ZADIG OU LA DESTIN�E
VOLTAIRE
Histoire orientale
�P�TRE D�DICATOIRE DE ZADIG,
� LA SULTANE SHERAA
PAR SADI
Charme des prunelles, tourment des c�urs, lumi�re de l'esprit, je ne baise point la poussi�re de vos pieds, parce que vous ne marchez gu�re, ou que vous marchez sur des tapis d'Iran ou sur des roses. Je vous offre la traduction d'un livre d'un ancien sage, qui, ayant le bonheur de n'avoir rien � faire, eut celui de s'amuser � �crire l'histoire de Zadig : ouvrage qui dit plus qu'il ne semble dire. Je vous prie de le lire et d'en juger : car, quoique vous soyez dans le printemps de votre vie, quoique tous les plaisirs vous cherchent, quoique vous soyez belle, et que vos talents ajoutent � votre beaut� ; quoiqu'on vous loue du soir au matin, et que par toutes ces raisons vous soyez en droit de n'avoir pas le sens commun, cependant vous avez l'esprit tr�s sage et le go�t tr�s fin, et je vous ai entendue raisonner mieux que de vieux derviches � longue barbe et � bonnet pointu. Vous �tes discr�te, et vous n'�tes point d�fiante ; vous �tes douce sans �tre faible ; vous �tes bienfaisante avec discernement : vous aimez vos amis, et vous ne vous faites point d'ennemis. Votre esprit n'emprunte jamais ses agr�ments des traits de la m�disance ; vous ne dites de mal, ni n'en faites, malgr� la prodigieuse facilit� que vous y auriez. Enfin votre �me m'a toujours paru pure comme votre beaut�. Vous avez m�me un petit fonds de philosophie qui m'a fait croire que vous prendriez plus de go�t qu'une autre � cet ouvrage d'un sage.
Tous droits r�serves Il fut �crit d'abord en ancien chald�en, que ni vous ni moi n'entendons. On le traduisit en arabe, pour amuser le c�l�bre sultan Ouloug-beg. C'�tait du temps o� les Arabes et les Persans commen�aient � �crire des Mille et une nuits, des Mille et un jours, etc. Ouloug aimait mieux la lecture de Zadig, mais les sultanes aimaient les Mille et un. " Comment pouvez-vous pr�f�rer, leur disait le sage Ouloug, des contes qui. sont sans raison et qui ne signifient rien ? - C�est pr�cis�ment pour cela que nous les aimons", r�pondaient les sultanes.
Je me flatte que vous ne leur ressemblerez pas, et que vous serez un vrai Ouloug. Jesp�re que, quand vous serez lasse des conversations g�n�rales, qui ressemblent assez aux Mille et un, � cela pr�s qu'elles sont moins amusantes, je pourrai trouver une minute pour avoir l'honneur de vous parler raison. Si vous aviez �t� Thalestris du temps de Scander, fils de Philippe ; si vous aviez �t� la reine de Sab�e du temps de Soleiman, c'eussent �t� ces rois qui auraient fait le voyage.
Je prie les vertus c�lestes que vos plaisirs soient sans m�lange, votre beaut� durable, et votre bonheur sans fin.
LE BORGNE
Du temps du roi Moabdar il y avait � Babylone un jeune homme nomm� Zadig, n� avec un beau naturel fortifi� par l'�ducation. Quoique riche et jeune, il savait mod�rer ses passions ; il n'affectait rien ; il ne voulait point toujours avoir raison, et savait respecter la faiblesse des hommes. On �tait �tonn� de voir qu'avec beaucoup d'esprit il n'insult�t jamais par des railleries � ces propos si vagues, si rompus, si tumultueux, � ces m�disances t�m�raires, � ces d�cisions ignorantes, � ces turlupinades grossi�res, � ce vain bruit de paroles, qu'on appelait conversation dans Babylone. Il avait appris, dans le premier livre de Zoroastre, que l'amour-propre est un ballon gonfl� de vent, dont il sort des temp�tes quand on lui fait une piq�re. Zadig surtout ne se vantait pas de m�priser les femmes et de les subjuguer. Il �tait g�n�reux ; il ne craignait point d'obliger des ingrats, suivant ce grand pr�cepte de Zoroastre : Quand tu manges, donne � manger aux chiens, dussent-ils te mordre. Il �tait aussi sage qu'on peut l'�tre, car il cherchait � vivre avec des sages. Instruit dans les sciences des anciens Chald�ens, il n'ignorait pas les principes physiques de la nature tels qu'on les connaissait alors, et savait de la m�taphysique ce qu'on en a su dans tous les �ges, C'est-�dire fort peu de chose. Il �tait fermement persuad� que l'ann�e �tait de trois cent soixante et cinq jours et un quart, malgr� la nouvelle philosophie de son temps, et que le soleil �tait au centre du monde ; et quand les principaux mages lui disaient, avec une hauteur insultante, qu'il avait de mauvais sentiments, et que c'�tait �tre ennemi de l'Etat que de croire que le soleil tournait sur lui-m�me et que l'ann�e avait douze mois, il se taisait sans col�re et sans d�dain.
Zadig, avec de grandes richesses, et par cons�quent avec des amis, ayant de la sant�, une figure aimable, un esprit juste et mod�r�, un c�ur sinc�re et noble, crut qu'il pouvait �tre heureux. Il devait se marier � S�mire, que sa beaut�, sa naissance et sa fortune rendaient le premier parti de Babylone. Il avait pour elle un attachement solide et vertueux, et S�mire l'aimait avec passion. Ils touchaient au moment fortun� qui allait les unir, lorsque, se promenant ensemble vers une porte de Babylone, sous les palmiers qui ornaient le rivage de l'Euphrate, ils virent venir � eux des hommes arm�s de sabres et de fl�ches. C'�taient les satellites du jeune Orcan, neveu d'un ministre, � qui les courtisans de son oncle avaient fait accroire que tout lui �tait permis. Il n'avait aucune des gr�ces ni des vertus de Zadig ; mais, croyant valoir beaucoup mieux, il �tait d�sesp�r� de n'�tre pas pr�f�r�. Cette jalousie, qui ne venait que de sa vanit�, lui fit penser qu'il aimait �perdument S�mire. Il voulait l'enlever. Les ravisseurs la saisirent, et dans les emportements de leur violence ils la bless�rent, et firent couler le sang d'une personne dont la vue aurait attendri les tigres du mont Ima�s. Elle per�ait le ciel de ses plaintes. Elle s'�criait : " Mon cher �poux ! on m'arrache � ce que j'adore ! " Elle n'�tait point occup�e de son danger ; elle ne pensait qu'� son cher Zadig. Celui-ci, dans le m�me temps, la d�fendait avec toute la force que donnent la valeur et l'amour. Aid� seulement de deux esclaves, il mit les ravisseurs en fuite et ramena chez elle S�mire, �vanouie et sanglante, qui en ouvrant les yeux vit son lib�rateur. Elle lui dit : "� Zadig ! je vous aimais comme mon �poux ; je vous aime comme celui � qui je dois l'honneur et la vie. " Jamais il n'y eut un c�ur plus p�n�tr� que celui de S�mire. Jamais bouche plus ravissante n'exprima des sentiments plus touchants par ces paroles de feu qu'inspirent le sentiment du plus grand des bienfaits et le transport le plus tendre de l'amour le plus l�gitime. Sa blessure �tait l�g�re ; elle gu�rit bient�t. Zadig �tait bless� plus dangereusement ; un coup de fl�che re�u pr�s de l'�il lui avait fait une plaie profonde. S�mire ne demandait aux dieux que la gu�rison de son amant. Ses yeux �taient nuit et jour baign�s de larmes : elle attendait le moment o� ceux de Zadig pourraient jouir de ses regards ; mais un abc�s survenu � l'�il bless� fit tout craindre. On envoya jusqu'� Memphis chercher le grand m�decin Herm�s, qui vint avec un nombreux cort�ge. Il visita le malade, et d�clara qu'il perdrait l'�il ; il pr�dit m�me le jour et l'heure o� ce funeste accident devait arriver. " Si c'e�t �t� l'�il droit, dit-il, je l'aurais gu�ri ; mais les plaies de l'�il gauche sont incurables. " Tout Babylone, en plaignant la destin�e de Zadig, admira la profondeur de la science d'Herm�s. Deux jours apr�s, l'abc�s per�a de lui-m�me ; Zadig fut gu�ri parfaitement. Herm�s �crivit un livre o� il lui prouva qu'il n'avait pas d� gu�rir. Zadig ne le lut point ; mais, d�s qu'il put sortir, il se pr�para � rendre visite � celle qui faisait l'esp�rance du bonheur de sa vie et pour qui seule il voulait avoir des yeux. S�mire �tait � la campagne depuis trois jours. Il apprit en chemin que cette belle dame, ayant d�clar� hautement qu'elle avait une aversion insurmontable pour les borgnes, venait de se marier � Orcan la nuit m�me. A cette nouvelle, il tomba sans connaissance ; sa douleur le mit au bord du tombeau ; il fut longtemps malade ; mais enfin la raison l'emporta sur son affliction, et l'atrocit� de ce qu'il �prouvait servit m�me � le consoler.
" Puisque j'ai essuy�, dit-il, un si cruel caprice d'une fille �lev�e � la cour, il faut que j'�pouse une citoyenne." Il choisit Azora, la plus sage et la mieux n�e de la ville ; il l'�pousa et v�cut un mois avec elle dans les douceurs de l'union la plus tendre. Seulement il remarquait en elle un peu de l�g�ret� et beaucoup de penchant � trouver toujours que les jeunes gens les mieux faits �taient ceux qu, avaient le plus d'esprit et de vertu.
LE NEZ
Un jour Azora revint d'une promenade tout en col�re et faisant de grandes exclamations. , Qu'avez-vous, lui dit-il, ma ch�re �pouse ? qui vous peut mettre ainsi hors de vousm�me ? - H�las ! dit-elle, vous seriez comme moi si vous aviez vu le spectacle dont je viens d'�tre t�moin. J'ai �t� consoler la jeune veuve Cosrou, qui vient d'�lever depuis deux jours un tombeau � son jeune �poux aupr�s du ruisseau qui borde cette prairie. Elle a promis aux dieux, dans sa douleur, de demeurer aupr�s de ce tombeau tant que l'eau de ce ruisseau coulerait aupr�s. - Eh bien, dit Zadig, voil� une femme estimable, qui aimait v�ritablement son mari ! - Ah ! reprit Azora, si vous saviez � quoi elle s'occupait quand je lui ai rendu visite ! - A quoi donc, belle Azora ? - Elle faisait d�tourner le ruisseau." Azora se r�pandit en des invectives si longues, �clata en reproches si violents contre la jeune veuve, que ce faste de vertu ne plut pas � Zadig.
Il avait un ami, nomm� Cador, qui �tait un de ces jeunes gens � qui sa femme trouvait plus de probit� et de m�rite qu'aux autres : il le mit dans sa confidence et s'assura, autant qu'il le pouvait, de sa fid�lit� par un pr�sent consid�rable. Azora, ayant pass� deux jours chez une de ses amies � la campagne, revint le troisi�me jour � la maison. Des domestiques en pleurs lui annonc�rent que son mari �tait mort subitement la nuit m�me, qu'on n'avait pas os� lui porter cette funeste nouvelle, et qu'on venait d'ensevelir Zadig dans le tombeau de ses p�res, au bout du jardin. Elle pleura, s'arracha les cheveux, et jura de mourir. Le soir, Cador lui demanda la permission de lui parler, et ils pleur�rent tous deux. Le lendemain, ils pleur�rent moins, et d�n�rent ensemble. Cador lui confia que son ami lui avait laiss� la plus grande partie de son bien, et lui fit entendre qu'il mettrait son bonheur � partager sa fortune avec elle. La dame pleura, se f�cha, s'adoucit ; le souper fut plus long que le d�ner ; on se parla avec plus de confiance : Azora fit l'�loge du d�funt ; mais elle avoua qu'il avait des d�fauts dont Cador �tait exempt.
Au milieu du souper, Cador se plaignit d'un mal de rate violent ; la dame, inqui�te et empress�e, fit apporter toutes les essences dont elle se parfumait, pour essayer s'il n'y en avait pas quelqu'une qui f�t bonne pour le mal de rate ; elle regretta beaucoup que le grand Herm�s ne f�t pas encore � Babylone ; elle daigna m�me toucher le c�t� o� Cador sentait de si vives douleurs. " Etes-vous sujet � cette cruelle maladie ? lui dit-elle avec compassion. - Elle me met quelquefois au bord du tombeau, lui r�pondit Cador, et il n'y a qu'un seul rem�de qui puisse me soulager ; c'est de m'appliquer sur le c�t� le nez d'un homme mort la veille. - Voil� un �trange rem�de, dit Azora. - Pas plus �trange, r�pondit-il, que les sachets du sieur Arnou* contre l'apoplexie. " Cette raison, jointe � l'extr�me m�rite du jeune homme, d�termina enfin la dame. "Apr�s tout, dit-elle, quand mon mari passera du monde d'hier dans le monde du lendemain sur le pont Tchinavar, l'ange Asra�l lui accordera-t-il moins de passage, parce que son nez sera un peu moins long dans la seconde vie que dans la premi�re ? " Elle prit donc un rasoir ; elle alla au tombeau de son �poux, l'arrosa de ses larmes, et s'approcha pour couper le nez � Zadig, qu'elle trouva tout �tendu dans la tombe. Zadig se rel�ve en tenant son nez d'une main et arr�tant le rasoir de l'autre. " Madame, lui dit-il, ne criez plus tant contre la jeune Cosrou ; le projet de me couper le nez vaut bien celui de d�tourner un ruisseau. "
LE CHIEN ET LE CHEVAL
Zadig �prouva que le premier mois du mariage, comme il est �crit dans le livre du Zend, est la lune du miel, et que le second est la lune de l'absinthe. Il fut quelque temps apr�s oblig� de r�pudier Azora qui �tait devenue trop difficile � vivre, et il chercha son bonheur dans l'�tude de la nature. Rien n'est plus heureux, disait-il, qu'un philosophe qui lit dans ce grand livre que Dieu a mis sous nos yeux. Les v�rit�s qu'il d�couvre sont � lui ; il nourrit et il �l�ve son �me ; il vit tranquille ; il ne craint rien des hommes, et sa tendre �pouse ne vient point lui couper le nez. "
Plein de ces id�es, il se retira dans une maison de campagne sur les bords de l'Euphrate. L� il ne s'occupait pas � calculer combien de pouces d'eau coulaient en une seconde sous les arches d'un pont, ou s'il tombait une ligne cube de pluie dans le mois de la souris plus que dans le mois du mouton. Il n'imaginait point de faire de la soie avec des toiles d'araign�e, ni de la porcelaine avec des bouteilles cass�es ; mais il �tudia surtout les propri�t�s des animaux et des plantes, et il acquit bient�t une sagacit� qui lui d�couvrait mille diff�rences o� les autres hommes ne voient rien que l'uniforme.
Un jour, se promenant aupr�s d'un petit bois, il vit accourir � lui un eunuque de la reine, suivi de plusieurs officiers qui paraissaient dans la plus grande inqui�tude, et qui couraient �� et l�, comme des hommes egares qui cherchent ce qu'ils ont perdu de plus pr�cieux. " Jeune homme, lui dit le premier eunuque, n�avez-vous point vu le chien de la reine ? " Zadig r�pondit modestement : "C'est une chienne, et non pas un chien. - Vous avez raison, reprit le premier eunuque. - C'est une �pagneule tr�s petite, ajouta Zadig. Elle a fait depuis peu des chiens ; elle boite du pied gauche de devant, et elle a les oreilles tr�s longues. - Vous l'avez donc vue ? dit le premier eunuque tout essouffl�. - Non, r�pondit Zadig, je ne l'ai jamais vue, et je n'ai jamais su que la reine avait une chienne."
Pr�cis�ment dans le m�me temps, par une bizarrerie ordinaire de la fortune, le plus beau cheval de l'�curie du roi s'�tait �chapp� des mains d'un palefrenier dans les plaines de Babylone. Le grand veneur et tous les autres officiers couraient apr�s lui avec autant d'inqui�tude que le premier eunuque apr�s la chienne. Le grand veneur s'adressa � Zadig et lui demanda s'il n'avait point vu passer le cheval du roi. , C'est, r�pondit Zadig, le cheval qui galope le mieux ; il a cinq pieds de haut, le sabot fort petit ; il porte une queue de trois pieds et demi de long ; les bossettes de son mors sont d'or � vingt-trois carats ; ses fers sont d'argent � onze deniers. - Quel chemin a-t-il pris ? o� est-il ? demanda le grand veneur. - Je ne l'ai point vu, r�pondit Zadig, et je n'en ai jamais entendu parler. "
Le grand veneur et le premier eunuque ne dout�rent pas que Zadig n'e�t vol� le cheval du roi et la chienne de la reine ; ils le firent conduire devant l'assembl�e du grand desterh. am, qui le condamna au knout et � passer le reste de ses jours en Sib�rie. A peine le jugement fut-il rendu qu on retrouva le cheval et la chienne. Les juges furent dans la douloureuse n�cessit� de r�former leur arr�t ; mais ils condamn�rent Zadig � payer quatre cents onces d'or pour avoir dit qu'il n'avait point vu ce qu'il avait vu. Il fallut d'abord payer cette amende ; apr�s quoi il fut permis � Zadig de plaider sa cause au conseil du grand desterham ; il parla en ces termes :
" Etoiles de justice, ab�mes de science, miroirs de v�rit�, qui avez la pesanteur du plomb, la duret� du fer, l'�clat du diamant et beaucoup d'affinit� avec l'or ! Puisqu'il m'est permis de parler devant cette auguste assembl�e, je vous jure par Orosmade que je n�ai jamais vu la chienne respectable de la reine, ni le cheval sacr� du roi des rois. Voici ce qui m'est arriv�. Je me promenais vers le petit bois, o� j'ai rencontr� depuis le v�n�rable eunuque et le tr�s illustre grand veneur. J'ai vu sur le sable les traces d'un animal, et j'ai jug� ais�ment que c'�taient celles d'un petit chien. Des sillons l�gers et longs, imprim�s sur de petites �minences de sable, entre les traces des pattes, m'ont fait conna�tre que c'�tait une chienne dont les mamelles �taient pendantes, et qu'ainsi elle avait fait des petits il y a peu de jours. D'autres traces en un sens diff�rent, qui paraissaient toujours avoir ras� la surface du sable � c�t� des pattes de devant, m'ont appris qu'elle avait les oreilles tr�s longues ; et, comme J'ai remarqu� que le sable �tait toujours moins creus� par une patte que par les trois autres, j'ai compris que la chienne de notre auguste reine �tait un peu boiteuse, si je l'ose dire.
" A l'�gard du cheval du roi des rois, vous saurez que, me promenant dans les routes de ce bois, j'ai aper�u les marques des fers d'un cheval ; elles �taient toutes � �gales distances. " Voil�, ai-je dit, un cheval qui a un galop parfait. " La poussi�re des arbres, dans une route �troite qui n�a que sept pieds de large, �tait un peu enlev�e � droite et � gauche, � trois pieds et demi du milieu de la route. " Ce cheval, ai-je dit, a une queue de trois pieds et demi, qui, par ses mouvements de droite et de gauche, a balay� cette poussi�re. " J'ai vu sous les arbres, qui formaient un berceau de cinq pieds de haut, les feuilles des branches nouvellement tomb�es, et j'ai connu que ce cheval y avait touch�, et qu'ainsi il avait cinq pieds de haut. Quant � son mors, il doit �tre d'or � vingt-trois carats : car il en a frott� les bossettes contre une pierre que j'ai reconnue �tre une pierre de touche et dont j'ai fait l'essai. J'ai jug� enfin, par les marques que ses fers ont laiss�es sur des cailloux d'une autre esp�ce, qu'il �tait ferr� d'argent � onze deniers de fin. "
Tous les juges admir�rent le profond et subtil discernement de Zadig ; la nouvelle en vint jusqu'au roi et � la reine. On ne parlait que de Zadig dans les antichambres, dans la chambre et dans le cabinet ; et quoique plusieurs mages opinassent qu'on devait le br�ler comme sorcier, le roi ordonna qu on lui rend�t l'amende des quatre cents onces d'or � laquelle il avait �t� condamn�. Le greffier, les huissiers, les procureurs, vinrent chez lui en grand appa reil lui rapporter ses quatre cents onces ; ils en retinrent seulement trois cent quatre-vingt-dix-huit pour les frais de justice, et leurs valets demand�rent des honoraires.
