Mais de quel côté pencherons- nous ? La raison, dites vous, n'y peut rien déterminer. Il y a un chaos infini qui nous sépare. Il se joue un jeu à cette distance infinie, où il arrivera croix ou pile. Que gagnerez vous ? Par raison vous ne pouvez assurer ni l'un ni l'autre ; par raison vous ne pouvez nier aucun des deux. |
13 |
Oui ; mais il faut parier ; cela n'est pas volontaire ; vous êtes embarqué ; et ne parier point que Dieu est, c'est parier qu'il n'est pas. Lequel prendrez vous donc ? Pesons le gain et la perte en prenant le parti de croire que Dieu est. Si vous gagnez, vous gagnez tout ; si vous perdez, vous ne perdez rien. Pariez donc qu'il est sans hésiter. Oui il faut gager. Mais je gage peut-être trop. Voyons : puis qu'il y a pareil hasard de gain et de perte, quand vous n'auriez que deux vies à gagner pour une, vous pourriez encore gager. Et s'il y en avait dix à gagner, vous seriez bien imprudent de ne pas hasarder votre vie pour en gagner dix à un jeu où il y a pareil hasard de perte et de gain. Mais il y a ici une infinité de vies infiniment heureuses à gagner avec pareil hasard de perte et de gain ; et ce que vous jouer est si peu de chose, et de si peu de durée, qu'il y a de la folie à le ménager en cette occasion. |
14 |
Car il ne sert de rien de dire qu'il est incertain si on gagnera, et qu'il est certain qu'on hasarde ; et que l'infinie distance qui est entre la certitude de ce qu'on expose et l'incertitude de ce que l'on gagnera égale le bien fini qu'on expose certainement à l'infini qui est incertain. Cela n'est pas ainsi : tout joueur hasarde avec certitude pour gagner avec incertitude ; et néanmoins il hasarde certainement le fini pour gagner incertainement le fini, sans pécher contre la raison. Il n'y a pas infinité de distance entre cette certitude de ce qu'on expose, et l'incertitude du gain; cela est faux. Il y a à la vérité infinité entre la certitude de gagner et la certitude de perdre. Mais l'incertitude de gagner est proportionnée à la certitude de ce qu'on hasarde selon la proportion des hasards de gain et de perte : et de là vient que s'il y a autant de hasards d'un côté que de l'autre, le parti est à jouer égal contre égal ; et alors la certitude de ce qu'on expose est égale à l'incertitude de ce qu'on expose est égale à l'incertitude du gain, tant s'en faut qu'elle en soit infiniment distante. Et ainsi notre proposition est dans une force infinie, quand il n'y a que le fini à hasarder à un jeu où il y a pareils hasards de gain que de perte, et l'infini à gagner. Cela est démonstratif, et si les hommes sont capables de quelques vérités ils le doivent être de celle là. |
15 |
En voyant l'aveuglement et la misère de l'homme, et ces contrariétés étonnantes qui se découvrent dans sa nature, et regardant tout l'univers muet, et l'homme sans lumière, abandonné à lui-même, et comme égaré dans ce recoin de l'univers, sans savoir qui l'y a mis, ce qu'il y est venu faire, ce qu'il deviendra en mourant ; j'entre en effroi comme un homme qu'on aurait porté endormi dans une île déserte et effroyable, et qui s'éveillerait sans connaître où il est, et sans avoir aucun moyen d'en sortir. Et sur cela j'admire comment on n'entre pas en désespoir d'un si misérable état. Je vois d'autres personnes auprès de moi de semblable nature. Je leur demande s'ils sont mieux instruits que moi, et ils me disent que non. Et sur cela ces misérables égarés ayant regardé autour d'eux, et ayant vu quelques objets plaisants s'y sont donnés, et s'y sont attachés. Pour moi je n'ai pu m'y arrêter, ni me reposer dans la société de ces personnes semblables à moi, misérables comme moi, impuissantes comme moi. Je vois qu'ils ne m'aideraient pas à mourir : je mourrai seul : il faut donc faire comme si j'étais seul : or si j'étais seul, je ne bâtirais pas des maisons, je ne m'embarrasserais point dans des occupations tumultuaires, je ne chercherais l'estime de personne, mais je tâcherais seulement de découvrir la vérité. |
16 |
