Jean Monnet ne l'a jamais dit. L'histoire des relations entre l'Union
européenne et la culture est en bonne partie une histoire de malentendus et
d'incompréhensions. Dans plusieurs Etats membres, le concept même de
politique culturelle n'existe pas au niveau national : comment voulez-vous
qu'il ne suscite pas la méfiance au niveau européen ? Cette méfiance était
justifiée dans les petits pays par la crainte que la politique culturelle
européenne (termes inexacts, on le verra plus loin) puisse signifier une
sorte d'impérialisme des "grandes cultures" sur les autres, avec
comme résultat la disparition des particularités nationales et régionales et
des langues mineures. Mais la méfiance existait et existe aussi dans les pays
plus grands, qui rejettent l'idée que la culture puisse être réglementée par
les bureaucrates de Bruxelles ou d'ailleurs. Encore récemment, les
parlementaires allemands Ingo Friedrich et Markus Ferber (du PE) ont demandé
qu'il soit clairement précisé que les questions culturelles ne relèvent pas
des compétences communautaires. Et Jacques Delors a inclus la culture dans sa
liste des "compétences exclusives des Etats membres".
Tout ceci est compréhensible si l'on songe à certaines maladresses passées de
quelques fonctionnaires communautaires et à la trouvaille de Jack Lang qui,
en pratique, attribuait à Jean Monnet la phrase : "si je devais
recommencer, aujourd'hui, je commencerais par la culture". Phrase que
Monnet n'a jamais prononcée ni pensée, mais qui pouvait expliquer les
sarcasmes de l'un ou l'autre artiste, comme Giorgio Strehler lorsqu'il
affirmait - avec une logique fierté - que la culture européenne, c'était lui
qui la faisait en mettant en scène Le nozze di Figaro, comédie du Français
Beaumarchais, musique de l'Autrichien Mozart, paroles de l'Italien Da Ponte,
avec un chef d'orchestre allemand et des chanteurs de toutes les nationalités
, et non les fonctionnaires qui "mesurent les dimensions des petits
pois".
Il est évident que, d'après cette présentation, ont raison ceux qui demandent
aux Institutions européennes de toucher le moins possible à la culture, et
n'ont pas tort ceux qui considèrent comme une chance que Jack Lang ne soit
pas devenu commissaire européen avec la responsabilité d'un grand département
culturel doté de beaucoup d'argent et de pouvoirs. Mais en réalité, dans le
cours des ans, le rôle de l'action communautaire dans ce domaine a été
progressivement clarifié et poli des scories et des déviations qui s'étaient
accumulées, et il est possible aujourd'hui de le définir d'une manière qui,
loin d'impliquer des risques pour les spécificités culturelles nationales et
régionales, peut contribuer à leur épanouissement, et jouer en même temps un
rôle majeur, voire indispensable, pour la défense et le rayonnement de la
culture européenne dans le monde.
Surtout pas d'intégration et d'harmonisation. L'ancien président du
Parlement européen, José Maria Gil-Robles, a écrit : "On ne peut pas
parler d'une politique culturelle européenne. L'expression pourrait suggérer
un concept de centralisation en conflit avec les spécificités culturelles
nationales, régionales et locales. La culture européenne étant un ensemble de
cultures différentes, l'UE ne peut intervenir sur la culture en tant que
telle, mais doit opérer pour le bien de la culture."Et le commissaire
qui a été responsable de ce secteur jusqu'en septembre dernier, Marcelino
Oreja, a déclaré que les Institutions politiques ne doivent pas
"faire" de la culture, mais "contribuer au développement des
cultures des Etats membres dans le respect intégral des diversités
respectives, améliorer la connaissance et la diffusion de la culture et de
l'histoire des peuples européens, favoriser la sauvegarde et la conservation
du patrimoine culturel."
On pourrait se demander si le mieux ne serait pas de ne rien faire du tout. A
l'analyse, ce serait une erreur. Il faut d'abord comprendre le paradoxe de la
culture dans l'intégration de l'Europe. Dans tous les autres domaines,
l'objectif est celui d'unifier, de définir des politiques communes, de
supprimer pour les citoyens toute discrimination fondée sur la nationalité.
Dans le secteur culturel, l'objectif est à l'opposé : protéger la diversité
des cultures, des langues, des traditions, des habitudes qui font la richesse
de l'Europe, qui représentent son patrimoine le plus précieux. En même temps,
tout le monde comprend, de manière intuitive, qu'une culture européenne
existe au-delà des différences et des particularités. A partir de ces
quelques considérations, tout devient plus clair et il est possible de définir
trois principes simples :
1. L'action culturelle de l'UE ne doit même pas de loin donner
l'impression que son objectif est de donner naissance à une culture
européenne harmonisée et homogène visant à aplatir les cultures et traditions
nationales et régionales.
2. L'Europe doit quand même avoir des soucis culturels et ne pas
hésiter à les proclamer contre la légende selon laquelle l'entreprise
d'unification aurait une nature purement économique et commerciale.
3. Dans certains de ses aspects, l'activité communautaire dans le
secteur de la culture est non seulement opportune mais indispensable.