Zadig vit combien il �tait dangereux quelquefois d'�tre trop savant, et se promit bien, � la premi�re occasion, de ne point dire ce qu'il avait vu.
Cette occasion se trouva bient�t. Un prisonnier d'Etat s'�chappa ; il passa sous les fen�tres de sa maison. On interrogea Zadig, il ne r�pondit rien ; mais on lui prouva qu'il avait regard� par la fen�tre. Il fut condamn� pour ce crime � cinq cents onces d'or, et il remercia ses juges de leur indulgence, selon la coutume de Babylone. " Grand Dieu ! dit-il en lui-m�me, qu'on est � plaindre quand on se prom�ne dans un bois o� la chienne de la reine et le cheval du roi ont pass� ! qu'il est dangereux de se mettre � la fen�tre ! et qu'il est difficile d'�tre heureux dans cette vie ! "
L'ENVIEUX
Zadig voulut se consoler par la philosophie et par l'amiti�, des maux que lui avait faits la fortune. Il avait, dans un faubourg de Babylone, une maison orn�e avec go�t, o� il rassemblait tous les arts et tous les plaisirs dignes d'un honn�te homme. Le matin, sa biblioth�que �tait ouverte � tous les savants ; le soir, sa table l'�tait � la bonne compagnie ; mais il connut bient�t combien les savants sont dangereux. Il s'�leva une grande dispute sur une loi de Zoroastre qui d�fendait de manger du griffon. " Comment d�fendre le griffon, disaient les uns, si cet animal n'existe pas ? - Il faut bien qu'il existe, disaient les autres, puisque Zoroastre ne veut pas qu'on en mange. " Zadig voulut les accorder, en leur disant : " S'il y a des griffons, n'en mangeons point ; s'il n'y en a point, nous en mangerons encore moins, et par l� nous ob�irons tous � Zoroastre. "
Un savant, qui avait compos� treize volumes sur les propri�t�s du griffon, et qui de plus �tait grand th�urgite, se h�ta d'aller accuser Zadig devant un archimage nomm� Y�bor, le plus sot des Chald�ens, et partant le plus fanatique. Cet homme aurait fait empaler Zadig pour la plus grande gloire du soleil, et en aurait r�cit� le br�viaire de Zoroastre d'un ton plus satisfait. L'ami Cador (un ami vaut mieux que cent pr�tres) alla trouver le vieux Y�bor, et lui dit : "Vivent le soleil et les griffons ! gardez-vous bien de punir Zadig : c'est un saint, il a des griffons dans sa bassecour, et il n'en mange point ; et son accusateur est un h�r�tique qui ose soutenir que les lapins ont le pied fendu et ne sont point immondes. - Eh bien, dit Y�bor en branlant sa t�te chauve, il faut empaler Zadig pour avoir mal pens� des griffons, et l'autre pour avoir mal parl� des lapins. " Cador apaisa l'affaire par le moyen d'une fille d'honneur � laquelle il avait fait un enfant, et qui avait beaucoup de cr�dit dans le coll�ge des mages. Personne ne fut empal� ; de quoi plusieurs docteurs murmur�rent, et en pr�sag�rent la d�cadence de Babylone. Zadig s'�cria : " A quoi tient le bonheur ! tout me pers�cute dans ce monde, jusqu , aux �tres qui n'existent pas. " Il maudit les savants, et ne voulut plus vivre qu'en bonne compagnie.
Il rassemblait chez lui les plus honn�tes gens de Babylone et les dames les plus aimables ; il donnait des soupers d�licats, souvent pr�c�d�s de concerts, et anim�s par des conversations charmantes dont il avait su bannir l'empressement de montrer de l'esprit, qui est la plus s�re mani�re de n'en point avoir et de g�ter la soci�t� la plus brillante. Ni le choix de ses amis ni celui des mets n'�taient faits par la vanit� : car en tout il pr�f�rait l'�tre au para�tre ; et par l� il s'attirait la consid�ration v�ritable, � laquelle il ne pr�tendait pas.
Vis-�-vis sa maison demeurait Arimaze, personnage dont la m�chante �me �tait peinte sur sa grossi�re physionomie. Il �tait rong� de fiel et bouffi d'orgueil ; et, pour comble, c'�tait un bel esprit ennuyeux. N'ayant jamais pu r�ussir dans le monde, il se vengeait par en m�dire. Tout riche qu'il �tait, il avait de la peine � rassembler chez lui des flatteurs. Le bruit des chars qui entraient le soir chez Zadig l'importunait, le bruit de ses louanges l'irritait davantage. Il allait quelquefois chez Zadig, et se mettait � table sans �tre pri� : il y corrompait toute la joie de la soci�t�, comme on dit que les harpies infectent les viandes qu'elles touchent. Il lui arriva un jour de vouloir donner une f�te � une dame qui, au lieu de la recevoir, alla souper chez Zadig. Un autre jour, causant avec lui dans le palais, ils abord�rent un ministre qui pria Zadig � souper, et ne pria point Arimaze. Les plus implacables haines n'ont pas souvent des fondements plus importants. Cet homme, qu'on appelait l'Envieux dans Babylone, voulut perdre Zadig parce qu�on l'appelait l'Heureux. L'occasion de faire du mal se trouve cent fois par jour, et celle de faire du bien une fois dans l'ann�e, comme dit Zoroastre.
L'envieux alla chez Zadig, qui se promenait dans ses jardins avec deux amis et une dame, � laquelle il disait souvent des choses galantes, sans autre intention que celle de les dire. La conversation roulait sur une guerre que le roi venait de terminer heureusement contre le prince d'Hyrcanie, son vassal. Zadig, qui avait signal� son courage dans cette courte guerre, louait beaucoup le roi, et encore plus la dame. Il prit ses tablettes, et �crivit quatre vers qu'il fit sur-le-champ et qu'il donna � lire � cette belle personne. Ses amis le pri�rent de leur en faire part ; la modestie, ou plut�t un amour-propre bien entendu, l'en emp�cha. Il savait que des vers impromptus ne sont jamais bons que pour celle en l'honneur de qui ils sont faits : il brisa en deux la feuille des tablettes sur laquelle il venait d'�crire, et jeta les deux moiti�s dans un buisson de roses o� on les chercha inutilement. Une petite pluie survint ; on regagna la maison. L'envieux, qui resta dans le jardin, chercha tant qu'il trouva un morceau de la feuille. Elle avait �t� tellement rompue que chaque moiti� de vers qui remplissait la ligne faisait un sens, et m�me un vers d'une plus petite mesure ; mais, par un hasard encore plus �trange, ces petits vers se trouvaient former un sens qui contenait les injures les plus horribles contre le roi. On y lisait :
Par les plus grands forfaits
Sur le tr�ne affermi,
Dans la publique paix
C'est le seul ennemi.
L'envieux fut heureux pour la premi�re fois de sa vie. Il avait entre les mains de quoi perdre un homme vertueux et aimable. Plein de cette cruelle joie, il fit parvenir jusqu au roi cette satire �crite de la main de Zadig : on le fit mettre en prison, lui, ses deux amis et la dame. Son proc�s lui fut bient�t fait, sans qu'on daign�t l'entendre. Lorsqu'il vint recevoir sa sentence, l'envieux se trouva sur son passage, et lui dit tout haut que ses vers ne valaient rien. Zadig ne se piquait pas d'�tre bon po�te ; mais il �tait au d�sespoir d'�tre condamn� comme criminel de l�se-majest� et de voir qu'on ret�nt en prison une belle dame et deux amis pour un crime qu'il n'avait pas fait. On ne lui permit pas de parler, parce que ses tablettes parlaient. Telle �tait la loi de Babylone. On le fit donc aller au supplice � travers une foule de curieux, dont aucun n'osait le plaindre, et qui se pr�cipitaient pour examiner son visage et pour voir s'il mourrait avec bonne gr�ce. Ses parents seulement �taient afflig�s, car ils n'h�ritaient pas. Les trois quarts de son bien �taient confisqu�s au profit du roi, et l'autre quart au profit de l'envieux.
Dans le temps qu'il se pr�parait � la mort, le perroquet du roi s'envola de son balcon, et s'abattit dans le jardin de Zadig sur un buisson de roses. Une p�che y avait �t� port�e d'un arbre voisin par le vent : elle �tait tomb�e sur un morceau de tablette � �crire auquel elle s'�tait coll�e. L'oiseau enleva la p�che et la tablette, et les porta sur les genoux du monarque. Le prince, curieux, y lut des mots qui ne formaient aucun sens, et qui paraissaient des fins de vers. Il aimait la po�sie, et il y a toujours de la ressource avec les princes qui aiment les vers : l'aventure de son perroquet le fit r�ver. La reine, qui se souvenait de ce qui avait �t� �crit sur une pi�ce de la tablette de Zadig, se la fit apporter. On confronta les deux morceaux, qui s'ajustaient ensemble parfaitement ; on lut alors les vers tels que Zadig les avait faits :
Par les plus grands forfaits j'ai vu troubler la terre.
Sur le tr�ne affermi, le roi sait tout dompter.
Dans la publique paix l'amour seul fait la guerre :
C'est le seul ennemi qui soit � redouter.
Le roi ordonna aussit�t qu'on fit venir Zadig devant lui, et qu'on f�t sortir de prison ses deux amis et la belle dame. Zadig se jeta le visage contre terre aux pieds du roi et de la reine : il leur demanda tr�s humblement pardon d'avoir fait de mauvais vers ; il parla avec tant de gr�ce, d'esprit et de raison que le roi et la reine voulurent le revoir. Il revint et plut, encore davantage. On lui donna tous les biens de l'envieux qui l'avait injustement accus� ; mais Zadig les rendit tous, et l'envieux ne fut touch� que du plaisir de ne pas perdre son bien. L'estime du roi s'accrut de jour en jour pour Zadig. Il le mettait de tous ses plaisirs et le consultait dans toutes ses affaires. La reine le regarda d�s lors avec une complaisance qui pouvait devenir dangereuse pour elle, pour le roi son auguste �poux, pour Zadig et pour le royaume. Zadig commen�ait � croire qu'il n'est pas difficile d'�tre heureux.
LES G�N�REUX
Le temps arriva o� l'on c�l�brait une grande f�te qui revenait tous les cinq ans. C'�tait la coutume � Babylone de d�clarer solennellement, au bout de cinq ann�es, celui des citoyens qui avait fait l'action la plus g�n�reuse. Les grands et les mages �taient les juges. Le premier satrape, charg� du soin de la ville, exposait les plus belles actions qui s'�taient pass�es sous son gouvernement. On allait aux voix ; le roi pronon�ait le jugement. On venait � cette solennit� des extr�mit�s de la terre. Le vainqueur recevait des mains du monarque une coupe d'or garnie de pierreries, et le roi lui disait ces paroles : Recevez ce prix de la g�n�rosit�, et puissent les dieux me donner beaucoup de sujets qui vous ressemblent !
Ce jour m�morable venu, le roi parut sur son tr�ne, environn� des grands, des mages, et des d�put�s de toutes les nations qui venaient � ces jeux, o� la gloire s'acqu�rait non par la l�g�ret� des chevaux, non par la force du corps, mais par la vertu. Le premier satrape rapporta � haute voix les actions qui pouvaient m�riter � leurs auteurs ce prix inestimable. Il ne parla point de la grandeur d'�me avec laquelle Zadig avait rendu � l'envieux toute sa fortune : ce n'�tait pas une action qui m�rit�t de disputer le prix.
Il pr�senta d'abord un juge qui, ayant fait perdre un proc�s consid�rable � un citoyen par une m�prise dont il n'�tait pas m�me responsable, lui avait donn� tout son bien, qui �tait la valeur de ce que l'autre avait perdu.
Il produisit ensuite un jeune homme qui, �tant �perdument �pris d'une fille qu'il allait �pouser, l'avait c�d�e � un ami pr�s d'expirer d'amour pour elle, et qui avait encore pay� la dot en c�dant la fille.
Ensuite, il fit para�tre un soldat qui, dans la guerre d'Hyrcanie, avait donn� encore un plus grand exemple de g�n�rosit�. Des soldats ennemis lui enlevaient sa ma�tresse, et il la d�fendait contre eux ; on vint lui dire que d'autres Hyrcaniens enlevaient sa m�re � quelques pas de l� : il quitta en pleurant sa ma�tresse, et courut d�livrer sa m�re ; il retourna ensuite vers celle qu'il aimait, et la trouva expirante. Il voulut se tuer ; sa m�re lui remontra qu'elle n'avait que lui pour tout secours, et il eut le courage de souffrir la vie.
Les juges penchaient pour ce soldat. Le roi prit la parole, et dit : , Son action et celle des autres sont belles ; mais elles ne m'�tonnent point ; hier Zadig en a fait une qui m'a �tonn�. J'avais disgraci� depuis quelques jours mon ministre et mon favori Coreb. Je me plaignais de lui avec violence, et tous mes courtisans m'assuraient que j'�tais trop doux ; c'�tait � qui me dirait le plus de mal de Coreb. Je demandai � Zadig ce qu'il en pensait, et il osa en dire du bien. J'avoue que j'ai vu, dans nos histoires, des exemples qu'on a pay� de son bien une erreur, qu�on a c�d� sa ma�tresse, qu'on a pr�f�r� une m�re � l'objet de son amour ; mais je n'ai jamais lu qu'un courtisan ait parl� avantageusement d'un ministre disgraci�, contre qui son souverain �tait en col�re. Je donne vingt mille pi�ces d'or � chacun de ceux dont on vient de r�citer les actions g�n�reuses ; mais je donne la coupe � Zadig.
- Sire, lui dit-il, c'est Votre Majest� seule qui m�rite la coupe, c'est elle qui a fait l'action la plus inou�e, puisque, �tant roi, vous ne vous �tes point f�ch� contre votre esclave, lorsqu'il contredisait votre passion."
On admira le roi et Zadig. Le juge qui avait donn� son bien, l'amant qui avait mari� sa ma�tresse � son ami, le soldat qui avait pr�f�r� le salut de sa m�re � celui de sa ma�tresse, re�urent les pr�sents du monarque ; ils virent leurs noms �crits dans le livre des g�n�reux. Zadig eut la coupe. Le roi acquit la r�putation d'un bon prince, qu'il ne garda pas longtemps. Ce jour fut consacr� par des f�tes plus longues que la loi ne le portait. La m�moire s'en conserve encore dans l'Asie. Zadig disait : "Je suis donc enfin heureux ! " Mais il se trompait.
LE MINISTRE
Le roi avait perdu son premier ministre. Il choisit Zadig pour remplir cette place. Toutes les belles dames de Babylone applaudirent � ce choix ; car depuis la fondation de l'empire il n'y avait jamais eu de ministre si jeune. Tous les courtisans furent f�ch�s ; l'envieux en eut un crachement de sang, et le nez lui enfla prodigieusement. Zad-ig, ayant remerci� le roi et la reine, alla remercier aussi le perroquet : " Bel oiseau, lui dit-il, c'est vous qui m'avez sauv� la vie, et qui m'avez fait premier ministre : la chienne et le cheval de Leurs Majest�s m'avaient fait beaucoup de mal, mais vous m'avez fait du bien. Voil� donc de quoi d�pendent les destins des hommes ! Mais, ajouta-t-il, un bonheur si �trange sera peut-�tre bient�t �vanoui. " Le perroquet r�pondit : "Oui. " Ce mot frappa Zadig ; cependant, comme il �tait bon physicien et qu'il ne croyait pas que les perroquets fussent proph�tes, il se rassura bient�t, et se mit � exercer son minist�re de son mieux.
Il fit sentir � tout le monde le pouvoir sacr� des lois, et ne fit sentir � personne le poids de sa dignit�. Il ne g�na point les voix du divan, et chaque visir pouvait avoir un avis sans lui d�plaire. Quand il jugeait une affaire, ce n'�tait pas lui qui jugeait, c'�tait la loi ; mais, quand elle �tait trop s�v�re, il la temp�rait, et, quand on manquait de lois, son �quit� en faisait qu'on aurait prises pour celles de Zoroastre.
C'est de lui que les nations tiennent ce grand principe : qu'il vaut mieux hasarder de sauver un coupable que de condamner un innocent. Il croyait que les lois �taient faites pour secourir les citoyens autant que pour les intimider. Son principal talent �tait de d�m�ler la v�rit�, que tous les hommes cherchent � obscurcir.
D�s les premiers jours de son administration il mit ce grand talent en usage. Un fameux n�gociant de Babylone �tait mort aux Indes ; il avait fait ses h�ritiers ses deux fils par portions �gales, apr�s avoir mari� leur s�ur, et il laissait un pr�sent de trente mille pi�ces d'or � celui de ses deux fils qui serait jug� l'aimer davantage. L'a�n� lui b�tit un tombeau, le second augmenta d'une partie de son h�ritage la dot de sa s�ur. ; chacun disait : , C'est l'a�n� qui aime le mieux son p�re ; le cadet aime mieux sa s�ur ; c'est � l'a�n� qu'appartiennent les trente mille pi�ces. "
Zadig les fit venir tous deux l'un apr�s l'autre. Il dit � l'a�n� : "Voire p�re n'est point mort, il est gu�ri de sa derni�re maladie, il revient � Babylone. - Dieu soit lou�, r�pondit le jeune homme ; mais voil� un tombeau qui m'a co�t� bien cher ! " Zadig dit ensuite la m�me chose au cadet. "Dieu soit lou�, r�pondit-il, je vais rendre � mon p�re tout ce que j'ai ; mais je voudrais qu'il laiss�t � ma s�ur ce que je lui ai donn�. - Vous ne rendrez rien, dit Zadig, et vous aurez les trente mille pi�ces : c'est vous qui aimez le mieux votre p�re. "
Une fille fort riche avait fait une promesse de mariage � deux mages, et, apr�s avoir re�u quelques mois des instructions de l'un et de l'autre, elle se trouva grosse. Ils voulaient tous deux l'�pouser. "Je prendrai pour mon mari, dit-elle, celui des deux qui m'a mise en �tat de donner un citoyen � l'empire. - C'est moi qui ai fait cette bonne �uvre, dit l'un. - C'est moi qui ai eu cet avantage, dit l'autre. - Eh bien, r�pondit-elle, je reconnais pour p�re de l'enfant celui des deux qui lui pourra donner la meilleure �ducation. " Elle accoucha d'un fils. Chacun des mages veut l'�lever. La cause est port�e devant Zadig. Il fait venir les deux mages. " Qu'enseigneras-tu � ton pupille ? dit-il au premier. - Je lui apprendrai, dit le docteur, les huit parties d'oraison, la dialectique, l'astrologie, la d�monomanie, ce que c'est que la substance et l'accident, l'abstrait et le concret, les monades et l'harmonie pr��tablie. - Moi, dit le second, je t�cherai de le rendre juste et digne d'avoir des amis. " Zadig pronon�a : Que tu sois son p�re ou non, tu �pouseras sa m�re.
LES DISPUTES ET LES AUDIENCES
C'est ainsi qu'il montrait tous les jours la subtilit� de son g�nie et la bont� de son �me ; on l'admirait, et cependant on l'aimait. Il passait pour le plus fortun� de tous les hommes ; tout l'empire �tait rempli de son nom ; toutes les femmes le lorgnaient ; tous les citoyens c�l�braient sa justice ; les savants le regardaient comme leur oracle ; les pr�tres m�me avouaient qu'il en savait plus que le vieux archimage Y�bor. On �tait bien loin alors de lui faire des proc�s sur les griffons ; on ne croyait que ce qui lui semblait croyable.
Il y avait une grande querelle dans Babylone, qui durait depuis quinze cents ann�es, et qui partageait l'empire en deux sectes opini�tres : l'une pr�tendait qu'il ne fallait jamais entrer dans le temple de Mithra que du pied gauche ; l'autre avait cette coutume en abomination, et n'entrait jamais que du pied droit. On attendait le jour de la f�te solennelle du feu sacr� pour savoir quelle secte serait favoris�e par Zadig. LI univers avait les yeux sur ses deux pieds, et toute la ville �tait en agitation et en suspens. Zadig entra dans le temple en sautant � pieds joints et il prouva ensuite, par un discours �loquent, que le Dieu du ciel et de la terre, qui n'a acception de personne, ne fait pas plus de cas de la jambe gauche que de la jambe droite.
