Les services rattachés au Cabinet
Le département des affaires internationales



Panorama n° 88


BULLETIN QUOTIDIEN EUROPE


APRES DES ANNEES DE MALENTENDUS ET D'INCOMPREHENSIONS, LES QUINZE PARAISSENT MAINTENANT EN MESURE DE DEFINIR LA SIGNIFICATION, LE CONTENU ET LES LIMITES DE L'ACTION EUROPEENNE DANS LE DOMAINE DE LA CULTURE-CE QU'IL FAUT FAIRE, CE QU'IL NE FAUT PAS FAIRE n° 7565 des 4 et 5 octobre, p. 3


Jean Monnet ne l'a jamais dit. L'histoire des relations entre l'Union européenne et la culture est en bonne partie une histoire de malentendus et d'incompréhensions. Dans plusieurs Etats membres, le concept même de politique culturelle n'existe pas au niveau national : comment voulez-vous qu'il ne suscite pas la méfiance au niveau européen ? Cette méfiance était justifiée dans les petits pays par la crainte que la politique culturelle européenne (termes inexacts, on le verra plus loin) puisse signifier une sorte d'impérialisme des "grandes cultures" sur les autres, avec comme résultat la disparition des particularités nationales et régionales et des langues mineures. Mais la méfiance existait et existe aussi dans les pays plus grands, qui rejettent l'idée que la culture puisse être réglementée par les bureaucrates de Bruxelles ou d'ailleurs. Encore récemment, les parlementaires allemands Ingo Friedrich et Markus Ferber (du PE) ont demandé qu'il soit clairement précisé que les questions culturelles ne relèvent pas des compétences communautaires. Et Jacques Delors a inclus la culture dans sa liste des "compétences exclusives des Etats membres".

Tout ceci est compréhensible si l'on songe à certaines maladresses passées de quelques fonctionnaires communautaires et à la trouvaille de Jack Lang qui, en pratique, attribuait à Jean Monnet la phrase : "si je devais recommencer, aujourd'hui, je commencerais par la culture". Phrase que Monnet n'a jamais prononcée ni pensée, mais qui pouvait expliquer les sarcasmes de l'un ou l'autre artiste, comme Giorgio Strehler lorsqu'il affirmait - avec une logique fierté - que la culture européenne, c'était lui qui la faisait en mettant en scène Le nozze di Figaro, comédie du Français Beaumarchais, musique de l'Autrichien Mozart, paroles de l'Italien Da Ponte, avec un chef d'orchestre allemand et des chanteurs de toutes les nationalités , et non les fonctionnaires qui "mesurent les dimensions des petits pois".

Il est évident que, d'après cette présentation, ont raison ceux qui demandent aux Institutions européennes de toucher le moins possible à la culture, et n'ont pas tort ceux qui considèrent comme une chance que Jack Lang ne soit pas devenu commissaire européen avec la responsabilité d'un grand département culturel doté de beaucoup d'argent et de pouvoirs. Mais en réalité, dans le cours des ans, le rôle de l'action communautaire dans ce domaine a été progressivement clarifié et poli des scories et des déviations qui s'étaient accumulées, et il est possible aujourd'hui de le définir d'une manière qui, loin d'impliquer des risques pour les spécificités culturelles nationales et régionales, peut contribuer à leur épanouissement, et jouer en même temps un rôle majeur, voire indispensable, pour la défense et le rayonnement de la culture européenne dans le monde.

Surtout pas d'intégration et d'harmonisation. L'ancien président du Parlement européen, José Maria Gil-Robles, a écrit : "On ne peut pas parler d'une politique culturelle européenne. L'expression pourrait suggérer un concept de centralisation en conflit avec les spécificités culturelles nationales, régionales et locales. La culture européenne étant un ensemble de cultures différentes, l'UE ne peut intervenir sur la culture en tant que telle, mais doit opérer pour le bien de la culture."Et le commissaire qui a été responsable de ce secteur jusqu'en septembre dernier, Marcelino Oreja, a déclaré que les Institutions politiques ne doivent pas "faire" de la culture, mais "contribuer au développement des cultures des Etats membres dans le respect intégral des diversités respectives, améliorer la connaissance et la diffusion de la culture et de l'histoire des peuples européens, favoriser la sauvegarde et la conservation du patrimoine culturel."

On pourrait se demander si le mieux ne serait pas de ne rien faire du tout. A l'analyse, ce serait une erreur. Il faut d'abord comprendre le paradoxe de la culture dans l'intégration de l'Europe. Dans tous les autres domaines, l'objectif est celui d'unifier, de définir des politiques communes, de supprimer pour les citoyens toute discrimination fondée sur la nationalité. Dans le secteur culturel, l'objectif est à l'opposé : protéger la diversité des cultures, des langues, des traditions, des habitudes qui font la richesse de l'Europe, qui représentent son patrimoine le plus précieux. En même temps, tout le monde comprend, de manière intuitive, qu'une culture européenne existe au-delà des différences et des particularités. A partir de ces quelques considérations, tout devient plus clair et il est possible de définir trois principes simples :

1. L'action culturelle de l'UE ne doit même pas de loin donner l'impression que son objectif est de donner naissance à une culture européenne harmonisée et homogène visant à aplatir les cultures et traditions nationales et régionales.
2. L'Europe doit quand même avoir des soucis culturels et ne pas hésiter à les proclamer contre la légende selon laquelle l'entreprise d'unification aurait une nature purement économique et commerciale.
3. Dans certains de ses aspects, l'activité communautaire dans le secteur de la culture est non seulement opportune mais indispensable.