Ainsi considérant combien il y a d'apparences qu'il y a autre chose que ce que je vois, j'ai recherché si ce Dieu dont tout le monde parle n'aurait point laissé quelques marques de lui. Je regarde de toutes parts, et ne vois partout qu'obscurité. La nature ne m'offre rien qui ne soit matière de doute et d'inquiétude. Si je n'y voyais rien qui marquât une divinité, je me déterminerais à n'en rien croire. Si je voyais partout les marques d'un Créateur, je reposerais en paix dans la foi. Mais voyant trop pour nier, et trop peu pour m'assurer, je suis dans un état à plaindre, et où j'ai souhaité cent fois que si un Dieu soutient la nature, elle le marquât sans équivoque, et que si les marques qu'elle en donne son trompeuses elle les supprimât tout à fait ; qu'elle dît tout, ou rien ; afin que je visse quel parti je dois suivre. Au lieu qu'un l'état où je suis, ignorant ce que je suis, et ce que je dois faire, je ne connais ni ma condition, ni mon devoir. Mon coeur tend tout entier à connaître où est le vrai bien pour le suivre. Rien ne me serait trop cher pour cela. |
17 |
Rien n'est si insupportable à l'homme que d'être dans un plein repos, sans passion, sans affaire, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme l'ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir. |
18 |
Si notre condition était véritablement heureuse, il ne faudrait pas nous divertir d'y penser. |
19 |
Je puis bien concevoir un homme sans mains, pieds, tête (car ce n'est que l'expérience qui nous apprend que la tête est plus nécessaire que les pieds). Mais je ne puis concevoir l'homme sans pensée : ce serait une pierre ou une brute. |
20 |
Nous connaissons la vérité non seulement par la raison mais encore par le coeur. C'est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes et c'est en vain que le raisonnement, qui n'y a point de part, essaie de les combattre. Les pyrrhoniens, qui n'ont que cela pour objet, y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point, quelque impuissance ou nous soyons de le prouver par raison; cette impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas l'incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent. Car la connaissance des premiers principes, comme qu'il y a espace, temps, mouvement, nombres, (est) aussi ferme qu'aucune de celles que nos raisonnements nous donnent, et c'est sur ces connaissances du coeur et de l'instinct qu'il faut que la raison s'appuie et qu'elle y fonde tout son discours. Le coeur sent qu'il y a trois dimensions dans l'espace et que les nombres sont infinis et la raison démontre ensuite qu'il n'y a point deux nombres carrés dont l'un soit double de l'autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent et le tout avec certitude quoique par différentes voies. Et il est aussi inutile et aussi ridicule que la raison demande au coeur des preuves de ses premiers principes pour vouloir y consentir, qu'il serait ridicule que le coeur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu'elle démontre pour vouloir les recevoir. Cette impuissance ne doit donc servir qu'à humilier la raison, qui voudrait juger de tout, mais non pas à combattre notre certitude comme s'il n'y avait que la raison capable de nous instruire. Plût à Dieu que nous n'en eussions au contraire jamais besoin et que nous connussions toutes choses par instinct et par sentiment! Mais la nature nous a refusé ce bien; elle ne nous a au contraire donné que très peu de connaissances de cette sorte; toutes les autres ne peuvent être acquises que par raisonnement. |
21 |
S'il se vante, je l'abaisse; s'il s'abaisse, je le vante et le contredis toujours jusqu'à ce qu'il comprenne qu'il est un monstre incompréhensible. |
22 |
Les principales forces des pyrrhoniens, je laisse les moindres, sont que nous n'avons aucune certitude de la vérité de ces principes, hors la foi et la révélation, sinon en (ce) que nous les sentons naturellement en nous. Or ce sentiment naturel n'est pas une preuve convaincante de leur vérité, puisque, n'y ayant point de certitude hors la foi si l'homme est créé par un dieu bon, par un démon méchant ou à l'aventure, il est en doute si ces principes nous sont donnés ou véritables, ou faux, ou incertains selon notre origine.