L'envieux et sa femme pr�tendirent que dans son discours il n'y avait pas assez de figures, qu'il n'avait pas fait assez danser les montagnes et les collines. "Il est sec et sans g�nie, disaient-ils : on ne voit chez lui ni la mer s'enfuir, ni les �toiles tomber, ni le soleil se fondre comme de la cire ; il n'a point le bon style oriental. " Zadig se contentait d'avoir le style de la raison. Tout le monde fut pour lui, non pas parce qu'il �tait dans le bon chemin, non pas parce qu'il �tait raisonnable, non pas parce qu'il �tait aimable, mais parce qu'il �tait premier visir.
Il termina aussi heureusement le grand proc�s entre les mages blancs et les mages noirs. Les blancs soutenaient que c'�tait une impi�t� de se tourner, en priant Dieu, vers l'orient d'hiver ; les noirs assuraient que Dieu avait en horreur les pri�res des hommes qui se tournaient vers le couchant d'�t�. Zadig ordonna qu'on se tourn�t comme on voudrait.
Il trouva ainsi le secret d'exp�dier le matin les affaires particuli�res et les g�n�rales ; le reste du jour, il s'occupait des embellissements de Babylone ; il faisait repr�senter des trag�dies o� l'on pleurait, et des com�dies o� l'on riait ; ce qui �tait pass� de mode depuis longtemps, et ce qu'il fit rena�tre parce qu'il avait du go�t. Il ne pr�tendait pas en savoir plus que les artistes ; il les r�compensait par des bienfaits et des distinctions, et n'�tait point jaloux en secret de leurs talents. Le soir, il amusait beaucoup le roi, et surtout la reine. Le roi disait : "Le grand ministre ! ", la reine disait : " L'aimable ministre ! " et tous deux ajoutaient : " C'e�t �t� grand dommage qu'il e�t �t� pendu. " Jamais homme en place ne fut oblig� de donner tant d'audiences aux dames. La plupart venaient lui parler des affaires qu'elles n'avaient point, pour en avoir une avec lui. La femme de l'envieux s�y pr�senta des premi�res ; elle lui jura par Mithra, par Zend-Avesta, et par le feu sacr�, qu'elle avait d�test� la conduite de son mari ; elle lui confia ensuite que ce mari �tait un jaloux, un brutal ; elle lui fit entendre que les dieux lie punissaient en lui refusant les pr�cieux effets de ce feu sacr� par lequel seul l'homme est semblable aux immortels : elle finit par laisser tomber sa jarreti�re ; Zadig la ramassa avec sa politesse ordinaire, mais il ne la rattacha point au genou de la dame ; et cette petite faute, si c'en est une, fut la cause des plus horribles infortunes. Zadig n'y pensa pas, et la femme de l'envieux y pensa beaucoup.
D'autres dames se pr�sentaient tous les jours. Les annales secr�tes de Babylone pr�tendent qu'il succomba une fois, mais qu'il fut tout �tonn� de jouir sans volupt�, et d'embrasser son amante avec distraction. Celle � qui il donna, presque sans s'en apercevoir, des marques de sa protection, �tait une femme de chambre de la reine Astart�. Cette tendre Babylonienne se disait � elle-m�me pour se consoler : , Il faut que cet homme-l� ait prodigieusement d'affaires dans la t�te, puisqu'il y songe encore m�me en faisant l'amour. " Il �chappa � Zadig, dans les instants o� plusieurs personnes ne disent mot, et o� d'autres ne prononcent que des paroles sacr�es, de s'�crier tout d'un coup : " La reine ! " La Babylonienne crut qu'enfin il �tait revenu � lui dans un bon moment et qu'il lui disait : " Ma reine ! " Mais Zadig, toujours tr�s distrait, pronon�a le nom d'Astar-t�. La dame, qui dans ces heureuses circonstances interpr�tait tout � son avantage, s'imagina que cela voulait dire : "Vous �tes plus belle que la reine Astart� ! " Elle sortit du s�rail de Zadig avec de tr�s beaux pr�sents. Elle alla conter son aventure � l�envieuse, qui �tait son amie intime : celle-ci fut cruellement piqu�e de la pr�f�rence. , Il n'a pas daign� seulement, dit-elle, me rattacher ma jarreti�re que voici, et dont je ne veux plus me servir. - Oh ! oh ! dit la fortun�e � l'envieuse, vous portez les m�mes jarreti�res que la reine ! Vous les prenez donc chez la m�me faiseuse ? " L'envieuse r�va profond�ment, ne r�pondit rien, et alla consulter son mari l'envieux.
Cependant Zadig s'apercevait qu'il avait toujours des distractions quand il donnait des audiences et quand il jugeait ; il ne savait � quoi les attribuer : c'�tait l� sa seule peine.
Il eut un songe : il lui semblait qu'il �tait couch� d'abord sur des herbes s�ches, parmi lesquelles il y en avait quelques-unes de piquantes qui l'incommodaient, et qu'ensuite il reposait mollement sur un lit de roses, dont il sortait un serpent qui le blessait au c�ur de sa langue ac�r�e et envenim�e. " H�las ! disait-il, j'ai �t� longtemps couch� sur ces herbes s�ches et piquantes, je suis maintenant sur le lit de roses ; mais quel sera le serpent ? "
LA JALOUSIE
Le malheur de Zadig vint de son bonheur m�me, et surtout de son m�rite. Il avait tous les jours des entretiens avec le roi et avec Astart�, son auguste �pouse. Les charmes de la conversation redoublaient encore par cette envie de plaire qui est � l'esprit ce que la parure est � la beaut� ; sa jeunesse et ses gr�ces firent insensiblement sur Astart� une impression dont elle ne s'aper�ut pas d'abord. Sa passion croissait dans le sein de l'innocence. Astart� se livrait sans scrupule et sans crainte au plaisir de voir et d'entendre un homme cher � son �poux et � l'Etat ; elle ne cessait de le vanter au roi ; elle en parlait � ses femmes qui ench�rissaient encore sur ses louanges ; tout servait � enfoncer dans son c�ur le trait qu'elle ne sentait pas. Elle faisait des pr�sents � Zadig, dans lesquels il entrait plus de galanterie qu'elle ne pensait ; elle croyait ne lui parler qu'en reine contente de ses services, et quelquefois ses expressions �taient dl une femme sensible.
Astart� �tait beaucoup plus belle que cette S�mire qui ha�ssait tant les borgnes, et que cette autre femme qui avait voulu couper le nez � son �poux. La familiarit� d'Astart�, ses discours tendres, dont elle commen�ait � rougir, ses regards, qu'elle voulait d�tourner, et qui se fixaient sur les siens, allum�rent dans le c�ur de Zadig un feu dont il s'�tonna. Il combattit ; il appela � son secours la philosophie, qui l'avait toujours secouru ; il n'en tira que des lumi�res, et n'en re�ut aucun soulagement. Le devoir, la reconnaissance, la majest� souveraine viol�e, se pr�sentaient � ses yeux comme des dieux vengeurs ; il combattait, il triomphait ; mais cette victoire, qu'il fallait remporter � tout moment, lui co�tait des g�missements et des larmes. Il n'osait plus parler � la reine avec cette douce libert� qui avait eu tant de charmes pour tous deux ; ses yeux se couvraient d'un nuage ; ses discours �taient contraints et sans suite ; il baissait la vue ; et quand, malgr� lui, ses regards se tournaient vers Astart�, ils rencontraient ceux de la reine mouill�s de pleurs, dont il partait des traits de flamme ; ils semblaient se dire l'un � l'autre : "Nous nous adorons, et nous craignons de nous aimer ; nous br�lons tous deux d'un feu que nous condamnons. "
Zadig sortait d'aupr�s d'elle �gar�, �perdu, le c�ur surcharg� d'un fardeau qu'il ne pouvait plus porter : dans la violence de ses agitations, il laissa p�n�trer son secret � son ami Cador, comme un homme qui, ayant soutenu longtemps les atteintes d'une vive douleur, fait enfin conna�tre son mal par un cri qu'un redoublement aigu lui arrache, et par la sueur froide qui coule sur son front.
Cador lui dit : "J'ai d�j� d�m�l� les sentiments que vous vouliez vous cacher � vous-m�me ; les passions ont des signes auxquels on ne peut se m�prendre. Jugez, mon cher Zadig, puisque j'ai lu dans votre c�ur, si le roi n'y d�couvrira pas un sentiment qui l'offense. Il n'a d'autre d�faut que celui d'�tre le plus jaloux des hommes. Vous r�sistez � votre passion avec plus de force que la reine ne combat la sienne, parce que vous �tes philosophe et parce que vous �tes Zadig. Astart� est femme ; elle laisse parler ses regards avec d'autant plus d'imprudence qu'elle ne se croit pas encore coupable. Malheureusement rassur�e sur son innocence, elle n�glige des dehors n�cessaires. Je tremblerai pour elle tant qu'elle n'aura rien � se reprocher. Si vous �tiez d'accord l'un et l'autre, vous sauriez tromper tous les yeux : une passion naissante et combattue �clate ; un amour satisfait sait se cacher. " Zadig fr�mit � la proposition de trahir le roi, son bienfaiteur ; et jamais il ne fut plus fid�le � son prince que quand il fut coupable envers lui d'un crime involontaire. Cependant la reine pronon�ait si souvent le nom de Zadig, son front se couvrait de tant de rougeur en le pronon�ant, elle �tait tant�t si anim�e, tant�t si interdite, quand elle lui parlait en pr�sence du roi ; une r�verie si profonde s'emparait d'elle quand il �tait sorti, que le roi fut troubl�. Il crut tout ce qu'il voyait et imagina tout ce qu'il ne voyait point. Il remarqua surtout que les babouches de sa femme �taient bleues, et que les babouches de Zadig �taient bleues, que les rubans de sa femme �taient jaunes et que le bonnet de Zadig �tait jaune : c'�taient l� de terribles indices pour un prince d�licat. Les soup�ons se tourn�rent en certitudes dans son esprit aigri.
Tous les esclaves des rois et des reines sont autant d'espions de leurs c�urs. On p�n�tra bient�t qu'Astart� �tait tendre, et que Moabdar �tait jaloux. L'envieux engagea l'envieuse � envoyer au roi sa jarreti�re, qui ressemblait � celle de la reine. Par surcro�t de malheur, cette jarreti�re �tait bleue. Le monarque ne songea plus qu'� la mani�re de se venger. Il r�solut une nuit d'empoisonner la reine, et de faire mourir Zadig par le cordeau, au point du jour. L'ordre en fut donn� � un impitoyable eunuque, ex�cuteur des vengeances. Il y avait alors dans la chambre du roi un petit nain qui �tait muet, mais qui n'�tait pas sourd. On le souffrait toujours : il �tait t�moin de ce qui se passait de plus secret, comme un animal domestique. Ce petit muet �tait tr�s attach� � la reine et � Zadig. Il entendit, avec autant de surprise que d'horreur, donner l'ordre de leur mort. Mais comment faire pour pr�venir cet ordre effroyable, qui allait s'ex�cuter dans peu d'heures ? Il ne savait pas �crire, mais il avait appris � peindre, et savait surtout faire ressembler. Il passa une partie de la nuit � crayonner ce qu'il voulait faire entendre � la reine. Son dessin repr�sentait le roi agit� de fureur, dans un coin du tableau, donnant des ordres � son eunuque ; un cordeau bleu et un vase sur la table, avec des jarreti�res bleues et des rubans jaunes ; la reine dans le milieu du tableau, expirante entre les bras de ses femmes, et Zadig �trangl� � ses pieds. L'horizon repr�sentait un soleil levant, pour marquer que cette horrible ex�cution devait se faire aux premiers rayons de l'aurore. D�s qu'il eut fini cet ouvrage, il courut chez une femme d'Astart�, la r�veilla, et lui fit entendre qu'il fallait dans l'instant m�me porter ce tableau � la reine.
Cependant, au milieu de la nuit, on vient frapper � la porte de Zadig ; on le r�veille ; on lui donne un billet de la reine ; il doute si c'est un songe ; il ouvre la lettre d'une main tremblante. Quelle fut sa surprise, et qui pourrait exprimer la consternation et le d�sespoir dont il fut accabl�, quand il lut ces paroles : Fuyez, dans l'instant m�me, ou l'on va vous arracher la vie. Fuyez, Zadig, je vous l'ordonne au nom de notre amour et de mes rubans jaunes. Je n'�tais point coupable ; mais je sens que je vais mourir criminelle.
Zadig eut � peine la force de parler. Il ordonna qu'on fit venir Cador, et, sans lui rien dire, il lui donna ce billet. Cador le for�a d'ob�ir et de prendre sur-le-champ la route de Memphis. " Si vous osez aller trouver la reine, lui dit-il, vous h�tez sa mort ; si vous parlez au roi, vous la perdez encore. Je me charge de sa destin�e ; suivez la v�tre. Je r�pandrai le bruit que vous avez pris la route des Indes. Je viendrai bient�t vous trouver, et je vous apprendrai ce qui se sera pass� � Babylone. "
Cador dans le moment m�me, fit placer deux dromadaires des plus l�gers � la course vers une porte secr�te du palais ; il fit monter Zadig, qu'il fallut porter et qui �tait pr�s de rendre l'�me. Un seul domestique l'accompagna ; et bient�t Cador, plong� dans l'�tonnement et dans la douleur, perdit son ami de vue.
Cet illustre fugitif, arriv� sur le bord d'une colline dont on voyait Babylone, tourna la vue sur le palais de la reine, et s'�vanouit ; il ne reprit ses sens que pour verser des larmes et pour souhaiter la mort. Enfin, apr�s s'�tre occup� de la destin�e d�plorable de la plus aimable des femmes et de la premi�re reine du monde, il fit un moment de retour sui lui-m�me et s'�cria : " ou'est-ce donc que la vie humaine ? � vertu ! � quoi m'avez-vous servi ? Deux femmes m�ont indignement tromp�, la troisi�me qui n'est point coupable, et qui est plus belle que les autres, va mourir ! Tout ce que j�ai fait de bien a toujours �t� pour moi une source de mal�dictions, et je n'ai �t� �lev� au comble de la grandeur que pour tomber dans le plus horrible pr�cipice de l'infortune. Si j'eusse �t� m�chant comme tant d'autres, je serais heureux comme eux. " Accabl� de ces r�flexions funestes, les yeux charg�s du voile de la douceur, la p�leur de la mort sur le visage, et l'�me ab�m�e dans l'exc�s d'un sombre d�sespoir, il continuait son voyage vers l'Egypte.
LA FEMME BATTUE
Zadig dirigeait sa route sur les �toiles. La constellation d'Orion et le brillant astre de Sirius le guidaient vers le p�le de Canope. Il admirait ces vastes globes de lumi�re qui ne paraissent que de faibles �tincelles � nos yeux, tandis que la terre, qui n'est en effet qu'un point imperceptible dans la nature, para�t � notre cupidit� quelque chose de si grand et de si noble. Il se figurait alors les hommes tels qu'ils sont en effet, des insectes se d�vorant les uns les autres sur un petit atome de boue. Cette image vraie semblait an�antir ses malheurs en lui retra�ant le n�ant de son �tre et celui de Babylone. Son �me s'�lan�ait jusque dans l'infini, et contemplait, d�tach�e de ses sens, l'ordre immuable de l'univers. Mais lorsque ensuite, rendu � luim�me et rentrant dans son cceur, il pensait qu'Astart� �tait peut-�tre morte pour lui, l'univers disparaissait � ses yeux, et il ne voyait dans la nature enti�re qu'Astart� mourante et Zadig infortun�.
Comme il se livrait � ce flux et � ce reflux de philosophie sublime et de douleur accablante, il avan�ait vers les fronti�res de l'Egypte ; et d�j� son domestique fid�le �tait dans la premi�re bourgade, o� il lui cherchait un logement. Zadig cependant se promenait vers les jardins qui bordaient ce village. Il vit, non loin du grand chemin, une femme �plor�e qui appelait le ciel et la terre � son secours, et un homme furieux qui la suivait. Elle �tait d�j� atteinte par lui, elle embrassait ses genoux. Cet homme l'accablait de coups et de reproches. Il jugea, � la violence de l'Egyptien et aux pardons r�it�r�s que lui demandait la dame, que l'un �tait un jaloux et l'autre une infid�le ; mais quand il eut consid�r� cette femme, qui �tait d'une beaut� touchante, et qui m�me ressemblait un peu � la malheureuse Astart�, il se sentit p�n�tr� de compassion pour elle et d'horreur pour l'Egyptien. " Secourez-moi, s'�cria-t-elle � Zadig avec des sanglots ; tirez-moi des mains du plus barbare des hommes, sauvez-moi la vie. "
A ces cris, Zadig courut se jeter entre elle et ce barbare. Il avait quelque connaissance de la langue �gyptienne. Il lui dit en cette langue : " Si vous avez quelque humanit�, je vous conjure de respecter la beaut� et la faiblesse. Pouvezvous outrager ainsi un chef-d'�uvre de la nature, qui est � vos pieds, et qui n'a pour sa d�fense que des larmes ? - Ah ! ah ! lui dit cet emport�, tu l'aimes donc aussi ; et c'est de toi qu'il faut que je me venge." En disant ces paroles, il laisse la dame qu'il tenait d'une main par les cheveux, et, prenant sa lance, il veut en percer l'�tranger. Celui-ci, qui �tait de sang-froid, �vita ais�ment le coup d'un furieux. il se saisit de la lance pr�s du fer dont elle est arm�e. L'un veut la retirer, l'autre l'arracher. Elle se brise entre leurs mains. L'Egyptien tire son �p�e ; Zadig s'arme de la sienne. Ils s'attaquent l'un l'autre. Celui-ci porte cent coups pr�cipit�s ; celui-l� les pare avec adresse. La dame, assise sur un gazon, rajuste sa coiffure et les regarde. L'Egyptien �tait plus robuste que son adversaire ; Zadig �tait plus adroit. Celui-ci se battait en homme dont la t�te conduisait le bras et celui-l� comme un emport�, dont une col�re aveugle guidait les mouvements au hasard. Zadig passe � lui et le d�sarme ; et, tandis que l'Egyptien, devenu plus furieux, veut se jeter sur lui, il le saisit, le presse, le fait tomber en lui tenant l'�p�e sur la poitrine ; il lui offre de lui donner la vie. L'Egyptien, hors de lui, lire son poignard ; il en blesse Zadig dans le temps m�me que le vainqueur lui pardonnait. Zadig, indign�, lui plonge son �p�e dans le sein. L'Egyptien jette un cri horrible, et meurt en se d�battant.
Zadig alors s'avan�a vers la dame, et lui dit d'une voix soumise : " Il m'a forc� de le tuer : je vous ai veng�e ; vous �tes d�livr�e de l'homme le plus violent que j'aie jamais vu. Que voulez-vous maintenant de moi, Madame ? - Que tu meures, sc�l�rat, lui r�pondit-elle, que tu meures ; tu as tu� mon amant ; je voudrais pouvoir d�chirer ton c�ur. - En v�rit�, Madame, vous aviez l� un �trange homme pour amant, lui r�pondit Zadig ; il vous battait de toutes ses forces, et il voulait m'arracher la vie parce que vous m'avez conjur� de vous secourir. - Je voudrais qu'il me batt�t encore, reprit la dame en poussant des cris. Je le m�ritais bien, je lui avais donn� de la jalousie. Pl�t au Ciel qu'il me batt�t, et que tu fusses � sa place ! " Zadig, plus surpris et plus en col�re qu'il ne l'avait �t� de sa vie, lui dit : , Madame, toute belle que vous �tes, vous m�riteriez que je vous battisse � mon tour, tant vous �tes extravagante ; mais je n'en prendrai pas la peine. " L�-dessus, il remonta sur son chameau et avan�a vers le bourg. A peine avait-il fait quelques pas qu'il se retourne au bruit que faisaient quatre courriers de Babylone. Ils venaient � toute bride. L'un d'eux, en voyant cette femme, s'�cria : "C'est elle-m�me, elle ressemble au portrait qu'on nous en a fait. " Ils ne s'embarrass�rent pas du mort et se saisirent incontinent de la dame. Elle ne cessait de crier � Zadig : " Secourez-moi encore une fois, �tranger g�n�reux ! Je vous demande pardon de m'�tre plainte de vous. Secourez-moi, et je suis � vous jusqu'au tombeau. " L'envie avait pass� � Zadig de se battre d�sormais pour elle. "A d'autres ! r�pondit-il ; vous ne m'y attraperez plus. "
D'ailleurs il �tait bless�, son sang coulait, il avait besoin de secours ; et la vue des quatre Babyloniens, probablement envoy�s par le roi Moabdar, le remplissait d'inqui�tude. Il s'avance en h�te vers le village, n'imaginant pas pourquoi quatre courriers de Babylone venaient prendre cette Egyptienne, mais encore plus �tonn� du caract�re de cette dame.
