Le portrait 
      (Jean de La Bruyère) 
      
        
          Giton a le teint frais, le visage plein et les joues pendantes, l’oeil fixe et 
            assuré, les épaules larges, l’estomac haut, la démarche ferme et délibérée. 
            Il parle avec confiance ; il fait répéter celui qui l’entretient, et il ne 
            goûte que  médiocrement tout ce qu’il lui dit. Il déploie un ample 
            mouchoir et se mouche avec grand bruit ; il crache fort loin, et il  
            éternue fort haut. Il dort le jour, il dort la nuit, et profondément ; il 
            ronfle en compagnie. Il occupe à table et à la  promenade plus de place 
            qu’un autre. Il tient le milieu en se promenant avec ses égaux ; il 
            s’arrête, et l’on s’arrête ; il  continue de marcher, et l’on marche : 
            tous se règlent sur lui. Il interrompt, il redresse ceux qui ont la parole : 
            on ne  l’interrompt pas, on l’écoute aussi longtemps qu’il veut parler 
            ; on est de son avis, on croit les nouvelles qu’il débite. S’il  
            s’assied, vous le voyez s’enfoncer dans un fauteuil, croiser les jambes 
            l’une sur l’autre, froncer le sourcil, abaisser son  chapeau sur ses 
            yeux pour ne voir personne, ou le relever ensuite, et découvrir son front 
            par fierté et par audace. Il est  enjoué, grand rieur, impatient, 
            présomptueux, colère, libertin, politique, mystérieux sur les affaires du 
            temps ; il se croit  du talent et de l’esprit. Il est riche. 
            La 
              Bruyère Les caractères "Des biens de fortune" (83)  | 
         
       
       
      
        
          Phédon a les 
            yeux creux, le teint échauffé, le corps sec et le visage maigre; il dort 
            peu, et d'un sommeil fort léger; il est  abstrait, rêveur, et il a avec 
            de l'esprit l'air d'un stupide: il oublie de dire ce qu'il sait, ou de 
            parler d'événements qui lui  sont connus; et s'il le fait quelquefois, 
            il s'en tire mal, il croit peser à ceux à qui il parle, il conte brièvement, 
            mais  froidement; il ne se fait pas écouter, il ne fait point rire. Il 
            applaudit, il sourit à ce que les autres lui disent, il est de leur  
            avis; il court, il vole pour leur rendre de petits services. Il est 
            complaisant, flatteur, empressé; il est mystérieux sur ses  affaires, 
            quelquefois menteur; il est superstitieux, scrupuleux, timide. Il marche 
            doucement et légèrement, il semble  craindre de fouler la terre; il 
            marche les yeux baissés, et il n'ose les lever sur ceux qui passent. Il 
            n'est jamais du nombre de  ceux qui forment un cercle pour discourir; 
            il se met derrière celui qui parle, recueille furtivement ce qui se dit, et 
            il se  retire si on le regarde. Il n'occupe point de lieu, il ne tient 
            point de place; il va les épaules serrées, le chapeau abaissé sur  ses 
            yeux pour n'être point vu; il se replie et se renferme dans son manteau; il 
            n'y a point de rues ni de galeries si  embarrassées et si remplies de 
            monde, où il ne trouve moyen de passer sans effort, et de se couler sans 
            être aperçu. Si on  le prie de s'asseoir, il se met à peine sur le bord 
            d'un siège; il parle bas dans la conversation, et il articule mal; libre  
            néanmoins sur les affaires publiques, chagrin contre le siècle, médiocrement 
            prévenu des ministres et du ministère. Il  n'ouvre la bouche que pour 
            répondre; il tousse, il se mouche sous son chapeau, il crache presque sur 
            soi, et il attend qu'il  soit seul pour éternuer, ou, si cela lui 
            arrive, c'est à l'insu de la compagnie: il n'en coûte à personne ni salut ni 
            compliment.  Il est pauvre. 
             
                                                                                                                                                                La 
              Bruyère Les caractères "Des biens de fortune" (84)  | 
         
        
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