[Les] provinciales [Document
électronique] : ou les Lettres écrites par Louis de Montalte à un provincial
de ses amis et aux RR. PP. Jésuites / [Pascal] ; [éd. par Louis Cognet et
Gérard Ferreyrolles]
Première lettre
écrite à un provincial par un de ses amis, sur le sujet des disputes
présentes de la Sorbonne
De Paris, ce 23
janvier 1656.
Monsieur,
Nous étions bien
abusés. Je ne suis détrompé que d'hier; jusque-là j'ai pensé que le sujet des
disputes de Sorbonne était bien important, et d'une extrême conséquence pour
la religion. Tant d'assemblées d'une compagnie aussi célèbre qu'est la
Faculté de théologie de Paris, et où il s'est passé tant de choses si
extraordinaires et si hors d'exemple, en font concevoir une si haute idée,
qu'on ne peut croire qu'il n'y en ait un sujet bien extraordinaire.
Cependant vous serez
bien surpris quand vous apprendrez, par ce récit, à quoi se termine un si
grand éclat; et c'est ce que je vous dirai en peu de mots, après m'en être
parfaitement instruit.
On examine deux questions:
l'une de fait, l'autre de droit.
Celle de fait
consiste à savoir si M. Arnauld est téméraire pour avoir dit dans sa Seconde
Lettre: Qu'il a lu exactement le livre de Jansénius, et qu'il n'y a point
trouvé les propositions condamnées par le feu Pape; et néanmoins que, comme
il condamne ces propositions en quelque lieu qu'elles se rencontrent, il les
condamne dans Jansénius, si elles y sont.
La question sur cela
est de savoir s'il a pu, sans témérité, témoigner par là qu'il doute que ces
propositions soient de Jansénius, après que Messieurs les évêques ont déclaré
qu'elles y sont.
On propose l'affaire
en Sorbonne. Soixante et onze docteurs entreprennent sa défense et
soutiennent qu'il n'a pu répondre autre chose à ceux qui, par tant d'écrits,
lui demandaient s'il tenait que ces propositions fussent dans ce livre, sinon
qu'il ne les y a pas vues, et que néanmoins il les y condamne, si elles y
sont.
Quelques-uns même,
passant plus avant, ont déclaré que, quelque recherche qu'ils en aient faite,
ils ne les y ont jamais trouvées, et que même ils y en ont trouvé de toutes
contraires. Ils ont demandé ensuite avec instance que, s'il y avait quelque
docteur qui les y eût vues, il voulût les montrer; que c'était une chose si
facile qu'elle ne pouvait être refusée, puisque c'était un moyen sûr de les
réduire tous, et M. Arnauld même; mais on le leur a toujours refusé. Voilà ce
qui s'est passé de ce côté-là.
De l'autre se sont
trouvés quatre-vingts docteurs séculiers, et quelque quarante religieux
mendiants, qui ont condamné la proposition de M. Arnauld sans vouloir
examiner si ce qu'il avait dit était vrai ou faux, et ayant même déclaré
qu'il ne s'agissait pas de la vérité, mais seulement de la témérité de sa
proposition.
Il s'en est de plus
trouvé quinze qui n'ont point été pour la censure, et qu'on appelle
indifférents.
Voilà comment s'est
terminée la question de fait, dont je ne me mets guère en peine; car, que M.
Arnauld soit téméraire ou non, ma conscience n'y est pas intéressée. Et si la
curiosité me prenait de savoir si ces propositions sont dans Jansénius, son
livre n'est pas si rare, ni si gros que je ne le pusse lire tout entier pour
m'en éclaircit, sans en consulter la Sorbonne.
Mais, si je ne
craignais aussi d'être téméraire, je crois que je suivrais l'avis de la
plupart des gens que je vois, qui, ayant cru jusqu'ici, sur la foi publique,
que ces propositions sont dans Jansénius, commencent à se défier du
contraire, par le refus bizarre qu'on fait de les montrer, qui est tel, que
je n'ai encore vu personne qui m'ait dit les y avoir vues. De sorte que je
crains que cette censure ne fasse plus de mal que de bien, et qu'elle ne
donne à ceux qui en sauront l'histoire une impression tout opposée à la
conclusion; car, en vérité, le monde devient méfiant et ne croit les choses
que quand il les voit. Mais, comme j'ai déjà dit, ce point-là est peu
important, puisqu'il ne s'y agit point de la foi.