L'ESCLAVAGE
Comme il entrait dans la bourgade �gyptienne, il se vit entour� par le peuple. Chacun criait : "Voil� celui qui a enlev� la belle Missouf, et qui vient d'assassiner Cl�tofis ! - Messieurs, dit-il, Dieu me pr�serve d'enlever jamais votre belle Missouf ! elle est trop capricieuse, et, � l'�gard de Cl�tofis, je ne l'ai point assassin�, je me suis d�fendu seulement contre lui. Il voulait me tuer, parce que je lui avais demand� tr�s humblement gr�ce pour la belle Missouf, qu'il battait impitoyablement. Je suis un �tranger qui vient chercher un asile dans l'Egypte ; et il n'y a pas d'apparence qu'en venant demander votre protection, j'aie commenc� par enlever une femme, et par assassiner un homme. "
Les Egyptiens �taient alors justes et humains. Le peuple conduisit Zadig � la maison de ville. On commen�a par le faire panser de sa blessure, et ensuite on l'interrogea, lui et son domestique s�par�ment, pour savoir la v�rit�. On reconnut que Zadig n'�tait point un assassin ; mais il �tait coupable du sang d'un homme ; la loi le condamnait � �tre esclave. On vendit au profit de la bourgade ses deux chameaux ; on distribua aux habitants tout l'or qu'il avait apport� ; sa personne fut expos�e en vente dans la place publique, ainsi que celle de son compagnon de voyage. Un marchand arabe, nomm� S�toc, y mit l'ench�re ; mais le valet, plus propre � la fatigue, fut vendu bien plus ch�rement que le ma�tre. On ne faisait pas de comparaison entre ces deux hommes. Zadig fut donc esclave subordonn� � son valet : on les attacha ensemble avec une cha�ne qu'on leur passa aux pieds, et en cet �tat ils suivirent le marchand arabe dans sa maison. Zadig, en chemin, consolait son domestique et l'exhortait � la patience ; mais, selon sa coutume, il faisait des r�flexions sur la vie humaine. "Je vois, lui disait-il, que les malheurs de ma destin�e se r�pandent sur la tienne. Tout m'a tourn� jusqu'ici d'une fa�on bien �trange. J'ai �t� condamn� � l'amende pour avoir vu passer une chienne ; j'ai pens� �tre empal� pour un griffon ; j'ai �t� envoy� au supplice parce que j'avais fait des vers � la louange du roi ; j'ai �t� sur le point d'�tre �trangl� parce que la reine avait des rubans jaunes ; et me voici esclave avec toi parce qu'un brutal a battu sa ma�tresse. Allons, ne perdons point courage ; tout ceci finira peut-�tre ; il faut bien que les marchands arabes aient des esclaves ; et pourquoi ne le serais-je pas comme un autre puisque je suis un homme comme un autre ? Ce marchand ne sera pas impitoyable ; il faut qu'il traite bien ses esclaves, s'il en veut tirer des services." Il parlait ainsi, et, dans le fond de son c�ur, il �tait occup� du sort de la reine de Babylone.
S�toc, le marchand, partit deux jours apr�s pour l'Arabie d�serte, avec ses esclaves et ses chameaux. Sa tribu habitait vers le d�sert d'Horeb. Le chemin fut long et p�nible. S�toc, dans la route, faisait bien plus de cas du valet que du ma�tre, parce que le premier chargeait bien mieux les chameaux ; et toutes les petites distinctions furent pour lui.
Un chameau mourut � deux journ�es d'Horeb ; on r�partit sa charge sur le dos de chacun des serviteurs ; Zadig en eut sa part. S�toc se mit � rire en voyant tous ses esclaves marcher courb�s. Zadig prit la libert� de lui en expliquer la raison, et lui apprit les lois de l'�quilibre. Le marchand, �tonn�, commen�a � le regarder d'un autre �il. Zadig, voyant qu'il avait excit� sa curiosit�, la redoubla en lui apprenant beaucoup de choses qui n'�taient point �trang�res � son commerce ; les pesanteurs sp�cifiques des m�taux et des denr�es sous un volume �gal ; les propri�t�s de plusieurs animaux utiles ; le moyen de rendre tels ceux qui ne l'�taient pas ; enfin il lui parut un sage. S�toc lui donna la pr�f�rence sur son camarade qu'il avait tant estim�. Il le traita bien, et n'eut pas sujet de s'en repentir.
Arriv� dans sa tribu, S�toc commen�a par redemander cinq cents onces d'argent � un H�breu auquel il les avait pr�t�es en pr�sence de deux t�moins ; mais ces deux t�moins �taient morts, et l'H�breu, ne pouvant �tre convaincu, s'appropriait l'argent du marchand, en remerciant Dieu de ce qu'il lui avait donn� le moyen de tromper un Arabe. S�toc confia sa peine � Zadig, qui �tait devenu son conseil. "En quel endroit, demanda Zadig, pr�t�tes-vous vos cinq cents onces � cet infid�le ? - Sur une large pierre, r�pondit le marchand, qui est aupr�s du mont Horeb. - Quel est le caract�re de votre d�biteur ? dit Zadig. - Celui d'un fripon, reprit S�toc. - Mais je vous demande si c'est un homme vif ou flegmatique, avis� ou imprudent. - C'est de tous les mauvais payeurs, dit S�toc, le plus vif que je connaisse. - Eh bien, insista Zadig, permettez que je plaide votre cause devant le juge. " En effet, il cita l'H�breu au tribunal, et il parla ainsi au juge : " Oreiller du tr�ne d'�quit�, je viens redemander � cet homme, au nom de mon ma�tre, cinq cents onces d'argent, qu'il ne veut pas rendre. - Avez-vous des t�moins ? dit le juge. - Non, ils sont morts ; mais il reste une large pierre sur laquelle l'argent fut compt� ; et, s'il pla�t � Votre Grandeur d'ordonner qu'on aille chercher la pierre, j'esp�re qu'elle portera t�moignage ; nous resterons ici, l'H�breu et moi, en attendant que la pierre vienne ; je l'enverrai chercher aux d�pens de S�toc, mon ma�tre. - Tr�s volontiers ", r�pondit le juge. Et il se mit � exp�dier d'autres affaires.
A la fin de l'audience : " Eh bien, dit-il � Zadig, votre pierre n'est pas encore venue ? " L'H�breu, en riant, r�pondit : " Votre Grandeur resterait ici jusqu'� demain que la pierre ne serait pas encore arriv�e ; elle est � plus de six milles d'ici, et il faudrait quinze hommes pour la remuer. - Eh bien, s'�cria Zadig, je vous avais bien dit que la pierre porterait t�moignage ; puisque cet homme sait o� elle est, il avoue donc que c'est sur elle que l'argent fut compt�." L'H�breu, d�concert�, fut bient�t contraint de tout avouer. Le juge ordonna qu'il serait li� � la pierre, sans boire ni manger, jusqu � ce qu'il e�t rendu les cinq cents onces, qui furent bient�t pay�es.
L'esclave Zadig et la pierre furent en grande recommandation dans l'Arabie.
LE BUCHER
S�toc, enchant�, fit de son esclave son ami intime. Il ne pouvait pas plus se passer de lui qu'avait fait le roi de Babylone ; et Zadig fut heureux que S�toc n'e�t point de femme. il d�couvrait dans son ma�tre un naturel port� au bien, beaucoup de droiture et de bon sens. Il fut f�ch� de voir qu'il adorait l'arm�e c�leste, c'est-�-dire le soleil, la lune et les �toiles, selon l'ancien usage d'Arabie. Il lui en parlait quelquefois avec beaucoup de discr�tion. Enfin il lui dit que c'�taient des corps comme les autres, qui ne m�ritaient pas plus son hommage qu'un arbre ou un rocher. "Mais, disait S�toc, ce sont des �tres �ternels dont nous tirons tous nos avantages ; ils animent la nature ; ils r�glent les saisons ; ils sont d'ailleurs si loin de nous qu'on ne peut pas s'emp�cher de les r�v�rer. - Vous recevez plus d'avantages, r�pondit Zadig, des eaux de la mer Rouge, qui portent vos marchandises aux Indes. Pourquoi ne serait-elle pas aussi ancienne que les �toiles ? Et, si vous adorez ce qui est �loign� de vous, vous devez adorer la terre des Gangarides, qui est aux extr�mit�s du monde. - Non, disait S�toc, les �toiles sont trop brillantes pour que je ne les adore pas. " Le soir venu, Zadig alluma un grand nombre de flambeaux dans la tente o� il devait souper avec S�toc ; et, d�s que son patron parut, il se jeta � genoux devant ces cires allum�es, et leur dit : " Eternelles et brillantes clart�s, soyez-moi toujours propices. " Ayant prof�r� ces paroles, il se mit � table sans regarder S�toc. "Que faites-vous donc ? lui dit S�toc �tonn�. - Je fais comme vous, r�pondit Zadig ; j'adore ces chandelles, et je n�glige leur ma�tre et le mien. " S�toc comprit le sens profond de cet apologue. La sagesse de son esclave entra dans son �me ; il ne prodigua plus son encens aux cr�atures, et adora l'Etre �ternel qui les a faites.
Il y avait alors dans l'Arabie une coutume affreuse, venue originairement de Scythie, et qui, s'�tant �tablie dans les Indes par le cr�dit des bracmanes, mena�ait d'envahir tout l'Orient. Lorsqu'un homme mari� �tait mort et que sa femme bien-aim�e voulait �tre sainte, elle se br�lait en public sur le corps de son mari. C'�tait une f�te solennelle qui s'appelait le b�cher du veuvage. La tribu dans laquelle il y avait eu le plus de femmes br�l�es �tait la plus consid�r�e. Un Arabe de la tribu de S�toc �tant mort, sa veuve, nomm�e Almona, qui �tait fort d�vote, fit savoir le jour et l'heure o� elle se jetterait dans le feu au son des tambours et des trompettes. Zadig remontra � S�toc combien cette horrible coutume �tait contraire au bien du genre humain ; qu'on laissait br�ler tous les jours de jeunes veuves qui pouvaient donner des enfants � l'Etat, ou du moins �lever les leurs ; et il le fit convenir qu'il fallait, si on pouvait, abolir un usage si barbare. S�toc r�pondit :" Il y a plus de mille ans que les femmes sont en
possession de se br�ler. Qui de nous osera changer une loi que le temps a consacr�e ? Y a-t-il rien de plus respectable qu'un ancien abus ? - La raison est plus ancienne, reprit Zadig. Parlez aux chefs des tribus, et je vais trouver la jeune veuve. "
Il se fit pr�senter � elle ; et, apr�s s'�tre insinu� dans son esprit par des louanges sur sa beaut�, apr�s lui avoir dit combien c'�tait dommage de mettre au feu tant de charmes, il la loua encore sur sa constance et sur son courage. "Vous aimiez donc prodigieusement votre mari ? dit-il. - Moi ? Point du tout, r�pondit la dame arabe. C'�tait un brutal, un jaloux, un homme insupportable ; mais je suis fermement r�solue de me jeter sur son b�cher. - Il faut, dit Zadig, qu'il y ait apparemment un plaisir bien d�licieux � �tre br�l�e vive. - Ah ! cela fait fr�mir la nature, dit la dame ; mais il faut en passer par l�. Je suis d�vote ; je serais perdue de r�putation, et tout le monde se moquerait de moi, si je ne me br�lais pas. " Zadig, l'ayant fait convenir qu'elle se br�lait pour les autres, et par vanit�, lui parla longtemps d'une mani�re � lui faire aimer un peu la vie, et parvint m�me � lui inspirer quelque bienveillance pour celui qui lui parlait. " Que feriez-vous enfin, lui dit-il, si la vanit� de vous br�ler ne vous tenait pas ? - H�las ! dit la dame, je crois que je vous prierais de m'�pouser. "
Zadig �tait trop rempli de l'id�e d'Astart� pour ne pas �luder cette d�claration ; mais il alla dans l'instant trouver les chefs des tribus, leur dit ce qui s'�tait pass�, et leur conseilla de faire une loi par laquelle il ne serait pas permis � une veuve de se br�ler qu�apr�s avoir entretenu un jeune homme, t�te � t�te, pendant une heure enti�re. Depuis ce temps, aucune dame ne se br�la en Arabie. On eut au seul Zadig l'obligation d'avoir d�truit en un jour une coutume si cruelle, qui durait depuis tant de si�cles. Il �tait donc le bienfaiteur de l'Arabie.
LE SOUPER
S�toc, qui ne pouvait se s�parer de cet homme en qui habitait la sagesse, le mena � la grande foire de Balzora, o� devaient se rendre les plus grands n�gociants de la terre habitable. Ce fut pour Zadig une consolation sensible de voir tant d'hommes de diverses contr�es r�unis dans la m�me place. Il lui paraissait que l'univers �tait une grande famille qui se rassemblait � Balzora. Il se trouva � table, d�s le second jour, avec un Egyptien, un Indien gangaride, un habitant du Cathay, un Grec, un Celte, et plusieurs autres �trangers qui, dans leurs fr�quents voyages vers le golfe arabique, avaient appris assez d'arabe pour se faire entendre. L'Egyptien paraissait fort en col�re. " Quel abominable pays que Balzora ! disait-il ; on m'y refuse mille onces d'or sur le meilleur effet du monde. - Comment donc ! dit S�toc ; sur quel effet a-t-on refus� cette somme " - Sur le corps de ma tante, r�pondit l'Egyptien ; c'�tait la plus brave femme d'Egypte. Elle m'accompagnait toujours ; elle est morte en chemin : j'en ai fait une des plus belles momies que nous ayons ; et je trouverais dans mon pays tout ce que je voudrais en la mettant en gage. Il est bien �trange qu'on ne veuille pas seulement me donner ici mille onces d'or sur un effet si solide." Tout en se courrou�ant, il �tait pr�t de manger d'une excellente poule bouillie, quand l'Indien, le prenant par la main, s'�cria avec douleur : Ah ! qu'allez-vous faire ? - Manger de cette poule, dit l'homme � la momie. - Gardez-vous-en bien, dit le Gangaride. Il se pourrait faire que l'�me de la d�funte f�t pass�e dans le corps de cette poule, et vous ne voudriez pas vous exposer � manger votre tante. Faire cuire des poules, c'est outrager manifestement la nature. - Que voulez-vous dire avec votre nature et vos poules ? reprit le col�rique Egyptien ; nous adorons un b�uf, et nous en mangeons bien. - Vous adorez un b�uf ! est-il possible ? dit l'homme du Gange. - Il n'y a rien de si possible, repartit l'autre ; il y a cent trente-cinq mille ans que nous en usons ainsi ; et personne parmi nous n'y trouve � redire. - Ah ! cent trente-cinq mille ans ! dit l'Indien, ce compte est un peu exag�r� ; il n'y en a que quatre-vingt mille que l'Inde est peupl�e, et assur�ment nous sommes vos anciens ; et Brahma nous avait d�fendu de manger des b�ufs avant que vous vous fussiez avis�s de les mettre sur les autels et � la broche. - Voil� un plaisant animal que votre Brahma, pour le comparer � Apis ! dit l'Egyptien ; qu'a donc fait votre Brahma de si beau ? " Le bramin r�pondit : "C'est lui qui a appris aux hommes � lire et � �crire, et � qui toute la terre doit le jeu des �checs. - Vous vous trompez, dit un Chald�en qui �tait aupr�s de lui ; c'est le poisson Oann�s � qui on doit de si grands bienfaits, et il est juste de ne rendre qu'� lui ses hommages. Tout le monde vous dira que c'�tait un �tre divin, qu'il avait la queue dor�e, avec une belle t�te d'homme, et qu'il sortait de l'eau pour venir pr�cher � terre trois heures par jour. Il eut plusieurs enfants, qui furent rois, comme chacun sait. J'ai son portrait chez moi, que je r�v�re comme je le dois. On peut manger du b�uf tant qu'on veut ; mais c'est assur�ment une tr�s grande impi�t� de faire cuire du poisson ; d'ailleurs vous �tes tous deux d'une origine trop peu noble et trop r�cente pour ne rien disputer. La nation �gyptienne ne compte que cent trente-cinq mille ans et les Indiens ne se vantent que de quatre-vingt mille, tandis que nous avons des almanachs de quatre mille si�cles. Croyez-moi, renoncez � vos folies, et je vous donnerai � chacun un beau portrait d'Oann�s. "
L'homme de Cambalu, prenant la parole, dit : "Je respecte fort les Egyptiens, les Chald�ens, les Grecs, les Celtes, Brahma, le b�uf Apis, le beau poisson Oann�s ; mais peut-�tre que le Li ou le Tien*, comme on voudra l'appeler, vaut bien les b�ufs et les poissons. Je ne dirai rien de mon pays ; il est aussi grand que la terre d'Egypte, la Chald�e et les Indes ensemble. Je ne dispute pas d'antiquit�, parce qu'il suffit d'�tre heureux, et que c'est fort peu de chose d'�tre ancien ; mais, s'il faut parler d'almanachs, je dirais que toute l'Asie prend les n�tres, et que nous en avions de fort bons avant qu'on s�t l'arithm�tique en Chald�e.
- Vous �tes de grands ignorants tous tant que vous �tes, s'�cria le Grec ; est-ce que vous ne savez pas que le chaos est le p�re de tout, et que la forme et la mati�re ont mis le monde dans l'�tat o� il est) " Ce Grec parla longtemps ; mais il fut enfin interrompu'par le Celte, qui, ayant beaucoup bu pendant qu'on disputait, se crut alors plus savant que tous les autres, et dit en jurant qu'il n'y avait que Teutath et le gui de ch�ne qui valussent la peine qu'on en parl�t ; que, pour lui, il avait toujours du gui dans sa poche ; que les Scythes, ses anc�tres, �taient les seuls gens de bien qui eussent jamais �t� au monde ; qu'ils avaient, � la v�rit�, quelquefois mang� des hommes, mais que cela n'emp�chait pas qu'on ne d�t avoir beaucoup de respect pour sa nation ; et qu'enfin, si quelqu'un parlait mal de Teutath, il lui apprendrait � vivre. La querelle s'�chauffa pour lors, et S�toc vit le moment o� la table allait �tre ensanglant�e. Zadig, qui avait gard� le silence pendant toute la dispute, se leva enfin : il s'adressa d'abord au Celte, comme au plus furieux ; il lui dit qu'il avait raison, et lui demanda du gui ; il loua le Grec sur son �loquence, et adoucit tous les esprits �chauff�s. Il ne dit que tr�s peu de chose � l'homme de Cathay, parce qu'il avait �t� le plus raisonnable de tous. Ensuite il leur dit : " Mes amis, vous alliez vous quereller pour rien, car vous �tes tous du m�me avis." A ce mot, ils se r�cri�rent tous. " N'est-il pas vrai, dit-il au Celte, que vous n'adorez pas ce gui, mais celui qui a fait le gui et le ch�ne ? - Assur�ment, r�pondit le Celte. - Et vous, monsieur l'Egyptien, vous r�v�rez apparemment dans un certain b�uf celui qui vous a donn� les b�ufs ? - Oui, dit l'Egyptien. - Le poisson Oann�s, continua-t-il, doit c�der � celui qui a fait la mer et les poissons. - D'accord, dit le Chald�en. - L'Indien, ajouta-t-il, et le Cathayen reconnaissent comme vous un premier principe ; je n'ai pas trop bien compris les choses admirables que le Grec a dites, mais je suis s�r qu'il admet aussi un Etre sup�rieur, de qui la forme et la mati�re d�pendent." Le Grec, qu'on admirait, dit que Zadig avait tr�s bien pris sa pens�e. "Vous �tes donc tous de m�me avis, r�pliqua Zadig, et il n'y a pas l� de quoi se quereller. " Tout le monde l'embrassa. S�toc, apr�s avoir vendu fort cher ses denr�es, reconduisit son ami Zadig dans sa tribu. Zadig apprit en arrivant qu'on lui avait fait son proc�s en son absence et qu'il allait �tre br�l� � petit feu.
