Sartre le
regard
Sans doute, ce qui manifeste le plus souvent un regard, c’est la
convergence vers moi de deux globes oculaires. Mais il se donnera tout aussi
bien à l’occasion d’un froissement de branches, d’un bruit de pas suivi du
silence, de l’entrebâillement d’un volet, d’un léger mouvement d’un rideau.
[…] Or, le buisson, la ferme ne sont pas le regard. Ils représentent
seulement l’œil, car l’œil n’est
pas saisi d’abord comme organe sensible de vision mais comme support du
regard. […] D’autre part, le regard
n’est ni une qualité parmi d’autres de l’objet qui fait fonction d’œil, ni la
forme totale de cet objet, ni un rapport « mondain » qui s’établit
entre cet objet et moi. Bien au
contraire, loin de percevoir le regard sur les objets qui le manifestent, mon
appréhension d’un regard tourné vers moi paraît sur fond de destruction des
yeux qui « me regardent » […].
Considérons par exemple la honte... Sa structure est intentionnelle, elle
est appréhension honteuse de quelque chose et ce quelque chose est moi. J'ai
honte de ce que je suis. La honte réalise donc une relation intime de moi
avec moi: j'ai découvert par la honte un aspect de mon être. Et pourtant,
bien que certaines formes complexes et dérivées de la honte puissent
apparaitre sur le plan réflexif, la honte n'est pas originellement un
phénomène de réflexion. En effet, quels que soient les résultats que l'on
puisse obtenir dans la solitude par la pratique religieuse de la honte, la
honte dans sa structure première est honte devant quelqu'un. Je viens de
faire un geste maladroit ou vulgaire : ce geste colle à moi, je ne le juge ni
ne le blâme, je le vis simplement, je le réalise sur le mode du pour-soi.
Mais voici tout à coup que je lève la tête ; quelqu'un était là et m'a vu. Je
réalise tout à coup toute la vulgarité de mon geste et j'ai honte... Autrui
est le médiateur indispensable entre moi et moi-même: j'ai honte de moi tel
que j'apparais à autrui. Et par l'apparition même d'autrui, je suis en mesure
de porter un jugement sur moi-même comme un objet, car c'est comme objet que
j'apparais à autrui... La honte est par nature reconnaissance. Je reconnais
que je suis comme autrui me voit.
[…]
Je suis en situation, à la fois facticité
(englué dans le monde) mais liberté (rien d'extérieur à moi ne m'oblige à
regarder). Or, quelqu'un survient. On me regarde. Soudain, je prends
conscience de ce que je fais. Je me vois, parce qu'on me voit. J'existe sur
le même plan que les objets inertes : je suis l'objet d'un regard, objet pour
autrui. J'ai honte et dans la honte je découvre le regard d'autrui et
moi-même au bout de ce regard. Je ne suis plus libre : je suis objet. Le
regard de l'autre me saisit et me fige. Il me saisit dans ma situation c'est
à dire dans le monde et à partir de lui sur le même plan que les choses. Pour
l'autre, je suis penché sur la serrure comme cet arbre est incliné par le
vent. J'ai un dehors, une nature. Pour l'autre j'existe non seulement comme
objet de regard mais comme cette chose vue à l'état de voyeur. Moi qui
n'étais que libre projet, je suis figé dans un état qui ne me laisse plus
libre d'agir. Si désormais j'agis, ce sera par rapport à l'autre, comme par
exemple celui qui se cache pour ne pas être vu comme voyeur, jaloux, honteux.
J'entre dans le cycle infernal de l'aliénation : je suis pour l'autre.
[…]
C'est le regard qui dévoile
l'existence d'autrui. Le regard ne se limite pas aux yeux car, derrière les
yeux, une conscience (un sujet) juge. Dans un premier temps, c'est moi qui
regarde autrui, de telle sorte qu'il m'apparaît comme objet. Dans un second
temps, c'est autrui qui me regarde, de telle sorte que j'apparaisse à autrui
comme objet.
[…]
Nous ne sommes nous qu’aux yeux des autres et c’est à partir du regard
des autres que nous nous assumons comme nous-mêmes.
Sartre, L'être et le néant (1943)
http://mper.chez.tiscali.fr/textes/AutrSar.html
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