Pour la question de
droit, elle semble bien plus considérable, en ce qu'elle touche la foi. Aussi
j'ai pris un soin particulier de m'en informer. Mais vous serez bien
satisfait de voir que c'est une chose aussi peu importante que la première.
Il s'agit d'examiner
ce que M. Arnauld a dit dans la même lettre: Que la grâce, sans laquelle on
ne peut rien, a manqué à saint Pierre, dans sa chute. Sur quoi nous pensions,
vous et moi, qu'il était question d'examiner les plus grands principes de la
grâce; comme si elle n'est pas donnée à tous les hommes, ou bien si elle est
efficace; mais nous étions bien trompés. Je suis devenu grand théologien en
peu de temps, et vous en allez voir des marques.
Pour savoir la chose
au vrai, je vis M. N., docteur de Navarre, qui demeure près de chez moi, qui
est, comme vous le savez, des plus zélés contre les Jansénistes; et comme ma
curiosité me rendait presque aussi ardent que lui, je lui demandai d'abord
s'ils ne décideraient pas formellement que la grâce est donnée à tous, afin
qu'on n'agitât plus ce doute. Mais il me rebuta rudement et me dit que ce
n'était pas là le point; qu'il y en avait de ceux de son côté qui tenaient
que la grâce n'est pas donnée à tous; que les examinateurs mêmes avaient dit
en pleine Sorbonne que cette opinion est problématique, et qu'il était
lui-même dans ce sentiment: ce qu'il me confirma par ce passage, qu'il dit
être célèbre, de saint Augustin: Nous savons que la grâce n'est pas donnée à
tous les hommes.
Je lui fis excuse
d'avoir mal pris son sentiment et le priai de me dire s'ils ne condamneraient
donc pas au moins cette autre opinion des Jansénistes qui fait tant de bruit,
que la grâce est efficace, et qu'elle détermine notre volonté à faire le
bien. Mais je ne fus pas plus heureux en cette seconde question. Vous n'y
entendez rien, me dit-il. Ce n'est pas là une hérésie; c'est une opinion
orthodoxe: tous les Thomistes la tiennent; et moi-même je l'ai soutenue dans
ma Sorbonique.
Je n'osai plus lui
proposer mes doutes; et je ne savais plus où était la difficulté, quand, pour
m'en éclaircir, je le suppliai de me dire en quoi consistait donc l'hérésie
de la proposition de M. Arnauld. C'est, me dit-il, en ce qu'il ne reconnaît
pas que les justes aient le pouvoir d'accomplir les commandements de Dieu en
la manière que nous l'entendons.
Je le quittai après
cette instruction; et, bien glorieux de savoir le noeud de l'affaire, je fus
trouver M. N., qui se porte de mieux en mieux, et qui eut assez de santé pour
me conduire chez son beau-frère, qui est janséniste, s'il y en eut jamais, et
pourtant fort bon homme. Pour en être mieux reçu, je feignis d'être fort des
siens et lui dis: Serait-il bien possible que la Sorbonne introduisît dans
l'Eglise cette erreur, que tous les justes ont toujours le pouvoir
d'accomplir les commandements? Comment parlez-vous? me dit mon docteur.
Appelez-vous erreur un sentiment si catholique, et que les seuls Luthériens
et Calvinistes combattent? Eh quoi! lui dis-je, n'est-ce pas votre opinion?
Non, me dit-il; nous l'anathématisons comme hérétique et impie. Surpris de
cette réponse, je connus bien que j'avais trop fait le janséniste, comme j'avais
l'autre fois été trop moliniste; mais ne pouvant m'assurer de sa réponse, je
le priai de me dire confidemment s'il tenait que les justes eussent toujours
un pouvoir véritable d'observer les préceptes. Mon homme s'échauffa
là-dessus, mais d'un zèle dévot, et dit qu'il ne déguiserait jamais ses
sentiments pour quoi que ce fût: que c'était sa créance; et que lui et tous
les siens la défendraient jusqu'à la mort, comme étant la pure doctrine de
saint Thomas et de saint Augustin, leur maître.