LES RENDEZ-VOUS
Pendant son voyage � Balzora les pr�tres des �toiles avaient r�solu de le punir. Les pierreries et les ornements des jeunes veuves qu'ils envoyaient au b�cher leur appartenaient de droit ; c'�tait bien le moins qu'ils fissent br�ler Zadig pour le mauvais tour qu'il leur avait jou�. Ils accus�rent donc Zadig d'avoir des sentiments erron�s sur l'arm�e c�leste ; ils d�pos�rent contre lui, et jug�rent qu'ils lui avaient entendu dire que les �toiles ne se couchaient pas dans la mer. Ce blasph�me effroyable fit fr�mir les juges ; ils furent pr�ts de d�chirer leurs v�tements quand ils ou�rent ces paroles impies, et ils l'auraient fait sans doute, si Zadig avait eu de quoi les payer. Mais, dans l'exc�s de leur douleur, ils se content�rent de le condamner � �tre br�l� � petit feu. S�toc, d�sesp�r�, employa en vain son cr�dit pour sauver son ami ; il fut bient�t oblig� de se taire. La jeune veuve Almona, qui avait pris beaucoup de go�t � la vie et qui en avait obligation � Zadig, r�solut de le tirer du b�cher, dont il lui avait fait conna�tre l'abus. Elle roula son dessein dans sa t�te, sans en parler � personne. Zadig devait �tre ex�cut� le lendemain ; elle n'avait que la nuit pour le sauver : voici comme elle s'y prit, en femme charitable et prudente.
Elle se parfuma, elle releva sa beaut� par l'ajustement le plus riche et le plus galant, et alla demander une audience secr�te au chef des pr�tres des �toiles. Quand elle fut devant ce vieillard v�n�rable, elle lui parla en ces termes : " Fils a�n� de la grande ourse, fr�re du taureau, cousin du grand chien (c'�taient les titres de ce pontife), je viens vous confier mes scrupules. J'ai bien peur d'avoir commis un p�ch� �norme en ne me br�lant pas dans le b�cher de mon cher mari. En effet, qu'avais-je � conserver ? une chair p�rissable, et qui est d�j� toute fl�trie. " En disant ces paroles, elle tira de ses longues manches de soie ses bras nus, d'une forme admirable et d'une blancheur �blouissante. "Vous voyez, dit-elle, le peu que cela vaut. " Le pontife trouva dans son c�ur que cela valait beaucoup. Ses yeux le dirent, et sa bouche le confirma : il jura qu'il n'avait vu de sa vie de si beaux bras. "H�las ! lui dit la veuve, les bras peuvent �tre un peu moins mal que le reste ; mais vous m'avouerez que la gorge n'�tait pas digne de mes attentions. " Alors elle laissa voir le sein le plus charmant que la nature e�t jamais form�. Un bouton de rose sur une pomme d'ivoire n'e�t paru aupr�s que de la garance sur le buis, et les agneaux sortant du lavoir auraient sembl� d'un jaune brun. Cette gorge, ses grands yeux noirs qui languissaient en brillant doucement d'un feu tendre, ses joues anim�es de la plus belle pourpre m�l�e au blanc de lait le plus pur, son nez, qui n'�tait pas comme la tour du mont Liban, ses l�vres, qui �taient comme deux bordures de corail renfermant les plus belles perles de la mer d'Arabie, tout cela ensemble fit croire au vieillard qu'il avait vingt ans. Il fit en b�gayant une d�claration tendre. Almona, le voyant enflamm�, lui demanda la gr�ce de Zadig. " H�las ! dit-il, ma belle dame, quand je vous accorderais sa gr�ce, mon indulgence ne servirait � rien ; il faut qu'elle soit sign�e de trois autres de mes confr�res. - Signez toujours, dit Almona. - Volontiers, dit le pr�tre, � condition que vos faveurs seront le prix de ma facilit�. - Vous me faites trop d'honneur, dit Almona ; ayez seulement pour agr�able de venir dans ma chambre apr�s que le soleil sera couch�, et d�s que la brillante �toile Sheat sera sur l'horizon. Vous me trouverez sur un sofa couleur de rose, et vous en userez comme vous pourrez avec votre servante. " Elle sortit alors emportant avec elle la signature, et laissa la vieillard plein d'amour et de d�fiance de ses forces. Il employa le reste du jour � se baigner ; il but une liqueur compos�e de la cannelle de Ceylan et des pr�cieuses �pices de Tidor et de Ternate, et attendit avec impatience que l'�toile Sheat v�nt � para�tre.
Cependant la belle Almona alla trouver le second pontife. Celui-ci l'assura que le soleil, la lune et tous les feux du firmament n'�taient que des feux follets en comparaison de ses charmes. Elle lui demanda la m�me gr�ce, et on lui proposa d'en donner le prix. Elle se laissa vaincre, et donna rendez-vous au second pontife au lever de l'�toile Alg�nib. De l�, elle passa chez le troisi�me et chez le quatri�me pr�tre, prenant toujours une signature et donnant un rendez-vous d'�toile en �toile. Alors elle fit avertir les juges de venir chez elle pour une affaire importante. Ils s'y rendirent : elle leur montra les quatre noms et leur dit � quel prix les pr�tres avaient vendu la gr�ce de Zadig. Chacun d'eux arriva � l'heure prescrite ; chacun fut bien �tonn� d'y trouver ses confr�res, et plus encore d'y trouver les juges, devant qui leur honte fut manifest�e. Zadig fut sauv�. S�toc fut si charm� par l'habilet� d'Almona qu'il en fit sa femme. Zadig partit apr�s s'�tre jet� aux pieds de sa belle lib�ratrice. S�toc et lui se quitt�rent en pleurant, en se jurant une amiti� �ternelle et en se promettant que le premier des deux qui ferait une grande fortune en ferait part � l'autre.
Zadig marcha du c�t� de la Syrie, toujours pensant � la malheureuse Astart�, et toujours r�fl�chissant sur le sort qui s'obstinait � se jouer de lui et � le pers�cuter. "Quoi ! disait-il, quatre cents onces d'or pour avoir vu passer une chienne ! condamn� � �tre d�capit� pour quatre mauvais vers � la louange du roi ! pr�t � �tre �trangl� parce que la reine avait des babouches de la couleur de mon bonnet ! r�duit en esclavage pour avoir secouru une femme qu'on battait ! et sur le point d'�tre br�l� pour avoir sauv� la vie � toutes les jeunes veuves arabes !
LE BRIGAND
En arrivant aux fronti�res qui s�parent l'Arabie P�tr�e de la Syrie, comme il passait pr�s d'un ch�teau assez fort, des Arabes arm�s en sortirent. il se vit entour� ; on lui criait : " Tout ce que vous avez nous appartient, et votre personne appartient � notre ma�tre." Zadig pour r�ponse tira son �p�e ; son valet, qui avait du courage, en fit autant. Ils renvers�rent morts les premiers Arabes qui mirent la main sur eux ; le nombre redoubla ; ils ne s'�tonn�rent point, et r�solurent de p�rir en combattant. On voyait deux hommes se d�fendre contre une multitude ; un tel combat ne pouvait durer longtemps. Le ma�tre du ch�teau, nomm� Arbogad, ayant vu d'une fen�tre les prodiges de valeur que faisait Zadig, con�ut de l'estime pour lui. Il descendit en h�te, et vint lui-m�me �carter ses gens et d�livrer les deux voyageurs. "Tout ce qui passe sur mes terres est � moi, dit-il, aussi bien que ce que je trouve sur les terres des autres ; mais vous me paraissez un si brave homme que je vous exempte de la loi commune." Il le fit entrer dans son ch�teau, ordonnant � ses gens de le bien traiter, et, le soir, Arbogad voulut souper avec Zadig.
Le seigneur du ch�teau �tait un de ces Arabes qu'on appelle voleurs ; mais il faisait quelquefois de bonnes actions parmi une foule de mauvaises ; il volait avec une rapacit� furieuse, et donnait lib�ralement ; intr�pide dans l'action, assez doux dans le commerce, d�bauch� � table, gai dans la d�bauche, et surtout plein de franchise. Zadig lui plut beaucoup ; sa conversation, qui s�anima, fit durer le repas ; enfin Arbogad lui dit : "Je vous conseille de vous enr�ler sous moi ; vous ne sauriez mieux faire ; ce m�tier-ci n'est pas mauvais ; vous pourrez un jour devenir ce que je suis. - Puis-je vous demander, dit Zadig, depuis quel temps vous exercez cette noble profession ? - D�s ma plus tendre jeunesse, reprit le seigneur. J'�tais valet d'un Arabe assez habile ; ma situation m'�tait insupportable. J'�tais au d�sespoir de voir que dans toute la terre, qui appartient �galement aux hommes, la destin�e ne m'e�t pas r�serv� ma portion. Je confiai mes peines � un vieil Arabe, qui me dit : " Mon fils, ne d�sesp�rez pas : il y avait autrefois un grain de sable qui se lamentait d'�tre un atome ignor� dans les d�serts ; au bout de quelques ann�es il devint diamant, et il est � pr�sent le plus bel ornement de la couronne du roi des Indes. " Ce discours me fit impression ; j'�tais le grain de sable, je r�solus de devenir diamant. Je commen�ai par voler deux chevaux ; je m'associai des camarades ; je me mis en �tat de voler de petites caravanes ; ainsi je fis cesser peu � peu la disproportion qui �tait d'abord entre les hommes et moi. J'eus ma part aux biens de ce monde, et je fus m�me d�dommag� avec usure : on me consid�ra beaucoup ; je devins seigneur brigand, j'acquis ce ch�teau par voie de fait. Le satrape de Syrie voulut m'en d�poss�der ; mais j'�tais d�j� trop riche pour avoir rien � craindre : je donnai de l'argent au satrape, moyennant quoi je conser-vai ce ch�teau, et j'agrandis mes domaines ; il me nomma m�me tr�sorier des tributs que l'Arabie P�tr�e payait au roi des rois. Je fis ma charge de receveur, et point du tout celle de payeur.
" Le grand desterham de Babylone envoya ici, au nom du roi Moabdar, un petit satrape pour me faire �trangler. Cet homme arriva avec son ordre : j'�tais instruit de tout ; je fis �trangler en sa pr�sence les quatre personnes qu'il avait amen�es avec lui pour serrer le lacet ; apr�s quoi je lui demandai ce que pouvait lui valoir la commission de m'�trangler. Il me r�pondit que ses honoraires pouvaient aller � trois cents pi�ces d'or. Je lui fis voir clair qu'il y aurait plus � gagner avec moi. Je le fis sous-brigand ; il est aujourd'hui un de mes meilleurs officiers, et des plus riches. Si vous m'en croyez, vous r�ussirez comme lui. Jamais la saison de voler n'a �t� meilleure, depuis que Moabdar est tu� et que tout est en confusion dans Babylone.
- Moabdar est tu� ! dit Zadig, et qu'est devenue la reine Astart� ? - Je n'en sais rien, reprit Arbogad. Tout ce que je sais, c'est que Moabdar est devenu fou, qu'il a �t� tu�, que Babylone est un grand coupe-gorge, que tout l'empire est d�sol�, qu'il y a de beaux coups � faire encore, et que pour ma part j'en ai fait d'admirables. - Mais la reine ? dit Zadig ; de gr�ce, ne savez-vous rien de la destin�e de la reine ? - On m'a parl� d'un prince d'Hyrcanie, reprit-il ; elle est probablement parmi ses concubines, si elle n'a pas �t� tu�e dans le tumulte ; mais je suis plus curieux de butin que de nouvelles. J'ai pris plusieurs femmes dans mes courses ; je n�en garde aucune ; je les vends cher quand elles sont belles, sans m'informer de ce qu'elles sont. On n'ach�te point le rang ; une reine qui serait si laide ne trouverait pas marchand : peut-�tre ai-je vendu la reine Astart�, peut-�tre est-elle morte ; mais peu m'importe, et je pense que vous ne devez pas vous en soucier plus que moi." En parlant ainsi il buvait avec tant de courage, il confondait tellement toutes les id�es, que Zadig n'en put tirer aucun �claircissement.
Il restait interdit, accabl�, immobile. Arbogad buvait toujours, faisait des contes, r�p�tait sans cesse qu'il �tait le plus heureux de tous les hommes, exhortant Zadig � se rendre aussi heureux que lui. Enfin, doucement assoupi par les fum�es du vin, il alla dormir d'un sommeil tranquille. Zadig passa la nuit dans l'agitation la plus violente. " Quoi ! disait-il, le roi est devenu fou ! il est tu� ! Je ne peux m'emp�cher de le plaindre. L'empire est d�chir�, et ce brigand est heureux. � fortune ! � destin�e ! un voleur est heureux et ce que la nature a fait de plus aimable a p�ri peut-�tre d'une mani�re affreuse, ou vit dans un �tat pire que la mort. � Astart� ! qu'�tes-vous devenue ? "
D�s le point du jour il interrogea tous ceux qu'il rencontrait dans le ch�teau ; mais tout le monde �tait occup�, personne ne lui r�pondit : on avait fait pendant la nuit de nouvelles conqu�tes, on partageait les d�pouilles. Tout ce qu'il put obtenir dans cette confusion tumultueuse, ce fut la permission de partir. Il en profita sans tarder, plus ab�m� que jamais dans ses r�flexions douloureuses.
Zadig marchait inquiet, agit�, l'esprit tout occup� de la malheureuse Astart�, du roi de Babylone, de son fid�le Cador, de l'heureux brigand Arbogad, de cette femme si capricieuse que des Babyloniens avaient enlev�e sur les confins de l'Egypte ; enfin de tous les contretemps et de toutes les infortunes qu'il avait �prouv�s.
LE P�CHEUR
A quelques lieues du ch�teau d'Arbogad, il se trouva sur le bord d'une petite rivi�re, toujours d�plorant sa destin�e et se regardant comme le mod�le du malheur. Il vit un p�cheur couch� sur la rive, tenant � peine d'une main languissante son filet, qu'il semblait abandonner, levant les yeux vers le ciel.
"Je suis certainement le plus malheureux de tous les hommes, disait le p�cheur. J'ai �t�, de l'aveu de tout le monde, le plus c�l�bre marchand de fromages � la cr�me dans Babylone, et j'ai �t� ruin�. J'avais la plus jolie femme qu'homme de ma sorte p�t poss�der, et j'en ai �t� trahi. Il me restait une ch�tive maison, je l'ai vue pill�e et d�truite. R�fugi� dans une cabane, je n'ai de ressource que ma p�che, et je ne prends pas un poisson. � mon filet ! je ne te jetterai plus dans l'eau, c'est � moi de m'y jeter. " En disant ces mots il se l�ve, et s'avance dans l'attitude d'un homme qui allait se pr�cipiter et finir sa vie.
"Eh quoi ! se dit Zadig � lui-m�me, il y a donc des hommes aussi malheureux que moi ! " L'ardeur de sauver la vie au p�cheur fut aussi prompte que cette r�flexion. Il court � lui, il l'arr�te, il l'interroge d'un air attendri et consolant. On pr�tend qu'on en est moins malheureux quand on ne l'est pas seul. Mais, selon Zoroastre, ce n'est pas par malignit�, c'est par besoin. On se sent alors entra�n� vers un infortun� comme vers son semblable. La joie d'un homme heureux serait une insulte ; mais deux malheureux sont comme deux arbrisseaux faibles qui, s'appuyant l'un sur l'autre, se fortifient contre l'orage.
"Pourquoi succombez-vous � vos malheurs ? dit Zadig au p�cheur. - C'est, r�pondit-il, parce que je n'y vois pas de ressource. J'ai �t� le plus consid�r� du village de Derlback aupr�s de Babylone, et je faisais, avec l'aide de ma femme, les meilleurs fromages � la cr�me de l'empire. La reine Astart� et le fameux ministre Zadig les aimaient passionn�ment. J'avais fourni � leur maison six cents fromages. J'allai un jour � la ville pour �tre pay� ; j'appris, en arrivant dans Babylone, que la reine et Zadig avaient disparu. Je courus chez le seigneur Zadig, que je n'avais jamais vu : je trouvai les archers du grand desterham, qui, munis d'un papier royal, pillaient sa maison loyalement et avec ordre. Je volai aux cuisines de la reine : quelques-uns des seigneurs de la bouche me dirent qu'elle �tait morte ; d'autres dirent qu'elle �tait en prison ; d'autres pr�tendirent qu�elle avait pris la fuite ; mais tous m'assur�rent qu'on ne me paierait point mes fromages. J'allai avec ma femme chez le seigneur Orcan, qui �tait une de mes pratiques : nous lui demand�mes sa protection dans notre disgr�ce ; il l'accorda � ma femme et me la refusa. Elle �tait plus blanche que ses fromages � la cr�me, qui commenc�rent mon malheur ; et l'�clat de la pourpre de Tyr n'�tait pas plus brillant que l'incarnat qui animait cette blancheur. C'est ce qui fit qu'Orcan la retint, et me chassa de sa maison. J'�crivis � ma ch�re femme la lettre d�un d�sesp�r�. Elle dit au porteur : "Ah, ah ! oui, je sais quel est l'homme qui m'�crit, j'en ai entendu parler : on dit qu'il fait des fromages � la cr�me excellents ; qu'on m'en apporte, et qu'on les lui paie. "
" Dans mon malheur, je voulus m'adresser � la justice. Il me restait six onces d'or : il fallut en donner deux onces � l'homme de loi que je consultai, deux au procureur qui entreprit mon affaire, deux au secr�taire du premier juge. Quand tout cela fut fait, mon proc�s n'�tait pas encore commenc�, et j'avais d�j� d�pens� plus d'argent que mes fromages et ma femme ne valaient. Je retournai � mon village dans l'intention de vendre ma maison pour avoir ma femme.
"Ma maison valait bien soixante onces d'or ; mais on me voyait pauvre et press� de vendre. Le premier � qui je m'adressai m'en offrit trente onces, le second vingt, et le troisi�me dix. J'�tais pr�t enfin de conclure, tant j'�tais aveugl�, lorsqu'un prince d'Hyrcanie vint � Babylone et ravagea tout sur son passage. Ma maison fut d�abord saccag�e, et ensuite br�l�e.
"Ayant ainsi perdu mon argent, ma femme et ma maison, je me suis retir� dans ce pays o� vous me voyez. J'ai t�ch� de subsister du m�tier de p�cheur ; les poissons se moquent de moi comme les hommes. Je ne prends rien, je meurs de faim ; et, sans vous, auguste consolateur, j'allais mourir dans la rivi�re. "
Le p�cheur ne fit point ce r�cit tout de suite ; car � tout moment Zadig, �mu et transport�, lui disait : "Quoi ! vous ne savez rien de la destin�e de la reine ? - Non, Seigneur, r�pondait le p�cheur ; mais je sais que la reine et Zadig ne m'ont point pay� mes fromages � la cr�me, qu'on a pris ma femme, et que je suis au d�sespoir. - Je me flatte, dit Zadig, que vous ne perdrez pas tout votre argent. J'ai entendu parler de ce Zadig ; il est honn�te homme ; et s'il retourne � Babylone, comme il 1�esp�re, il vous donnera plus qu'il ne vous doit ; mais pour votre femme, qui n'est pas si honn�te, je vous conseille de ne pas chercher � la reprendre. Croyez-moi, allez � Babylone ; j'y serai avant vous, parce que je suis � cheval et que vous �tes � pied. Adressez-vous � l'illustre Cador ; dites-lui que vous avez rencontr� son ami ; attendez-moi chez lui. Allez ; peut-�tre ne serez-vous pas toujours malheureux.