De plus que personne n'a d'assurance hors de la foi s'il veille ou s'il dort, vu que durant le sommeil on croit veiller aussi fermement que nous faisons. On croit voir les espaces, les figures, les mouvements, on sent couler le temps, on le mesure, et enfin on agit de même qu'éveillé. De sorte que, la moitié de la vie se passant en sommeil, par notre propre aveu ou quoi qu'il nous en paraisse, nous n'avons aucune idée du vrai, tous nos sentiments étant alors des illusions. Qui sait si cette autre moitié de la vie où nous pensons veiller n'est pas un autre sommeil un peu différent du premier, dont nous nous éveillons quand nous pensons dormir?
Voilà les principales forces de part et d'autre, je laisse les moindres comme les discours qu'ont faits les pyrrhoniens contre les impressions de la coutume, de l'éducation, des moeurs des pays, et les autres choses semblables qui, quoiqu'elles entraînent la plus grande partie des hommes communs qui ne dogmatisent que sur ces vains fondements, sont renversées par le moindre souffle des pyrrhoniens. On n'a qu'à voir leurs livres; si l'on n'en est pas assez persuadé, on le deviendra bien vite et peut-être trop.
Je m'arrête à l'unique fort des dogmatistes qui est qu'en parlant de bonne foi et sincèrement, on ne peut douter des principes naturels.
Contre quoi les pyrrhoniens opposent, en un mot, l'incertitude de notre origine qui enferme celle de notre nature. A quoi les dogmatistes sont encore à répondre depuis que le monde dure.
Voilà la guerre ouverte entre les hommes, où il faut que chacun prenne parti, et se range nécessairement ou au dogmatisme ou au pyrrhonisme. Car qui pensera demeurer neutre sera pyrrhonien par excellence. Cette neutralité est l'essence de la cabale. Qui n'est pas contre eux est excellemment pour eux; ils ne sont pas pour eux-mêmes; ils sont neutres et indifférents, suspendus à tout sans s'excepter.
Que fera donc l'homme dans cet état? Doutera-t-il de tout? Doutera-t-il s'il veille, si on le pince, si on le brûle? Doutera-t-il s'il doute? Doutera-t-il s'il est? On n'en peut venir là, et je mets en fait qu'il n'y a jamais eu de pyrrhonien effectif parfait. La nature soutient la raison impuissante et l'empêche d'extravaguer jusqu'à ce point.
Dira-t-il donc au contraire qu'il possède certainement la vérité, lui qui, si peu qu'on le pousse, ne peut en montrer aucun titre et est force de lâcher prise?
Quelle chimère est-ce donc que l'homme? quelle nouveauté, quel monstre, quel chaos, quel sujet de contradictions, quel prodige? Juge de toutes choses, imbécile ver de terre, dépositaire du vrai, cloaque d'incertitude et d'erreur, gloire et rebut de l'univers.
Qui démêlera cet embrouillement? [Certainement cela passe le dogmatisme et pyrrhonisme, et toute la philosophie humaine. L'homme passe l'homme. Qu'on accorde donc aux pyrrhoniens ce qu'ils ont tant crié, que la vérité n'est pas de notre portée ni de notre gibier, qu'elle ne demeure pas en terre, qu'elle est domestique du ciel, qu'elle loge dans le sein de Dieu, et que l'on ne la peut connaître qu'à mesure qu'il lui plaît de la révéler. Apprenons donc de la vérité incréée et incarnée notre véritable nature.]
[On ne peut éviter, en cherchant la vérité par la raison, l'une de ces trois sectes.]
[On ne peut être pyrrhonien ni académicien sans étouffer la nature, on ne peut être dogmatiste sans renoncer à la raison.]
La nature confond les pyrrhoniens et la raison confond les dogmatiques. Que deviendrez-vous donc, ô homme qui cherchez quelle est votre véritable condition par votre raison naturelle? Vous ne pouvez fuir une de ces sectes ni subsister dans aucune.
Connaissez donc, superbe, quel paradoxe vous êtes à vous-même. Humiliez-vous, raison impuissante! Taisez-vous, nature imbécile, apprenez que l'homme passe infiniment l'homme et entendez de votre maître votre condition véritable que vous ignorez. […] |
23 |
Je sens que je puis n'avoir point été, car le moi consiste dans ma pensée; donc moi qui pense n'aurais point été, si ma mère eût été tuée avant que j'eusse été animé: donc je ne suis pas un être nécessaire. Je ne suis pas aussi éternel ni infini, mais je vois bien qu'il y a dans la nature un être nécessaire, éternel et infini. |
24 |
Mais quand j'ai pensé de plus près et qu'après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j'ai voulu en découvrir les raisons, j'ai trouvé qu'il y en a une bien effective. qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable que rien ne peut nous consoler lorsque nous y pensons de près.