La culture européenne existe, mais à elle seule n'évite pas les désastres. S'il est admis que les Institutions européennes et leurs fonctionnaires visent seulement à créer certaines conditions propices à l'épanouissement culturel, il devient facile aussi de répondre aux objections des artistes. Dans certaines périodes, l'existence d'une "culture européenne" était éclatante, sans frontières nationales avec des échanges continuels d'oeuvres et d'artistes; et pourtant cette situation heureuse n'a jamais empêché les guerres fratricides, les haines, les désastres. Un exemple et une date. Le 29 octobre 1787, création de l'opéra "Don Giovanni", sur un mythe né un siècle et demi auparavant en Espagne (El burlador de Sevilla de Tirso de Molina), rendu célèbre dans tout le continent grâce au Don Juan de Molière, mis en vers italiens par Da Ponte, avec la musique qu'on sait de l'Autrichien Mozart ; première représentation à Prague, orchestre composé de musiciens allemands, autrichiens et tchèques, chanteurs en grande partie italiens. L'Europe de la culture dans toute sa splendeur. Mais deux ans plus tard, le continent s'embrasait dans une série de guerres, révolutions et bouleversements qui ne s'apaiseront (provisoirement) qu'en 1815.

Est-il besoin d'ajouter que les Etats-nations ne se sont pas toujours acquittés de manière irréprochable de la tâche de protéger les cultures régionales et locales et d'encourager leur épanouissement ? Les Catalans, les Flamands, les Ecossais, les Bretons, les Basques et d'autres encore auraient peut-être quelques remarques intéressantes à faire à ce sujet.

Des tâches modestes mais parfois indispensables. Il reste à dire l'essentiel : en quoi peut alors consister l'action culturelle de l'UE ? Le fait que les règles du grand marché soient valables pour les artistes comme pour tous les autres citoyens, a son importance, mais ce n'est pas l'essentiel. En résumant de manière très schématique et sans doute insuffisante, il est possible de distinguer quatre catégories d'actions :
a) les actions normatives, qui comprennent notamment le contrôle des exportations d'oeuvres d'art, et le droit de récupérer celles qui ont été volées ou exportées de façon illicite, la libre circulation de tous ceux qui s'occupent de la culture (et ce n'est pas rien, si l'on songe, par exemple, aux obstacles qu'ils rencontrent sur le territoire américain) et du matériel culturel, la liberté de transmission des programmes télévisés (par la directive bien connue "télévision sans frontières"), la guerre contre le piratage des oeuvres artistiques, la protection de la propriété intellectuelle ;
b) un certain nombre d'initiatives spécifiques dont le poids et la signification ne cessent d'augmenter. Les "villes européennes de la culture " relancent des lieux et des traditions qui se perdaient ou qui dormaient, en suscitant des émulations vivifiantes. L'UE finance les traductions d'oeuvres écrites dans des langues peu répandues et elle participe chaque année à la restauration de monuments illustres. Et qui ne connaît pas l'orchestre des jeunes Gustav Mahler, que Claudio Abbado (parmi d'autres) se plaît à diriger ? Mais peu de gens savent qu'il n'existe que grâce aux subventions européennes ;
c) la difficile tentative (qui a déjà donné les premiers résultats) de faire réécrire l'histoire du continent "d'un point de vue européen" afin que les enfants et les jeunes acquièrent une conception plus correcte de cette histoire, et qu'ils sachent que l'Europe est bien plus ancienne que les Etats qui aujourd'hui la composent, et que ce qui unit les Européens est bien plus important que ce qui les sépare ;
d) les relations avec les pays tiers, élément fondamental pour la survie même d'une culture européenne qui ne soit pas exclusivement un musée. Seule l'Europe en tant que telle peut imposer l'exception culturelle dans les négociations commerciales et faire face aux Américains dans des secteurs vitaux comme le cinéma et l'audiovisuel en général.

Eviter un "conflit budgétaire". Autour de ce que nous venons d'exposer de manière approximative, les Quinze sont parvenus à une sorte de consensus qui s'est traduit dans le programme "Culture 2000", approuvé il y a trois mois par le Conseil. La parole est maintenant au Parlement, qui juge insuffisante l'enveloppe budgétaire retenue par les ministres : 167 millions d'euros pour les 5 prochaines années. Disons-le tout net : tant mieux si le Parlement parvient à obtenir une rallonge, mais personne, absolument personne, ne peut prétendre affirmer qu'un tel chiffre est correct et tel autre chiffre est insuffisant. Il n'y as pas de limites aux actions possibles, et tout ce qui précède devrait avoir montré que l'argent ne constitue pas l'essentiel : la plupart des actions citées ne coûtent rien, sinon des efforts et la bonne volonté des hommes... Ni le Parlement ni la Commission ne devraient, à notre avis, ouvrir un conflit autour de la dotation budgétaire. L'important est que le programme soit adopté, car l'enjeu est d'une autre nature et il a d'autres dimensions.