" � puissant Orosmade ! continua-t-il, vous vous servez de moi pour consoler cet homme, de qui vous servirezvous pour me consoler ? " En parlant ainsi il donnait au p�cheur la moiti� de tout l'argent qu'il avait apport� d'Arabie, et le p�cheur, confondu et ravi, baisait les pieds de l'ami de Cador, et disait : "Vous �tes un ange sauveur. " Cependant Zadig demandait toujours des nouvelles et versait des larmes. " Quoi ! Seigneur, s'�cria le p�cheur, vous seriez donc aussi malheureux, vous qui faites du bien ? - Plus malheureux que toi cent fois, r�pondait Zadig. - Mais comment se peut-il faire, disait le bonhomme, que celui qui donne soit plus � plaindre que celui qui re�oit ? - C'est que ton plus grand malheur, reprit Zadig, �tait le besoin, et que je suis infortun� par le c�ur. - Orcan vous aurait-il pris votre femme ? " dit le p�cheur. Ce mot rappela dans l'esprit de Zadig toutes ses aventures : il r�p�tait la liste de ses infortunes, � commencer depuis la chienne de la reine jusqu'� son arriv�e chez le brigand Arbogad. " Ah ! dit-il au p�cheur, Orcan m�rite d'�tre puni. Mais d'ordinaire ce sont ces gens-l� qui sont les favoris de la destin�e. Quoi qu'il en soit, va chez le seigneur Cador, et attends-moi. " Ils se s�par�rent : le p�cheur marcha en remerciant son destin, et Zadig courut en accusant toujours le sien.
LE BASILIC
Arriv� dans une belle prairie, il y vit plusieurs femmes qui cherchaient quelque chose avec beaucoup d'application. Il prit la libert� de s'approcher de l'une d'elles et de lui demander s'il pouvait avoir l'honneur de les aider dans leurs recherches. " Gardez-vous-en bien, r�pondit la Syrienne ; ce que nous cherchons ne peut �tre touch� que par des femmes. - Voil� qui est bien �trange, dit Zadig ; oserai-je vous prier de m'apprendre ce que c'est qu'il n'est permis qu'aux femmes de toucher ? - C'est un basilic, ditelle. - Un basilic, Madame ? et pour quelle raison, s'il vous pla�t, cherchez-vous un basilic ? - C'est pour notre seigneur et ma�tre Ogul, dont vous voyez le ch�teau sur le bord de cette rivi�re, au bout de la prairie. Nous sommes ses tr�s humbles esclaves ; le seigneur Ogul est malade ; son m�decin lui a ordonn� de manger un basilic cuit dans l'eau rose, et comme c'est un animal fort rare, qui ne se laisse jamais prendre que par des femmes, le seigneur Ogul a promis de choisir pour sa femme bien-aim�e celle de nous qui lui apporterait un basilic : laissez-moi chercher, s'il vous pla�t, car vous voyez ce qu'il m'en co�terait si j'�tais pr�venue par mes compagnes."
Zadig laissa cette Syrienne et les autres chercher leur basilic, et continua de marcher dans la prairie. Quand il fut au bord du petit ruisseau, il y trouva une autre dame couch�e sur le gazon, et qui ne cherchait rien. Sa taille paraissait majestueuse, mais son visage �tait couvert d'un voile. Elle �tait pench�e vers le ruisseau ; de profonds soupirs sortaient de sa bouche. Elle tenait en main une petite baguette, avec laquelle elle tra�ait des caract�res sur un sable fin qui se trouvait entre le gazon et le ruisseau. Zadig eut la curiosit� de voir ce que cette femme �crivait ; il s'approcha, il vit la lettre Z, puis un A ; il fut �tonn� ; puis parut un D ; il tressaillit. Jamais surprise ne fut �gale � la sienne quand il vit les deux derni�res lettres de son nom. Il demeura quelque temps immobile ; enfin, rompant le silence d'une voix entrecoup�e : "O g�n�reuse dame ! pardonnez � un �tranger, � un infortun�, d'oser vous demander par quelle aventure �tonnante je trouve ici le nom de Zadig trac� de votre main divine." A cette voix, � ces paroles, la dame releva son voile d'une main tremblante, regarda Zadig, jeta un cri d'attendrissement, de surprise et de joie, et, succombant sous tous les mouvements divers qui assaillaient � la fois son �me, elle tomba �vanouie entre ses bras. C'�tait Astart� elle-m�me, c'�tait la reine de Babylone, c'�tait elle que Zadig adorait, et qu'il se reprochait d'adorer ; c'�tait celle dont il avait tant pleur� et tant craint la destin�e. Il fut un moment priv� de l'usage de ses sens ; et quand il eut attach� ses regards sur les yeux d'Astart�, qui se rouvraient avec une langueur m�l�e de confusion et de tendresse : "O puissances immortelles ! s'�cria-t-il, qui pr�sidez aux destins des faibles humains, me rendez-vous Astart� ? En quel temps, en quels lieux, en quel �tat la revois-je ! " Il se jeta � genoux devant Astart�, et il attacha son front � la poussi�re de ses pieds. La reine de Babylone le rel�ve, et le fait asseoir aupr�s d'elle sur le bord de ce ruisseau ; elle essuyait � plusieurs reprises ses yeux dont les larmes recommen�aient toujours � couler. Elle reprenait vingt fois des discours que ses g�missements interrompaient ; elle l'interrogeait sur le hasard qui les rassemblait, et pr�venait soudain ses r�ponses par d'autres questions. Elle entamait le r�cit de ses malheurs, et voulait savoir ceux de Zadig. Enfin tous deux ayant un peu apais� le tumulte de leurs �mes, Zadig lui conta en peu de mots par quelle aventure il se trouvait dans cette prairie. "Mais, � malheureuse et respectable reine ! comment vous retrouv�-je en ce lieu �cart�, v�tue en esclave, et accompagn�e d'autres femmes esclaves qui cherchent un basilic pour le faire cuire dans de l'eau rose par ordonnance du m�decin ?
- Pendant qu'elles cherchent leur basilic, dit la belle Astart�, je vais vous apprendre tout ce que j'ai souffert, et tout ce que je pardonne au Ciel depuis que je vous revois. Vous savez que le roi mon mari trouva mauvais que vous fussiez le plus aimable de tous les hommes ; et ce fut pour cette raison qu'il prit une nuit la r�solution de vous faire �trangler et de m'empoisonner. Vous savez comme le Ciel permit que mon petit muet m'avert�t de l'ordre de Sa Sublime Majest�. A peine le fid�le Cador vous eut-il forc� de m'ob�ir et de partir qu'il osa entrer chez moi au milieu de la nuit par une issue secr�te. Il m'enleva, et me conduisit dans le temple d'Orosmade, o� le mage, son fr�re, m'enferma dans une statue colossale dont la base touche aux fondements du temple et dont la t�te atteint la vo�te. Je fus l� comme ensevelie, mais servie par le mage et ne manquant d'aucune chose n�cessaire. Cependant, au point du jour, l'apothicaire de Sa Majest� entra dans ma chambre avec une potion m�l�e de jusquiame, d'opium, de cigu�, d'ell�bore noir et d'aconit ; et un autre officier alla chez vous avec un lacet de soie bleue. On ne trouva personne. Cador, pour mieux tromper le roi, feignit de venir nous accuser tous deux. Il dit que vous aviez pris la route des Indes, et moi celle de Memphis : on envoya des satellites apr�s vous et apr�s moi.
" Les courriers qui me cherchaient ne me connaissaient pas. Je n'avais presque jamais montr� mon visage qu�� vous seul, en pr�sence et par ordre de mon �poux. Ils coururent � ma poursuite, sur le portrait qu'on leur avait fait de ma personne : une femme de la m�me taille que moi, et qui peut-�tre avait plus de charmes, s'offrit � leurs regards sur les fronti�res de l'Egypte. Elle �tait �plor�e, errante. Ils ne dout�rent pas que cette femme ne f�t la reine de Babylone ; ils la men�rent � Moabdar. Leur m�prise fit entrer d'abord le roi dans une violente col�re ; mais bient�t, ayant consid�r� de plus pr�s cette femme, il la trouva tr�s belle, et fut consol�. On l'appelait Missouf. On m'a dit depuis que ce nom signifie en langue �gyptienne la belle capricieuse. Elle l'�tait en effet ; mais elle avait autant d'art que de caprice. Elle plut � Moabdar. Elle le subjugua au point de se faire d�clarer sa femme. Alors son caract�re se d�veloppa tout entier ; elle se livra sans crainte � toutes les folies de son imagination. Elle voulut obliger le chef des mages, qui �tait vieux et goutteux, de danser devant elle ; et, sur le refus du mage, elle le pers�cuta violemment. Elle ordonna � son grand �cuyer de lui faire une tourte de confitures. Le grand �cuyer eut beau lui pr�senter qu'il n'�tait point p�tissier, il fallut qu'il fit la tourte ; et on le chassa parce qu'elle �tait trop br�l�e. Elle donna la charge de grand �cuyer � son nain, et la place de chancelier � un page. C'est ainsi qu'elle gouverna Babylone. Tout le monde me regrettait. Le roi, qui avait �t� assez honn�te homme jusqu�au moment o� il avait voulu m'empoisonner et vous faire �trangler, semblait avoir noy� ses vertus dans l'amour prodigieux qu'il avait pour la belle capricieuse. Il vint au temple le grand jour du feu sacr�. Je le vis implorer les dieux pour Missouf aux pieds de la statue o� j'�tais renferm�e. J'�levai la voix ; je lui criai : Les dieux refusent les v�ux d'un roi devenu tyran, qui a voulu faire mourir une femme raisonnable pour �pouser une extravagante. Moabdar fut confondu de ces paroles au point que sa t�te se troubla. L'oracle que j'avais rendu et la tyrannie de Missouf suffisaient pour lui faire perdre le jugement. Il devint fou en peu de jours.
" Sa folie, qui parut un ch�timent du Ciel, fut le signal de la r�volte. On se souleva, on courut aux armes. Babylone, si longtemps plong�e dans une mollesse oisive, devint le th��tre d'une guerre civile affreuse. On me tira du creux de ma statue, et on me mit � la t�te d'un parti. Cador courut � Memphis pour vous ramener � Babylone. Le prince d'Hyrcanie, apprenant ces funestes nouvelles, revint avec son arm�e faire un troisi�me parti dans la Chald�e. Il attaqua le roi, qui courut au-devant de lui avec son extravagante Egyptienne. Moabdar mourut perc� de coups. Missouf tomba aux mains des vainqueurs. Mon malheur voulut que je fusse prise moi-m�me par un parti hyrcanien, et qu'on me men�t devant le prince pr�cis�ment dans le temps qu'on lui amenait Missouf. Vous serez flatt�, sans doute, en apprenant que le prince me trouva plus belle que l'Egyptienne ; mais vous serez f�ch� d'apprendre qu'il me destina � son s�rail. Il me dit fort r�solument que, d�s qu'il aurait fini une exp�dition militaire qu'il allait ex�cuter, il viendrait � moi. Jugez de ma douleur. Mes liens avec Moabdar �taient rompus, je pouvais �tre � Zadig ; et je tombais dans les cha�nes de ce barbare. Je lui r�pondis avec toute la fiert� que me donnaient mon rang et mes sentiments. J'avais toujours entendu dire que le Ciel attachait aux personnes de ma sorte un caract�re de grandeur qui, d'un mot et d'un coup d��il, faisait rentrer dans l'abaissement du plus profond respect les t�m�raires qui osaient s'en �carter. Je parlai en reine ; mais je fus trait�e en demoiselle suivante. L'Hyrcanien, sans daigner seulement m'adresser la parole, dit � son eunuque noir que j'�tais une impertinente, mais qu'il me trouvait jolie. Il lui ordonna d'avoir soin de moi, et de me mettre au r�gime des favorites, afin de me rafra�chir le teint et de me rendre plus digne de ses faveurs pour le jour o� il aurait la commodit� de m'en honorer. Je lui dis que je me tuerais ; il r�pliqua en riant qu'on ne se tuait point, qu'il �tait fait � ces fa�ons-l�, et me quitta comme un homme qui vient de mettre un perroquet dans sa m�nagerie. Quel �tat pour la premi�re reine de l'univers, et, je dirai plus, pour un c�ur qui �tait � Zadig ! "
A ces paroles, il se jeta � ses genoux et les baigna de larmes. Astart� le releva tendrement, et elle continua ainsi : " Je me voyais au pouvoir d'un barbare et rivale d'une folle avec qui j'�tais renferm�e. Elle me raconta son aventure d'Egypte. Je jugeai par les traits dont elle vous peignait, par le temps, par le dromadaire sur lequel vous �tiez mont�, par toutes les circonstances, que c'�tait Zadig qui avait combattu pour elle. Je ne doutai pas que vous ne fussiez � Memphis ; je pris la r�solution de m'y retirer."Belle Missouf, lui dis-je, vous �tes beaucoup plus plaisante que moi, vous divertirez bien mieux que moi le prince d'Hyrcanie. Facilitez-moi les moyens de me sauver ; vous r�gnerez seule, vous me rendrez heureuse en vous d�barrassant d'une rivale." Missouf concerta avec moi les moyens de ma fuite. Je partis donc secr�tement avec une esclave �gyptienne.
"J'�tais d�j� pr�s de l'Arabie, lorsqu'un fameux voleur, nomm� Arbogad, m'enleva, et me vendit � des marchands qui m'ont amen�e dans ce ch�teau, o� demeure le seigneur Ogul. Il m'a achet�e sans savoir qui j'�tais. C'est un homme voluptueux qui ne cherche qu'� faire grande ch�re, et qui croit que Dieu l'a mis au monde pour tenir table. Il est d'un embonpoint excessif, qui est toujours pr�t � le suffoquer. Son m�decin, qui n�a que peu de cr�dit aupr�s de lui quand il dig�re bien, le gouverne despotiquement quand il a trop mang�. Il lui a persuad� qu'il le gu�rirait avec un basilic cuit dans de l'eau rose. Le seigneur Ogul a promis sa main � celle de ses esclaves qui lui apporterait un basilic. Vous voyez que je les laisse s'empresser � m�riter cet honneur, et je n'ai jamais eu moins envie de trouver ce basilic que depuis que le Ciel a permis que je vous revisse. "
Alors Astart� et Zadig se dirent tout ce que des sentiments longtemps retenus, tout ce que leurs malheurs et leurs amours pouvaient inspirer aux c�urs les plus nobles et les plus passionn�s ; et les g�nies qui pr�sident � l'amour port�rent leurs paroles jusqu'� la sph�re de V�nus.
Les femmes rentr�rent chez Ogul sans avoir rien trouv�. Zadig se fit pr�senter � lui, et lui parla en ces termes : " Que la sant� immortelle descende du ciel pour avoir soin de tous vos jours ! Je suis m�decin ; j'ai accouru vers vous sur le bruit de votre maladie, et je vous ai apport� un basilic cuit dans de l'eau rose. Ce n'est pas que je pr�tende vous �pouser. Je ne vous demande que la libert� d'une jeune esclave de Babylone que vous avez depuis quelques jours ; et je consens de rester en esclavage � sa place si je n�ai pas le bonheur de gu�rir le magnifique seigneur Ogul. "
La proposition fut accept�e. Astart� partit pour Babylone avec le domestique de Zadig, en lui promettant d�envoyer incessamment un courrier pour l'instruire de tout ce qui se serait pass�. Leurs adieux furent aussi tendres que l'avait �t� leur reconnaissance. Le moment o� l'on se retrouve et celui o� l'on se s�pare sont les deux plus grandes �poques de la vie, comme dit le grand livre du Zend. Zadig aimait la reine autant qu'il le jurait, et la reine aimait Zadig plus qu'elle ne lui disait.
Cependant Zadig parlait ainsi � Ogul : "Seigneur, on ne mange point mon basilic, toute sa vertu doit entrer chez vous par les pores. Je l'ai mis dans une petite outre bien enfl�e et couverte d'une peau fine : il faut que vous poussiez cette outre de toute votre force, et que je vous la renvoie � plusieurs reprises ; et en peu de jours de r�gime vous verrez ce que peut mon art. " Ogul, d�s le premier jour, fut tout essouffl�, et crut qu'il mourrait de fatigue. Le second, il fut moins fatigu�, et dormit mieux. En huit jours il recouvra toute la force, la sant�, la l�g�ret� et la gaiet� de ses plus brillantes ann�es. "Vous avez jou� au ballon, et vous avez �t� sobre, lui dit Zadig : apprenez qu'il n'y a point de basilic dans la nature, qu'on se porte toujours bien avec de la sobri�t� et de l'exercice, et que l'art de faire subsister ensemble l'intemp�rance et la sant� est un art aussi chim�rique que la pierre philosophale, l'astrologie judiciaire et la th�ologie des mages. "
Le premier m�decin d'Ogul, sentant combien cet homme �tait dangereux pour la m�decine, s'unit avec l'apothicaire du corps pour envoyer Zadig chercher des basilics dans l'autre monde. Ainsi, apr�s avoir �t� toujours puni pour avoir bien fait, il �tait pr�s de p�rir pour avoir gu�ri un seigneur gourmand. On l'invita � un excellent d�ner. Il devait �tre empoisonn� au second service ; mais il re�ut un courrier de la belle Astart� au premier. Il quitta la table, et partit. "Quand on est aim� d'une belle femme, dit le grand Zoroastre, on se tire toujours d'affaire dans ce monde. "
LES COMBATS
La reine avait �t� re�ue � Babylone avec les transports qu'on a toujours pour une belle princesse qui a �t� malheureuse. Babylone alors paraissait �tre plus tranquille. Le prince d'Hyrcanie avait �t� tu� dans un combat. Les Babyloniens, vainqueurs, d�clar�rent qu'Astart� �pouserait celui qu'on choisirait pour souverain. On ne voulut point que la premi�re place du monde, qui serait celle de mari d'Astart� et de roi de Babylone, d�pend�t des intrigues et des cabales. On jura de reconna�tre pour roi le plus vaillant et le plus sage. Une grande lice bord�e d'amphith��tres magnifiquement orn�s fut form�e � quelques lieues de la ville. Les combattants devaient s'y rendre arm�s de toutes pi�ces. Chacun d'eux avait derri�re les amphith��tres un appartement s�par� o� il ne devait �tre vu ni connu de personne. Il fallait courir quatre lances. Ceux qui seraient assez heureux pour vaincre quatre chevaliers devraient combattre ensuite les uns contre les autres ; de fa�on que celui qui resterait le dernier ma�tre du champ serait proclam� vainqueur des jeux. Il devait revenir quatre jours apr�s, avec les m�mes armes, et expliquer les �nigmes propos�es par les mages. S'il n'expliquait point les �nigmes, il n'�tait point roi, et il fallait recommencer � courir des lances jusqu'� ce qu'on trouv�t un homme qui f�t vainqueur dans ces deux combats ; car on voulait absolument pour roi le plus vaillant et le plus sage. La reine, pendant tout ce temps, devait �tre �troitement gard�e : on lui permettait seulement d'assister aux jeux, couverte d'un voile ; mais on ne souffrait pas qu'elle parl�t � aucun des pr�tendants, afin qu'il n'y e�t ni faveur ni injustice.
Voil� ce qu'Astart� faisait savoir � son amant, esp�rant qu'il montrerait pour elle plus de valeur et d'esprit que personne. Il partit, et pria V�nus de fortifier son courage et d'�clairer son esprit. Il arriva sur le rivage de l'Euphrate la veille de ce grand jour. Il fit inscrire sa devise parmi celles des combattants, en cachant son visage et son nom, comme la loi l'ordonnait, et alla se reposer dans l'appartement qui lui �chut par le sort. Son ami Cador, qui �tait revenu � Babylone apr�s l'avoir inutilement cherch� en Egypte, fit porter dans sa loge une armure compl�te que la reine lui envoyait. Il lui fit amener aussi de sa part le plus beau cheval de Perse. Zadig reconnut Astart� � ces pr�sents : son courage et son amour en prirent de nouvelles forces et de nouvelles esp�rances.