Il m'en parla si
sérieusement, que je n'en pus douter; et sur cette assurance, je retournai
chez mon premier docteur, et lui dis, bien satisfait, que j'étais certain que
la paix serait bientôt en Sorbonne: que les Jansénistes étaient d'accord du
pouvoir qu'ont les justes d'accomplir les préceptes; que j'en étais garant,
et que je le leur ferais signer de leur sang. Tout beau! me dit-il; il faut
être théologien pour en voir la fin. La différence qui est entre nous est si
subtile, qu'à peine pouvons-nous la marquer nous-mêmes; vous auriez trop de
difficulté à l'entendre. Contentez-vous donc de savoir que les Jansénistes
vous diront bien que tous les justes ont toujours le pouvoir d'accomplir les
commandements: ce n'est pas de quoi nous disputons; mais ils ne vous diront pas
que ce pouvoir soit prochain; c'est là le point.
Ce mot me fut nouveau
et inconnu. Jusque-là j'avais entendu les affaires; mais ce terme me jeta
dans l'obscurité, et je crois qu'il n'a été inventé que pour brouiller. Je
lui en demandai donc l'explication; mais il m'en fit un mystère et me
renvoya, sans autre satisfaction, pour demander aux Jansénistes s'ils
admettaient ce pouvoir prochain. Je chargeai ma mémoire de ce terme, car mon
intelligence n'y avait aucune part. Et, de peur d'oublier, je fus promptement
retrouver mon Janséniste, à qui je dis incontinent, après les premières
civilités: Dites-moi, je vous prie, si vous admettez le pouvoir prochain? Il
se mit à rire et me dit froidement: Dites-moi vous-même en quel sens vous
l'entendez, et alors je vous dirai ce que j'en crois. Comme ma connaissance
n'allait pas jusque-là, je me vis en terme de [ne] lui pouvoir répondre; et
néanmoins pour ne pas rendre ma visite inutile, je lui dis au hasard: Je
l'entends au sens des Molinistes. A quoi mon homme, sans s'émouvoir: Auxquels
des Molinistes, me dit-il, me renvoyez-vous? Je les lui offris tous ensemble,
comme ne faisant qu'un même corps et n'agissant que par un même esprit.
Mais il me dit: Vous
êtes bien peu instruit. Ils sont si peu dans les mêmes sentiments, qu'ils en
ont de tout contraires. Mais, étant tous unis dans le dessein de perdre M.
Arnauld, ils se sont avisés de s'accorder de ce terme de prochain, que les
uns et les autres diraient ensemble, quoiqu'ils l'entendissent diversement,
afin de parler un même langage, et que, par cette conformité apparente, ils
pussent former un corps considérable, et composer le plus grand nombre, pour
l'opprimer avec assurance.
Cette réponse
m'étonna; mais, sans recevoir ces impressions des méchants desseins des Molinistes,
que je ne veux pas croire sur sa parole, et où je n'ai point d'intérêt, je
m'attachai seulement à savoir les divers sens qu'ils donnent à ce mot
mystérieux de prochain. Il me dit: Je vous en éclaircirais de bon coeur; mais
vous y verriez une répugnance et une contradiction si grossière, que vous
auriez peine à me croire. Je vous serais suspect. Vous en serez plus sûr en
l'apprenant d'eux-mêmes, et je vous en donnerai les adresses. Vous n'avez
qu'à voir séparément M. Le Moyne et le Père Nicolaï. Je ne connais ni l'un ni
l'autre, lui dis-je. Voyez donc, me dit-il, si vous ne connaîtrez point
quelqu'un de ceux que je vous vas nommer, car ils suivent les sentiments de
M. Le Moyne. J'en connus en effet quelques-uns. Et ensuite il me dit: Voyez
si vous ne connaissez point des Dominicains qu'on appelle nouveaux Thomistes,
car ils sont tous comme le Père Nicolaï. J'en connus aussi entre ceux qu'il
me nomma; et, résolu de profiter de cet avis et de sortir d'affaire, je le
quittai et allai d'abord chez un des disciples de M. Le Moyne.