La culture européenne existe, mais à elle seule n'évite pas les désastres. S'il est admis que les Institutions européennes et leurs fonctionnaires
visent seulement à créer certaines conditions propices à l'épanouissement
culturel, il devient facile aussi de répondre aux objections des artistes.
Dans certaines périodes, l'existence d'une "culture européenne"
était éclatante, sans frontières nationales avec des échanges continuels
d'oeuvres et d'artistes; et pourtant cette situation heureuse n'a jamais
empêché les guerres fratricides, les haines, les désastres. Un exemple et une
date. Le 29 octobre 1787, création de l'opéra "Don Giovanni", sur
un mythe né un siècle et demi auparavant en Espagne (El burlador de Sevilla
de Tirso de Molina), rendu célèbre dans tout le continent grâce au Don Juan
de Molière, mis en vers italiens par Da Ponte, avec la musique qu'on sait de
l'Autrichien Mozart ; première représentation à Prague, orchestre composé de
musiciens allemands, autrichiens et tchèques, chanteurs en grande partie
italiens. L'Europe de la culture dans toute sa splendeur. Mais deux ans plus
tard, le continent s'embrasait dans une série de guerres, révolutions et
bouleversements qui ne s'apaiseront (provisoirement) qu'en 1815.
Est-il besoin d'ajouter que les Etats-nations ne se sont pas toujours
acquittés de manière irréprochable de la tâche de protéger les cultures
régionales et locales et d'encourager leur épanouissement ? Les Catalans, les
Flamands, les Ecossais, les Bretons, les Basques et d'autres encore auraient
peut-être quelques remarques intéressantes à faire à ce sujet.
Des tâches modestes mais parfois indispensables. Il reste à dire
l'essentiel : en quoi peut alors consister l'action culturelle de l'UE ? Le
fait que les règles du grand marché soient valables pour les artistes comme
pour tous les autres citoyens, a son importance, mais ce n'est pas
l'essentiel. En résumant de manière très schématique et sans doute
insuffisante, il est possible de distinguer quatre catégories d'actions :
a) les actions normatives, qui comprennent notamment le contrôle des
exportations d'oeuvres d'art, et le droit de récupérer celles qui ont été
volées ou exportées de façon illicite, la libre circulation de tous ceux qui
s'occupent de la culture (et ce n'est pas rien, si l'on songe, par exemple,
aux obstacles qu'ils rencontrent sur le territoire américain) et du matériel
culturel, la liberté de transmission des programmes télévisés (par la
directive bien connue "télévision sans frontières"), la guerre
contre le piratage des oeuvres artistiques, la protection de la propriété
intellectuelle ;
b) un certain nombre d'initiatives spécifiques dont le poids et la
signification ne cessent d'augmenter. Les "villes européennes de la
culture " relancent des lieux et des traditions qui se perdaient ou qui
dormaient, en suscitant des émulations vivifiantes. L'UE finance les
traductions d'oeuvres écrites dans des langues peu répandues et elle participe
chaque année à la restauration de monuments illustres. Et qui ne connaît pas
l'orchestre des jeunes Gustav Mahler, que Claudio Abbado (parmi d'autres) se
plaît à diriger ? Mais peu de gens savent qu'il n'existe que grâce aux
subventions européennes ;
c) la difficile tentative (qui a déjà donné les premiers résultats) de
faire réécrire l'histoire du continent "d'un point de vue européen"
afin que les enfants et les jeunes acquièrent une conception plus correcte de
cette histoire, et qu'ils sachent que l'Europe est bien plus ancienne que les
Etats qui aujourd'hui la composent, et que ce qui unit les Européens est bien
plus important que ce qui les sépare ;
d) les relations avec les pays tiers, élément fondamental pour la
survie même d'une culture européenne qui ne soit pas exclusivement un musée.
Seule l'Europe en tant que telle peut imposer l'exception culturelle dans les
négociations commerciales et faire face aux Américains dans des secteurs
vitaux comme le cinéma et l'audiovisuel en général.
Eviter un "conflit budgétaire". Autour de ce que nous venons
d'exposer de manière approximative, les Quinze sont parvenus à une sorte de
consensus qui s'est traduit dans le programme "Culture 2000",
approuvé il y a trois mois par le Conseil. La parole est maintenant au
Parlement, qui juge insuffisante l'enveloppe budgétaire retenue par les
ministres : 167 millions d'euros pour les 5 prochaines années. Disons-le tout
net : tant mieux si le Parlement parvient à obtenir une rallonge, mais
personne, absolument personne, ne peut prétendre affirmer qu'un tel chiffre
est correct et tel autre chiffre est insuffisant. Il n'y as pas de limites
aux actions possibles, et tout ce qui précède devrait avoir montré que
l'argent ne constitue pas l'essentiel : la plupart des actions citées ne
coûtent rien, sinon des efforts et la bonne volonté des hommes... Ni le
Parlement ni la Commission ne devraient, à notre avis, ouvrir un conflit
autour de la dotation budgétaire. L'important est que le programme soit
adopté, car l'enjeu est d'une autre nature et il a d'autres dimensions.
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