Le lendemain, la reine �tant venue se placer sous un dais de pierreries, et les amphith��tres �tant remplis de toutes les dames et de tous les ordres de Babylone, les combattants parurent dans le cirque. Chacun d'eux vint mettre sa devise aux pieds du grand mage. On tira au sort les devises ; celle de Zadig fut la derni�re. Le premier qui s'avan�a �tait un seigneur tr�s riche, nomm� Itobad, fort vain, peu courageux, tr�s maladroit, et sans esprit. Ses domestiques l'avaient persuad� qu un homme comme lui devait �tre roi ; il leur avait r�pondu : "Un homme comme moi doit r�gner." Ainsi on l'avait arm� de pied en cap. Il portait une armure d'or �maill�e de vert, un panache vert, une lance orn�e de rubans verts. On s'aper�ut d'abord, � la mani�re dont Itobad gouvernait son cheval, que ce n'�tait pas un homme comme lui � qui le Ciel r�servait le sceptre de Babylone. Le premier cavalier qui courut contre lui le d�sar�onna ; le second le renversa sur la croupe de son cheval, les deux jambes en l'air et les bras �tendus. Itobad se remit, mais de si mauvaise gr�ce que tout l'amphith��tre se mit � rire. Un troisi�me ne daigna pas se servir de sa lance ; mais en lui faisant une passe, il le prit par la jambe droite, et, lui faisant faire un demitour, il le fit tomber sur le sable ; les �cuyers des jeux accoururent � lui en riant et le remirent en selle. Le quatri�me combattant le prend par la jambe gauche, et le fait tomber de l'autre c�t�. On le conduisit avec des hu�es � sa loge, o� il devait passer la nuit selon la loi ; et il disait en marchant � peine : , Quelle aventure pour un homme comme Moi ! "
Les autres chevaliers s'acquitt�rent mieux de leur devoir. Il y en eut qui vainquirent deux combattants de suite ; quelques-uns all�rent jusqu'� trois. Il n'y eut que le prince Otame qui en vainquit quatre. Enfin Zadig combattit � son tour :il d�sar�onna quatre cavaliers de suite avec toute la gr�ce possible. Il fallut donc voir qui serait vainqueur d'otame ou de Zadig. Le premier portait des armes bleues et or, avec un panache de m�me ; celles de Zadig �taient blanches. Tous les v�ux se partageaient entre le cavalier bleu et le cavalier blanc. La reine, � qui le c�ur palpitait, faisait des pri�res au Ciel pour la couleur blanche.
Les deux champions firent des passes et des voltes avec tant d'agilit�, ils se donn�rent de si beaux coups de lance, ils �taient si fermes sur leurs ar�ons, que tout le monde, hors la reine, souhaitait qu'il y e�t deux rois dans Babylone. Enfin, leurs chevaux �tant lass�s, et leurs lances rompues, Zadig usa de cette adresse : il passe derri�re le prince bleu, s'�lance sur la croupe de son cheval, le prend par le milieu du corps, le jette � terre, se met en selle � sa place et caracole autour d'Otame �tendu sur la place. Tout l'amphith��tre crie : "Victoire au cavalier blanc ! " Otame, indign�, se rel�ve, tire son �p�e ; Zadig saute de cheval, le sabre � la main. Les voil� tous deux sur l�ar�ne, livrant un nouveau combat, o� la force et l'agilit� triomphent tour � tour. Les plumes de leur casque, les clous de leurs brassards, les mailles de leur armure sautent au loin sous mille coups pr�cipit�s. Ils frappent de pointe et de taille, � droite, � gauche, sur la t�te, sur la poitrine ; ils reculent, ils avancent, ils se mesurent, ils se rejoignent, ils se saisissent, ils se replient comme des serpents, ils s'attaquent comme des lions ; le feu jaillit � tout moment des coups qu'ils se portent. Enfin Zadig, ayant un moment repris ses esprits, s'arr�te, fait une feinte, passe sur Otame, le fait tomber, le d�sarme, et Otame s'�crie : " � chevalier blanc ! c'est vous qui devez r�gner sur Babylone. " La reine �tait au comble de la joie. On reconduisit le chevalier bleu et le chevalier blanc chacun � sa loge, ainsi que tous les autres, selon ce qui �tait port� par la loi. Des muets vinrent les servir et leur apporter � manger. On peut juger si le petit muet de la reine ne fut pas celui qui servit Zadig. Ensuite on les laissa dormir seuls jusqu'au lendemain matin, temps o� le vainqueur devait apporter sa devise au grand mage pour la confronter et se faire reconna�tre.
Zadig dormit, quoique amoureux, tant il �tait fatigu�. Itobad, qui �tait couch� aupr�s de lui, ne dormit point. Il se leva pendant la nuit, entra dans la loge, prit les armes blanches de Zadig avec sa devise, et mit son armure verte � la place. Le point du jour �tant venu, il alla fi�rement au grand mage d�clarer qu'un homme comme lui �tait vainqueur. On ne s'y attendait pas ; mais il fut proclam� pendant que Zadig dormait encore. Astart�, surprise et le d�sespoir dans le c�ur, s'en retourna dans Babylone. Tout l'amphith��tre �tait d�j� presque vide lorsque Zadig s'�veilla ; il chercha ses armes, et ne trouva que cette armure verte. Il �tait oblig� de s'en couvrir, n'ayant rien autre chose apr�s de lui. Etonn� et indign�, il les endosse avec fureur, il avance dans cet �quipage.
Tout ce qui �tait encore sur l'amphith��tre et dans le cirque le re�ut avec des hu�es. On l'entourait ; on lui insultait en face. Jamais homme n'essuya des mortifications si humiliantes. La patience lui �chappa ; il �carta � coups de sabre la populace qui osait l'outrager ; mais il ne savait quel parti prendre. Il ne pouvait voir la reine ; il ne pouvait r�clamer l'armure blanche qu'elle lui avait envoy�e : c�e�t �t� la compromettre ; ainsi, tandis qu'elle �tait plong�e dans la douleur, il �tait p�n�tr� de fureur et d'inqui�tude. Il se promenait sur les bords de l'Euphrate, persuad� que son �toile le destinait � �tre malheureux sans ressources, repassant dans son esprit toutes ses disgr�ces, depuis l'aventure de la femme qui ha�ssait les borgnes jusqu'� celle de son armure. "Voil� ce que c'est, disait-il, de m'�tre �veill� trop tard ; si j'avais moins dormi, je serais roi de Babylone, je poss�derais Astart�. Les sciences, les m�urs, le courage, n'ont donc jamais servi qu'� mon infortune. " Il lui �chappa enfin de murmurer contre la Providence, et il fut tent� de croire que tout �tait gouvern� par une destin�e cruelle qui opprimait les bons et qui faisait prosp�rer les chevaliers verts. Un de ses chagrins �tait de porter cette armure verte qui lui avait attir� tant de hu�es. Un marchand passa, il la lui vendit � vil prix, et prit du marchand une robe et un bonnet long. Dans cet �quipage, il c�toyait l'Euphrate, rempli de d�sespoir, et accusant en secret la Providence, qui le pers�cutait toujours.
L'ERMITE
Il rencontra en marchant un ermite dont la barbe blanche et v�n�rable lui descendait jusqu'� la ceinture. Il tenait en main un livre qu'il lisait attentivement. Zadig s'arr�ta, et lui fit une profonde inclination. L'ermite le salua d'un air si noble et si doux que Zadig eut la curiosit� de l'entretenir. Il lui demanda quel livre il lisait. " C'est le livre des destin�es, dit l'ermite ; voulez-vous en lire quelque chose ? " Il mit le livre dans les mains de Zadig qui, tout instruit qu'il �tait dans plusieurs langues, ne put d�chiffrer un seul caract�re du livre. Cela redoubla encore sa curiosit�. " Vous me paraissez bien chagrin, lui dit ce bon p�re. - H�las ! que j'en ai sujet ! dit Zadig. - Si vous permettez que je vous accompagne, repartit le vieillard, peut-�tre vous serai-je utile : j'ai quelquefois r�pandu des sentiments de consolation dans l'�me des malheureux. " Zadig se sentit du respect pour l'air, pour la barbe et pour le livre de l'ermite. Il lui trouva dans la conversation des lumi�res sup�rieures. L'ermite parlait de la destin�e, de la justice, de la morale, du souverain bien, de la faiblesse humaine, des vertus et des vices, avec une �loquence si vive et si touchante que Zadig se sentit entra�n� vers lui par un charme invincible. Il le pria avec instance de ne le point quitter jusqu'� ce qu'ils fussent de retour � Babylone. "Je vous demande moi-m�me cette gr�ce, lui dit le vieillard ; jurez-moi par Orosmade que vous ne vous s�parerez point de moi d'ici � quelques jours, quelque chose que je fasse. " Zadig jura, et ils partirent ensemble.
Les deux voyageurs arriv�rent le soir � un ch�teau superbe. L'ermite demanda l'hospitalit� pour lui et pour le jeune homme qui l'accompagnait. Le portier, qu'on aurait pris pour un grand seigneur, les introduisit avec une esp�ce de bont� d�daigneuse. On les pr�senta � un principal domestique, qui leur fit voir les appartements magnifiques du ma�tre. Ils furent admis � sa table, au bas bout, sans que le seigneur du ch�teau les honor�t d'un regard ; mais ils furent servis comme les autres, avec d�licatesse et profusion. On leur donna ensuite � laver dans un bassin d'or garni d'�meraudes et de rubis. On les mena coucher dans un bel appartement, et le lendemain matin un domestique leur apporta � chacun une pi�ce d'or, apr�s quoi on les cong�dia.
" Le ma�tre de la maison, dit Zadig en chemin, me para�t �tre un homme g�n�reux, quoique un peu fier ; il exerce noblement l'hospitalit�. " En disant ces paroles, il aper�ut qu'une esp�ce de poche tr�s large que portait l'ermite paraissait tendue et gonfl�e : il y vit le bassin d'or garni de pierreries, que celui-ci avait vol�. Il n'osa d'abord en rien t�moigner ; mais il �tait dans une �trange surprise.
Vers le midi l'ermite se pr�senta � la porte d'une maison tr�s petite o� logeait un riche avare ; il y demanda l'hospitalit� pour quelques heures. Un vieux valet mal habill� le re�ut d'un ton rude, et fit entrer l'ermite et Zadig dans l'�curie, o� on leur donna quelques olives pourries, de mauvais pain et de la bi�re g�t�e. L'ermite but et mangea d'un air aussi content que la veille ; puis, s'adressant � ce vieux valet, qui les observait tous deux pour voir s'ils ne volaient rien et qui les pressait de partir, il lui donna les deux pi�ces d'or qu'il avait re�ues le matin et le remercia de toutes ses attentions. " Je vous prie, ajouta-t-il, faitesmoi parler � votre ma�tre. " Le valet, �tonn�, introduisit les deux voyageurs : "Magnifique seigneur, dit l'ermite, je ne puis que vous rendre de tr�s humbles gr�ces de la mani�re noble dont vous nous avez re�us : daignez accepter ce bassin d'or comme un faible gage de ma reconnaissance. " L'avare fut pr�s de tomber � la renverse. L'ermite ne lui donna pas le temps de revenir de son saisissement ; il partit au plus vite avec son jeune voyageur. " Mon p�re, lui dit Zadig, qu'est-ce que tout ce que je vois ? Vous ne me paraissez ressembler en rien aux autres hommes : vous volez un bassin d'or garni de pierreries � un seigneur qui vous re�oit magnifiquement, et vous le donnez � un avare qui vous traite avec indignit�. - Mon fils, r�pondit le vieillard, cet homme magnifique, qui ne re�oit les �trangers que par vanit� et pour faire admirer ses richesses, deviendra plus sage ; l'avare apprendra � exercer l'hospitalit� : ne vous �tonnez de rien, et suivez-moi. " Zadig ne savait encore s'il avait affaire au plus fou ou au plus sage de tous les hommes ; mais l'ermite parlait avec tant d'ascendant que Zadig, li� d'ailleurs par son serment, ne put s'emp�cher de le suivre.
Ils arriv�rent le soir � une maison agr�ablement b�tie, mais simple, o� rien ne sentait ni la prodigalit� ni l'avarice. Le ma�tre �tait un philosophe retir� du monde, qui cultivait en paix la sagesse et la vertu, et qui cependant ne s�ennuyait pas. Il s'�tait plu � b�tir cette retraite, dans laquelle il recevait les �trangers avec une noblesse qui n'avait rien de l'ostentation. Il alla lui-m�me au-devant des deux voyageurs, qu'il fit reposer d'abord dans un appartement commode. Quelque temps apr�s, il les vint prendre lui-m�me pour les inviter � un repas propre et bien entendu, pendant lequel il parla avec discr�tion des derni�res r�volutions de Babylone. Il parut sinc�rement attach� � la reine, et souhaita que Zadig e�t paru dans la lice pour disputer la couronne. " Mais les hommes, ajoutat-il, ne m�ritent pas d'avoir un roi comme Zadig." Celui-ci rougissait et sentait redoubler ses douleurs. On convint dans la conversation que les choses de ce monde n'allaient pas toujours au gr� des plus sages. L'ermite soutint toujours qu'on ne connaissait pas les voies de la Providence, et que les hommes avaient tort de juger d'un tout dont ils n'apercevaient que la plus petite partie.
On parla des passions. "Ah ! qu'elles sont funestes ! disait Zadig. - Ce sont les vents qui enflent les voiles du vaisseau, repartit l'ermite ; elles le submergent quelquefois ; mais sans elles il ne pourrait voguer. La bile rend col�re et malade ; mais sans la bile l'homme ne saurait vivre. Tout est dangereux ici-bas, et tout est n�cessaire. "
On parla du plaisir, et l'ermite prouva que c'est un pr�sent de la Divinit� : " Car, dit-il, l'homme ne peut se donner ni sensations ni id�es, il re�oit tout ; la peine et le plaisir lui viennent d'ailleurs, commc son �tre. "
Zadig admirait comment un homme qui avait fait des choses si extravagantes pouvait raisonner si bien. Enfin, apr�s un entretien aussi instructif qu'agr�able, l'h�te reconduisit ses deux voyageurs dans leur appartement, en b�nissant le Ciel qui lui avait envoy� deux hommes si sages et si vertueux. Il leur offrit de l'argent d'une mani�re ais�e et noble qui ne pouvait d�plaire. L'ermite le refusa, et lui dit qu'il prenait cong� de lui, comptant partir pour Babylone avant le jour. Leur s�paration fut tendre ; Zadig se sentait plein d'estime et d'inclination pour un homme si aimable.
Quand l'ermite et lui furent dans leur appartement, ils firent longtemps l'�loge de leur h�te. Le vieillard au point du jour �veilla son camarade. Il faut partir, dit-il ; mais, tandis que tout le monde dort encore, je veux laisser � cet homme un t�moignage de mon estime et de mon affection. " En disant ces mots, il prit un flambeau, et mit le feu � la maison. Zadig, �pouvant�, jeta des cris, et voulut l'emp�cher de commettre une action si affreuse. L'ermite l'entra�nait par une force sup�rieure ; la maison �tait enflamm�e. L'ermite, qui �tait d�j� assez loin avec son compagnon, la regardait br�ler tranquillement. "Dieu merci ! dit-il, voil� la maison de mon cher h�te d�truite de fond en comble ! L'heureux homme ! " A ces mots Zadig fut tent� � la fois d'�clater de rire, de dire des injures au r�v�rend p�re, de le battre, et de s�enfuir, mais il ne fit rien de tout cela, et, toujours subjugu� par l'ascendant de l'ermite, il le suivit malgr� lui � la derni�re couch�e.
Ce fut chez une veuve charitable et vertueuse qui avait un neveu de quatorze ans, plein d'agr�ments et son unique esp�rance. Elle fit du mieux qu'elle put les honneurs de sa maison. Le lendemain, elle ordonna � son neveu d'accompagner les voyageurs jusqu'� un pont qui, �tant rompu depuis peu, �tait devenu un passage dangereux. Le jeune homme, empress�, marche au-devant d'eux. Quand ils furent sur le pont : " Venez, dit l'ermite au jeune homme, il faut que je marque ma reconnaissance � votre tante. " Il le prend alors par les cheveux et le jette dans la rivi�re. L'enfant tombe, repara�t un moment sur l'eau, et est engouffr� dans le torrent. " � monstre ! � le plus sc�l�rat de tous les hommes ! s'�cria Zadig. - Vous m'aviez promis plus de patience, lui dit l'ermite en l'interrompant : apprenez que, sous les ruines de cette maison o� la Providence a mis le feu, le ma�tre a trouv� un tr�sor immense ; apprenez que ce jeune homme, dont la Providence a tordu le cou, aurait assassin� sa tante dans un an, et vous dans deux. - Qui te l'a dit, barbare ? cria Zadig ; et quand tu aurais lu cet �v�nement dans ton livre des destin�es, t'est-il permis de noyer un enfant qui ne t'a point fait de mal ? "
Tandis que le Babylonien parlait, il aper�ut que le vieillard n'avait plus de barbe, que son visage prenait les traits de la jeunesse. Son habit d'ermite disparut ; quatre belles ailes couvraient son corps majestueux et resplendissant de lumi�re. , O envoy� du Ciel ! � mon ange divin ! s'�cria Zadig en se prosternant, tu es donc descendu de l'empyr�e pour apprendre � un faible mortel � se soumettre aux ordres �ternels ? - Les hommes, dit l'ange Jesrad, jugent de tout sans rien conna�tre : tu �tais celui de tous les hommes qui m�ritait le plus d'�tre �clair�. " Zadig lui demanda la permission de parler. "Je me d�fie de moi-m�me, dit-il ; mais oserai-je le prier de m'�claircir un doute : ne vaudrait-il pas mieux avoir corrig� cet enfant, et l'avoir rendu vertueux, que de le noyer ? " Jesrad reprit : " S'il avait �t� vertueux, et s'il e�t v�cu, son destin �tait d'�tre assassin� lui-m�me avec la femme qu'il devait �pouser, et le fils qui en devait na�tre. - Mais quoi ! dit Zadig, il est donc n�cessaire qu'il y ait des crimes et des malheurs, et les malheurs tombent sur les gens de bien ? - Les m�chants, r�pondit Jesrad, sont toujours malheureux : ils servent � �prouver un petit nombre de justes r�pandus sur la terre, et il n'y a point de mal dont il ne naisse un bien. - Mais, dit Zadig, s'il n'y avait que du bien, et point de mal ? - Alors, reprit Jesrad, cette terre serait une autre terre ; l'encha�nement des �v�nements serait un autre ordre de sagesse ; et cet autre ordre, qui serait parfait, ne peut �tre que dans la demeure �ternelle de l'Etre supr�me, de qui le mal ne peut approcher. Il a cr�� des millions de mondes dont aucun ne peut ressembler � l'autre. Cette immense vari�t� est un attribut de sa puissance immense. Il n�y a ni deux feuilles d'arbre sur la terre, ni deux globes dans les champs infinis du ciel, qui soient semblables ; et tout ce que tu vois sur le petit atome o� tu es n� devait �tre dans sa place et dans son temps fixe, selon les ordres immuables de celui qui embrasse tout. Les hommes pensent que cet enfant qui vient de p�rir est tomb� dans l'eau par hasard, que c'est par un m�me hasard que cette maison est br�l�e ; mais il n'y a point de hasard ; tout est �preuve, ou punition, ou r�compense, ou pr�voyance. Souviens-toi de ce p�cheur qui se croyait le plus malheureux de tous les hommes. Orosmade t'a envoy� pour changer sa destin�e. Faible mortel, cesse de disputer contre ce qu'il faut adorer. - Mais, dit Zadig... " Comme il disait mais, l'ange prenait d�j� son vol vers la dixi�me sph�re. Zadig, � genoux, adora la Providence, et se soumit. L'ange lui cria du haut des airs : "Prends ton chemin vers Babylone.
LES ENIGMES
Zadig, hors de lui-m�me et comme un homme aupr�s de qui est tomb� le tonnerre, marchait au hasard. Il entra dans Babylone le jour o� ceux qui avaient combattu dans la lice �taient d�j� assembl�s dans le grand vestibule du palais pour expliquer les �nigmes, et pour r�pondre aux questions du grand mage. Tous les chevaliers �taient arriv�s, except� l'armure verte. D�s que Zadig parut dans la ville, le peuple s'assembla autour de lui ; les yeux ne se rassasiaient point de le voir, les bouches de le b�nir, les c�urs de lui souhaiter l'empire. L'envieux le vit passer, fr�mit, et se d�tourna ; le peuple le porta jusqu'au lieu de l'assembl�e. La reine, � qui on apprit son arriv�e, fut en proie � l'agitation de la crainte et de l'esp�rance ; l'inqui�tude la d�vorait : elle ne pouvait comprendre ni pourquoi Zadig �tait sans armes, ni comment Itobad portait l'armure blanche. Un murmure confus s'�leva � la vue de Zadig. On �tait surpris et charm� de le revoir ; mais il n'�tait permis qu'aux chevaliers qui avaient combattu de para�tre dans l'assembl�e.
" J'ai combattu comme un autre, dit-il ; mais un autre porte ici mes armes ; et, en attendant que j'aie l'honneur de le prouver, je demande la permission de me pr�senter pour expliquer les �nigmes. " On alla aux voix : sa r�putation de probit� �tait encore si fortement imprim�e dans les esprits qu'on ne balan�a pas � l'admettre.