Je le suppliai de me
dire ce que c'est qu'avoir le pouvoir prochain de faire quelque chose. Cela
est aisé, me dit-il: c'est avoir tout ce qui est nécessaire pour la faire, de
telle sorte qu'il ne manque rien pour agir. Et ainsi, lui dis-je, avoir le
pouvoir prochain de passer une rivière, c'est avoir un bateau, des bateliers,
des rames, et le reste, en sorte que rien ne manque. Fort bien, me dit-il. Et
avoir le pouvoir prochain de voir, lui dis-je, c'est avoir bonne vue et être
en plein jour, car qui aurait bonne vue dans l'obscurité n'aurait pas le
pouvoir prochain de voir, selon vous, puisque la lumière lui manquerait, sans
quoi on ne voit point. Doctement, me dit-il. Et par conséquent, continuai-je,
quand vous dites que tous les justes ont toujours le pouvoir prochain
d'observer les commandements, vous entendez qu'ils ont toujours toute la
grâce nécessaire pour les accomplir, en sorte qu'il ne leur manque rien de la
part de Dieu. Attendez, me dit-il; ils ont toujours tout ce qui est
nécessaire pour les observer, ou du moins pour la demander à prier Dieu.
J'entends bien, lui dis-je; ils ont tout ce qui est nécessaire pour prier
Dieu de les assister, sans qu'il soit nécessaire qu'ils aient aucune nouvelle
grâce de Dieu pour prier. Vous l'entendez, me dit-il. Mais il n'est donc pas
nécessaire qu'ils aient une grâce efficace pour prier Dieu? Non, me dit-il,
suivant M. Le Moyne.
Pour ne point perdre
de temps, j'allai aux Jacobins et demandai ceux que je savais être des
nouveaux Thomistes. Je les priai de me dire ce que c'est que pouvoir
prochain. N'est-ce pas celui, leur dis-je, auquel il ne manque rien pour
agir? Non, me dirent-ils. Mais, quoi! mon Père, s'il manque quelque chose à
ce pouvoir, l'appelez-vous prochain? et direz-vous, par exemple, qu'un homme
ait, la nuit, et sans aucune lumière, le pouvoir prochain de voir? Oui-da, il
l'aurait, selon nous, s'il n'est pas aveugle. Je le veux bien, leur dis-je;
mais M. Le Moyne l'entend d'une manière contraire. Il est vrai, me
dirent-ils; mais nous l'entendons ainsi. J'y consens, leur dis-je; car je ne
dispute jamais du nom, pourvu qu'on m'avertisse du sens qu'on lui donne. Mais
je vois par là que, quand vous dites que les justes ont toujours le pouvoir
prochain pour prier Dieu, vous entendez qu'ils ont besoin d'un autre secours
pour prier, sans quoi ils ne prieront jamais. Voilà qui va bien, me
répondirent mes Pères en m'embrassant, voilà qui va bien: car il leur faut de
plus une grâce efficace qui n'est pas donnée à tous, et qui détermine leur
volonté à prier; et c'est une hérésie de nier la nécessité de cette grâce
efficace pour prier.
Voilà qui va bien,
leur dis-je à mon tour; mais, selon vous, les Jansénistes sont catholiques,
et M. Le Moyne hérétique; car les Jansénistes disent que les justes ont le
pouvoir de prier, mais qu'il faut pourtant une grâce efficace, et c'est ce
que vous approuvez. Et M. Le Moyne dit que les justes prient sans grâce
efficace; et c'est ce que vous condamnez. Oui, dirent-ils, mais nous sommes
d'accord avec M. Le Moyne en ce que nous appelons prochain, aussi bien que
lui, le pouvoir que les justes ont de prier, ce que ne font pas les
Jansénistes.
Quoi, mes Pères, leur
dis-je, c'est se jouer des paroles de dire que vous êtes d'accord à cause des
termes communs dont vous usez, quand vous êtes contraires dans le sens. Mes
Pères ne répondent rien; et sur cela, mon disciple de M. Le Moyne arriva par
un bonheur que je croyais extraordinaire; mais j'ai su depuis que leur
rencontre n'est pas rare, et qu'ils sont continuellement mêlés les uns avec
les autres.