Quelque condition qu'on se figure où l'on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde, et cependant qu'on s'en imagine accompagne de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher. S'il est sans divertissement, et qu'on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu'il est, cette félicité languissante ne le soutiendra point; il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent des révoltes qui peuvent arriver et enfin de la mort et des maladies qui sont inévitables, de sorte que s'il est sans ce qu'on appelle divertissement, le voilà malheureux, et (plus) malheureux que le moindre de ses sujets qui joue et qui se divertit.
De là vient que le jeu et la conversation des femmes, la guerre, les grands emplois sont si recherchés. Ce n'est pas qu'il y ait en effet du bonheur, ni qu'on s'imagine que la vraie béatitude soit d'avoir l'argent qu'on peut gagner au jeu, ou dans le lièvre qu'on court; on n'en voudrait pas s'il était offert. Ce n'est pas cet usage mol et paisible et qui nous laisse penser à notre malheureuse condition qu'on recherche ni les dangers de la guerre ni la peine des emplois, mais c'est le tracas qui nous détourne d'y penser et nous divertit.
De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement. |
25 |
Quand un homme serait persuadé que les proportions des nombres sont des vérités immatérielles, éternelles et dépendantes d'une première vérité en qui elles subsistent et qu'on appelle Dieu, je ne le trouverais pas beaucoup avancé pour son salut.
Le Dieu des chrétiens ne consiste pas en un Dieu simplement auteur des vérités géométriques et de l'ordre des éléments; c'est la part des païens et des épicuriens. Il ne consiste pas seulement en un Dieu qui exerce sa providence sur la vie et sur les biens des hommes pour donner une heureuse suite d'années à ceux qui l'adorent; c'est la portion des Juifs. Mais le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac, le Dieu de Jacob, le Dieu des chrétiens, est un Dieu d'amour et de consolation; c'est un Dieu qui remplit l'âme et le coeur de ceux qu'il possède; c'est un Dieu qui leur fait sentir intérieurement leur misère et sa miséricorde infinie; qui s'unit au fond de leur âme; qui la remplit d'humilité, de joie, de confiance, d'amour; qui les rend incapables d'autre fin que de lui-même. |
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Le Mémorial de Pascal trouvé dans la doublure du vêtement de Pascal après sa mort: |
L'an de grâce 1654.
Lundi 23 novembre, jour de saint Clément, pape et martyr, et autres au martyrologe,
Veille de saint Chrysogone, martyr, et autres,
Depuis environ dix heures et demie du soir jusques environ minuit et demi.
Feu
Dieu d'Abraham, Dieu d'lsaac, Dieu de Jacob,
non des philosophes et des savants.
Certitude, certitude, sentiment, joie, paix.
Dieu de Jésus-Christ.
"Deum meum et Deum vestrum."
"Ton Dieu sera mon Dieu."
Oubli du monde et de tout, hormis Dieu.
Il ne se trouve que par les voies enseignées dans l'Evangile.
Grandeur de l'âme humaine.
"Père juste, le monde ne t'a point connu, mais je t'ai connu."
Joie, joie, joie, pleurs de joie.
Je m'en suis séparé.
"Dereliquerunt me fontem aquae vivae."
Mon Dieu, me quitterez-vous?
Que je n'en sois pas séparé éternellement!
"Cette est la vie éternelle, qu'ils te connaissent seul vrai Dieu et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ."
Jésus-Christ.
Jésus-Christ.
Je m'en suis séparé, je l'ai fui, renoncé, crucifié.
Que je n'en sois jamais séparé.
Il ne se conserve que par les voies enseignées dans l'Evangile.
Renonciation totale et douce.
Soumission totale à Jésus-Christ et à mon directeur.
Eternellement en joie pour un jour d'exercice sur la terre.
"Non obliviscar sennones tuos." Amen. |
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