Le grand mage proposa d'abord cette question : "Quelle est de toutes les choses du monde la plus longue et la plus courte, la plus prompte et la plus lente, la plus divisible et la plus �tendue, la plus n�glig�e et la plus regrett�e, sans qui rien ne peut se faire, qui d�vore tout ce qui est petit, et qui vivifie tout ce qui est grand ? "
C'�tait � Itobad � parler. Il r�pondit qu'un homme comme lui n'entendait rien aux �nigmes, et qu'il suffisait d'avoir vaincu � grands coups de lance. Les uns dirent que le mot de l'�nigme �tait la fortune, d'autres la terre, d'autres la lumi�re. Zadig dit que c'�tait le temps. "Rien n'est plus long, ajouta-t-il, puisqu'il est la mesure de l'�ternit� ; rien n'est plus court, puisqu'il manque � tous nos projets ; rien n'est plus lent pour qui attend ; rien de plus rapide pour qui jouit ; il s'�tend jusqu'� l'infini en grand ; il se divise jusque dans l'infini en petit ; tous les hommes le n�gligent, tous en regrettent la perte ; rien ne se fait sans lui ; il fait oublier tout ce qui est indigne de la post�rit�, et il immortalise les grandes choses. " L'assembl�e convint que Zadig avait raison.
On demanda ensuite : "Quelle est la chose qu'on re�oit sans remercier, dont on jouit sans savoir comment, qu'on donne aux autres quand on ne sait o� l'on en est, et qu'on perd sans s'en apercevoir ? "
Chacun dit son mot. Zadig devina seul que c'�tait la vie. Il expliqua toutes les autres �nigmes avec la m�me facilit�. Itobad disait toujours que rien n'�tait plus ais�, et qu'il en serait venu � bout tout aussi facilement s'il avait voulu s'en donner la peine. On proposa des questions sur la justice, sur le souverain bien, sur l'art de r�gner. Les r�ponses de Zadig furent jug�es les plus solides. C'est bien dommage, disait-on, qu�un si bon esprit soit un si mauvais cavalier.
- Illustres seigneurs, dit Zadig, j'ai eu l'honneur de vaincre dans la lice. C'est � moi qu'appartient l'armure blanche. Le seigneur Itobad s'en empara pendant mon sommeil : il jugea apparemment qu'elle lui si�rait mieux que la verte. Je suis pr�t de lui prouver d'abord devant vous, avec ma robe et mon �p�e, contre toute cette belle armure blanche qu'il m'a prise, que c'est moi qui ai eu l'honneur de vaincre le brave Otame. "
Itobad accepta le d�fi avec la plus grande confiance. Il ne doutait pas qu'�tant casqu�, cuirass�, brassard�, il ne v�nt ais�ment � bout d'un champion en bonnet de nuit et en robe de chambre. Zadig tira son �p�e en saluant la reine, qui le regardait, p�n�tr�e de joie et de crainte. Itobad tira la sienne, en ne saluant personne. Il s'avan�a sur Zadig comme un homme qui n�avait rien � craindre. Il �tait pr�t � lui fendre la t�te. Zadig sut parer le coup, en opposant ce qu'on appelle le fort de l'�p�e au faible de son adversaire, de fa�on que l'�p�e d'Itobad se rompit. Alors Zadig, saisissant son ennemi au corps, le renversa par terre ; et, lui portant la pointe de son �p�e au d�faut de la cuirasse : "Laissez-vous d�sarmer, dit-il, ou je vous tue." Itobad, toujours surpris des disgr�ces qui arrivaient � un homme comme lui, laissa faire Zadig, qui lui �ta paisiblement son magnifique casque, sa superbe cuirasse, ses beaux brassards, ses brillants cuissards, s'en rev�tit, et courut, dans cet �quipage, se jeter aux genoux d'Astart�. Cador prouva ais�ment que l'armure appartenait � Zadig. Il fut reconnut roi d'un consentement unanime, et surtout de celui d'Astart�, qui go�tait, apr�s tant d'adversit�s, la douceur de voir son amant digne aux yeux de l'univers d'�tre son �poux. Itobad alla se faire appeler monseigneur dans sa maison. Zadig fut roi, et fut heureux. Il avait pr�sent � l'esprit ce que lui avait dit l'ange Jesrad. Il se souvenait m�me du grain de sable devenu diamant. La reine et lui ador�rent la Providence. Zadig laissa la belle capricieuse Missouf courir le monde. Il envoya chercher le brigand Arbogad, auquel il donna un grade honorable dans son arm�e, avec promesse de l'avancer aux premi�res dignit�s s'il se comportait en vrai guerrier, et de le faire pendre s'il faisait le m�tier de brigand.
S�toc fut appel� du fond de l'Arabie, avec la belle Almona, pour �tre � la t�te du commerce de Babylone. Cador fut plac� et ch�ri selon ses services ; il fut l'ami du roi, et le roi fut alors le seul monarque de la terre qui e�t un ami. Le petit muet ne fut pas oubli�. On donna une belle maison au p�cheur. Orcan fut condamn� � lui payer une grosse somme et � lui rendre sa femme ; mais le p�cheur, devenu sage, ne prit que l'argent.
Ni la belle S�mire ne se consolait d'avoir cru que Zadig serait borgne, ni Azora ne cessait de pleurer d'avoir voulu lui couper le nez. Il adoucit leurs douleurs par des pr�sents. L'envieux mourut de rage et de honte. L'empire jouit de la paix, de la gloire et de l'abondance ; ce fut le plus beau si�cle de la terre : elle �tait gouvern�e par la justice et par l'amour. On b�nissait Zadig, et Zadig b�nissait le Ciel.
APPENDICE
LA DANSE
S�toc devait aller, pour les affaires de son commerce, dans l'�le de Serendib ; mais le premier mois de son mariage, qui est, comme on sait, la lune de miel, ne lui permettait ni de quitter sa femme, ni de croire qu'il p�t jamais la quitter : il pria son ami Zadig de faire pour lui le voyage. "H�las ! disait Zadig, faut-il que je mette encore un plus vaste espace entre la belle Astart� et moi ? Mais il faut servir mes bienfaiteurs." Il dit, il pleura et il partit.
Il ne fut pas longtemps dans l'�le de Serendib sans y �tre regard� comme un homme extraordinaire. Il devint l'arbitre de tous les diff�rends entre les n�gociants, l'ami des sages, le conseil du petit nombre de gens qui prennent conseil. Le roi voulut le voir et l'entendre. Il connut bient�t tout ce que valait Zadig ; il eut confiance en sa sagesse, et en fit son ami. La familiarit� et l'estime du roi fit trembler Zadig. Il �tait nuit et jour p�n�tr� du malheur que lui avaient attir� les bont�s de Moabdar. " Je plais au roi, disait-il ; ne serai-je pas perdu ? " Cependant il ne pouvait se d�rober aux caresses de Sa Majest� : car il faut avouer que Nabussan, roi de Serendib, fils de Nussanab, fils de Nabassun, fils de Sanbusna, �tait un des meilleurs princes de l'Asie, et que, quand on lui parlait, il �tait difficile de ne le pas aimer.
Ce bon prince �tait toujours lou�, tromp� et vol� ; c'�tait � qui pillerait ses tr�sors. Le receveur g�n�ral de l'�le de Serendib donnait toujours cet exemple, fid�lement suivi par les autres. Le roi le savait : il avait chang� de tr�sorier plusieurs fois ; mais il n'avait pu changer la mode �tablie de partager les revenus du roi en deux moiti�s in�gales, dont la plus petite revenait toujours � Sa Majest�, et la plus grosse aux administrateurs.
Le roi Nabussan confia sa peine au sage Zadig. "Vous qui savez tant de belles choses, lui dit-il, ne sauriez-vous point le moyen de me faire trouver un tr�sorier qui ne me vole point ? - Assur�ment, r�pondit Zadig, je sais une fa�on infaillible de vous donner un homme qui ait les mains nettes." Le roi, charm�, lui demanda en l'embrassant comment il fallait s'y prendre. " Il n'y a, dit Zadig, qu'� faire danser tous ceux qui se pr�senteront pour la dignit� de tr�sorier, et celui qui dansera avec le plus de l�g�ret� sera infailliblement le plus honn�te homme. - Vous vous moquez, dit le roi ; voil� une plaisante fa�on de choisir un receveur de mes finances. Quoi ! vous pr�tendez que celui qui fera le mieux un entrechat sera le financier le plus int�gre et le plus habile ? - Je ne vous r�ponds pas qu'il sera le plus habile, repartit Zadig ; mais je vous assure que ce sera indubitablement le plus honn�te homme. , Zadig parlait avec tant de confiance que le roi crut qu'il avait quelque secret surnaturel pour conna�tre les financiers. "Je n'aime pas le surnaturel, dit Zadig ; les gens et les livres � prodiges m'ont toujours d�plu : si Votre Majest� veut me laisser faire l'�preuve que je lui propose, elle sera bien convaincue que mon secret est la chose la plus simple et la plus ais�e. " Nabussan, roi de Serendib, fut bien plus �tonn� d'entendre que ce secret �tait simple que si on le lui avait donn� pour un miracle. " Or bien, dit-il, faites comme vous l'entendrez. - Laissez-moi faire, dit Zadig, vous gagnerez � cette �preuve plus que vous ne pensez. " Le jour m�me il fit publier, au nom du roi, que tous ceux qui pr�tendaient � l'emploi de haut receveur des deniers de Sa Gracieuse Majest� Nabussan, fils de Nussanab, eussent � se rendre, en habits de soie l�g�re, le premier de la lune du crocodile, dans l'antichambre du roi. Ils s'y rendirent au nombre de soixante et quatre. On avait fait venir des violons dans un salon voisin ; tout �tait pr�par� pour le bal ; mais la porte de ce salon �tait ferm�e, et il fallait, pour y entrer, passer par une petite galerie assez obscure. Un huissier vint chercher et introduire chaque candidat, l'un apr�s l'autre, par ce passage dans lequel on le laissait seul quelques minutes. Le roi, qui avait le mot, avait �tal� tous ses tr�sors dans cette galerie. Lorsque tous les pr�tendants furent arriv�s dans le salon, Sa Majest� ordonna qu'on les f�t danser. Jamais on ne dansa plus pesamment et avec moins de gr�ce. Ils avaient tous la t�te baiss�e, les reins courb�s, les mains coll�es � leurs c�t�s. " Quels fripons ! " disait tout bas Zadig. Un seul d'entre eux formait des pas avec agilit�, la t�te haute, le regard assur�, les bras �tendus, le corps droit, le jarret ferme. " Ah ! l'honn�te homme ! le brave homme ! " disait Zadig. Le roi embrassa ce bon danseur, le d�clara tr�sorier, et tous les autres furent punis et tax�s avec la plus grande justice du monde : car chacun, dans le temps qu'il avait �t� dans la galerie, avait rempli ses poches et pouvait � peine marcher. Le roi fut f�ch� pour la nature humaine que de ces soixante et quatre danseurs il y e�t soixante et trois filous. La galerie obscure fut appel�e le corridor de la tentation. On aurait, en Perse, empal� ces soixante et trois seigneurs ; en d'autres pays, on e�t fait une chambre de justice qui e�t consomm� en frais le triple de l'argent vol�, et qui n'e�t rien remis dans les coffres du souverain ; dans un autre royaume, ils se seraient pleinement justifi�s, et auraient fait disgracier ce danseur si l�ger : � Serendib, ils ne furent condamn�s qu�� augmenter le tr�sor public, car Nabussan �tait fort indulgent.
Il �tait aussi fort reconnaissant ; il donna � Zadig une somme d'argent plus consid�rable qu'aucun tr�sorier n'en avait jamais vol� au roi son ma�tre. Zadig s'en servit pour envoyer des expr�s � Babylone, qui devaient l'informer de la destin�e d'Astart�. Sa voix trembla en donnant cet ordre, son sang reflua vers son c�ur, ses yeux se couvrirent de t�n�bres, son �me fut pr�te � l'abandonner. Le courrier partit, Zadig le vit embarquer ; il rentra chez le roi, ne voyant personne, croyant �tre dans la chambre, et pronon�ant le nom d'amour. "Ah ! l'amour, dit le roi, est pr�cis�ment ce dont il s'agit ; vous avez devin� ce qui fait ma peine. Que vous �tes un grand homme ! J'esp�re que vous m�apprendrez � conna�tre une femme � toute �preuve, comme vous m'avez fait trouver un tr�sorier d�sint�ress�." Zadig ayant repris ses sens, lui promit de le servir en amour comme en finance, quoique la chose par�t plus difficile encore.
LES YEUX BLEUS
" Le corps et le c�ur ", dit le roi � Zadig... A ces mots, le Babylonien ne put s'emp�cher d'interrompre Sa Majest�. " Que je vous sais bon gr�, dit-il, de n'avoir point dit l'esprit et le c�ur ! car on n'entend que ces mots dans les conversations de Babylone ; on ne voit que des livres o� il est question du c�ur et de l'esprit compos�s par des gens qui n'ont ni de l'un ni de l'autre ; mais, de gr�ce, Sire, poursuivez. " Nabussan continua ainsi : "Le corps et le c�ur sont chez moi destin�s � aimer ; la premi�re de ces deux puissances a tout lieu d'�tre satisfaite. J'ai ici cent femmes � mon service, toutes belles, complaisantes, pr�venantes, voluptueuses m�me, ou feignant de l'�tre avec moi. Mon c�ur n'est pas � beaucoup pr�s si heureux. Je n'ai que trop �prouv� qu'on caresse beaucoup le roi de Serendib, et qu'on se soucie fort peu de Nabussan. Ce n'est pas que je croie mes femmes infid�les ; mais je voudrais trouver une �me qui f�t � moi ; je donnerais pour un pareil tr�sor les cent beaut�s dont je poss�de les charmes : voyez si, sur ces cent sultanes, vous pouvez m'en trouver une dont je sois s�r d'�tre aim�. "
Zadig lui r�pondit comme il avait fait sur l'article des financiers : " Sire, laissez-moi faire ; mais permettez d'abord que je dispose de ce que vous aviez �tal� dans la galerie de la tentation ; je vous en rendrai bon compte et vous n'y perdrez rien." Le roi le laissa le ma�tre absolu. Il choisit dans Serendib trente-trois petits bossus des plus vilains qu'il put trouver, trente-trois pages des plus beaux, et trente-trois bonzes des plus �loquents et des plus robustes. Il leur laissa � tous la libert� d'entrer dans les cellules des sultanes ; chaque petit bossu eut quatre mille pi�ces d'or � donner, et d�s le premier jour tous les bossus furent heureux. Les pages, qui n'avaient rien � donner qu'eux-m�mes, ne triomph�rent qu'au bout de deux ou trois jours. Les bonzes eurent un peu plus de peine ; mais enfin trente-trois d�votes se rendirent � eux. Le roi, par des jalousies qui avaient vue sur toutes les cellules, vit toutes ces �preuves, et fut �merveill�. De ses cent femmes, quatre-vingt-dix-neuf succomb�rent � ses yeux.
Il en restait une toute jeune, toute neuve, de qui Sa Majest� n'avait jamais approch�. On lui d�tacha un, deux, trois bossus, qui lui offrirent jusqu'� vingt mille pi�ces ; elle fut incorruptible, et ne put s�emp�cher de rire de l'id�e qu'avaient ces bossus de croire que de l'argent les rendrait mieux faits. On lui pr�senta les deux plus beaux pages ; elle dit qu'elle trouvait le roi encore plus beau. On lui l�cha le plus �loquent des bonzes, et ensuite le plus intr�pide ; elle trouva le premier un bavard, et ne daigna pas m�me soup�onner le m�rite du second. " Le c�ur fait tout, disait-elle ; je ne c�derai jamais ni � l'or d'un bossu, ni aux gr�ces d'un jeune homme, ni aux s�ductions d'un bonze ; j'aimerai uniquement Nabussan fils de Nussanab, et j'attendrai qu'il daigne m'aimer." Le roi fut transport� de joie, d'�tonnement et de tendresse. Il reprit tout l'argent qui avait fait r�ussir les bossus, et en fit pr�sent � la belle Falide ; c'�tait le nom de cette jeune personne. Il lui donna son c�ur : elle le m�ritait bien. Jamais la fleur de la jeunesse ne fut si brillante ; jamais les charmes de la beaut� ne furent si enchanteurs. La v�rit� de l'histoire ne permet pas de taire qu'elle faisait mal la r�v�rence ; mais elle dansait comme les f�es, chantait comme les sir�nes et parlait comme les Gr�ces : elle �tait pleine de talents et de vertus.
Nabussan, aim�, l'adora ; mais elle avait les yeux bleus, et ce fut la source des plus grands malheurs. Il y avait une ancienne loi qui d�fendait aux rois d'aimer une de ces femmes que les Grecs ont appel�es depuis boopies. Le chef des bonzes avait �tabli cette loi il y avait plus de cinq mille ans ; c'�tait pour s'approprier la ma�tresse du premier roi de l'�le de Serendib que ce premier bonze avait fait passer l'anath�me des yeux bleus en constitution fondamentale d'Etat. Tous les ordres de l'Empire vinrent faire � Nabussan des remontrances. On disait publiquement que les derniers jours du royaume �taient arriv�s, que l'abomination �tait � son comble, que toute la nature �tait menac�e d'un �v�nement sinistre ; qu'en un mot Nabussan fils de Nussanab aimait deux grands yeux bleus. Les bossus, les financiers, les bonzes et les brunes remplirent le royaume de leurs plaintes. Les peuples sauvages qui habitent le nord de Serendib profit�rent de ce m�contentement g�n�ral. Ils firent une irruption dans les Etats du bon Nabussan. Il demanda des subsides � ses sujets ; les bonzes, qui poss�daient la moiti� des revenus de l'Etat, se content�rent de lever les mains au ciel, et refus�rent de les mettre dans leurs coffres pour aider le roi. Ils firent de belles pri�res en musique, et laiss�rent l'Etat en proie aux barbares.
" � mon cher Zadig, me tireras-tu encore de cet horrible embarras ? s'�cria douloureusement Nabussan. - Tr�s volontiers, r�pondit Zadig ; vous aurez de l'argent des bonzes tant que vous en voudrez. Laissez � l'abandon les terres o� sont situ�s leurs ch�teaux, et d�fendez seulement les v�tres. " Nabussan n'y manqua pas : les bonzes vinrent se jeter aux pieds du roi et implorer son assistance. Le roi leur r�pondit par une belle musique dont les paroles �taient des pri�res au Ciel pour la conservation de leurs terres. Les bonzes enfin donn�rent de l'argent, et le roi finit heureusement la guerre. Ainsi Zadig, par ses conseils sages et heureux, et par les plus grands services, s'�tait attir� l'irr�conciliable inimiti� des hommes les plus puissants de l'Etat : les bonzes et les brunes jur�rent sa perte ; les financiers et les bossus ne l'�pargn�rent pas ; on le rendit suspect au bon Nabussan. Les services rendus restent souvent dans l'antichambre, et les soup�ons entrent dans le cabinet, selon la sentence de Zoroastre : c'�tait tous les jours de nouvelles accusations ; la premi�re est repouss�e, la seconde effleure, la troisi�me blesse, la quatri�me tue.
Zadig intimid�, qui avait bien fait les affaires de son ami S�toc et qui lui avait fait tenir son argent, ne songea plus qu'� partir de l'�le, et r�solut d'aller lui-m�me chercher des nouvelles d'Astart�. " Car, disait-il, si je reste dans Serendib, les bonzes me feront empaler ; mais o� aller ? Je serai esclave en Egypte, br�l�, selon toutes les apparences, en Arabie, �trangl� � Babylone. Cependant il faut savoir ce qu'Astart� est devenue : partons, et voyons � quoi me r�serve ma triste destin�e."
C'est ici que finit le manuscrit qu'on a retrouv� de l'histoire de Zadig. Ces deux chapitres doivent �tre certainement plac�s apr�s le douzi�me, et avant l'arriv�e de Zadig en Syrie. On sait qu'il a essuy� bien d'autres aventures qui ont �t� fid�lement �crites. On prie messieurs les interpr�tes des langues orientales de les communiquer, si elles parviennent jusqu'� eux.
modifi� le 27 avril 2001