Je dis donc à mon
disciple de M. Le Moyne: Je connais un homme qui dit que tous les justes ont
toujours le pouvoir de prier Dieu, mais que néanmoins ils ne prieront jamais
sans une grâce efficace qui les détermine, et laquelle Dieu ne donne pas
toujours à tous les justes. Est-il hérétique? Attendez, me dit mon docteur;
vous me pourriez surprendre. Allons donc doucement, distinguo; s'il appelle
ce pouvoir pouvoir prochain; il sera thomiste, et partant catholique; sinon, il
sera janséniste, et partant hérétique. Il ne l'appelle, lui dis-je, ni
prochain, ni non prochain. Il est donc hérétique; me dit-il; demandez-le à
ces bons Pères. Je ne les pris pas pour juges, car ils consentaient déjà d'un
mouvement de tête, mais je leur dis: Il refuse d'admettre ce mot de prochain
parce qu'on ne le veut pas expliquer. A cela, un de ces Pères voulut en
apporter sa définition; mais il fut interrompu par le disciple de M. Le
Moyne, qui lui dit: Voulez-vous donc recommencer nos brouilleries? ne
sommes-nous pas demeurés d'accord de ne point expliquer ce mot de prochain,
et de le dire de part et d'autre sans dire ce qu'il signifie? A quoi le
Jacobin consentit.
Je pénétrai par là
dans leur dessein, et leur dis en me levant pour les quitter: En vérité, mes
Pères, j'ai grand peur que tout ceci ne soit une pure chicanerie, et, quoi
qu'il arrive de vos assemblées, j'ose vous prédire que, quand la censure
serait faite, la paix ne serait pas établie. Car, quand on aurait décidé
qu'il faut prononcer les syllabes prochain, qui ne voit que, n'ayant point
été expliquées, chacun de vous voudra jouir de la victoire? Les Jacobins
diront que ce mot s'entend en leur sens. M. Le Moyne dira que c'est au sien;
et ainsi il y aura bien plus de disputes pour l'expliquer que pour
l'introduire: car, après tout, il n'y aurait pas grand péril à le recevoir
sans aucun sens, puisqu'il ne peut nuire que par le sens. Mais ce serait une
chose indigne de la Sorbonne et de la théologie d'user de mots équivoques et
captieux sans les expliquer. Enfin, mes Pères, dites-moi, je vous prie, pour
la dernière fois, ce qu'il faut que je croie pour être Catholique. Il faut,
me dirent-ils tous ensemble, dire que tous les justes ont le pouvoir
prochain, en faisant abstraction de tout sens: abstrahendo a sensu
Thomistarum, et a sensu aliorum theologorum.
C'est-à-dire, leur
dis-je en les quittant, qu'il faut prononcer ce mot des lèvres, de peur
d'être hérétique de nom. Car est-ce que ce mot est de l'Ecriture? Non, me
dirent-ils. Est-il donc des Pères, ou des Conciles, ou des Papes? Non. Est-il
donc de saint Thomas? Non. Quelle nécessité y a-t-il donc de le dire,
puisqu'il n'a ni autorité, ni aucun sens de lui-même? Vous êtes opiniâtre, me
dirent-ils: vous le direz, ou vous serez hérétique, et M. Arnauld aussi, car
nous sommes le plus grand nombre; et, s'il est besoin, nous ferons venir tant
de Cordeliers que nous l'emporterons.
Je les viens de
quitter sur cette solide raison, pour vous écrire ce récit, par où vous voyez
qu'il ne s'agit d'aucun des points suivants, et qu'ils ne sont condamnés de
part ni d'autre: -I. Que la grâce n'est pas donnée à tous les hommes. 2. Que
tous les justes ont le pouvoir d'accomplir les commandements de Dieu. 3.
Qu'ils ont néanmoins besoin pour les accomplir, et même pour prier, d'une
grâce efficace qui détermine leur volonté. 4. Que cette grâce efficace n'est
pas toujours donnée à tous les justes, et qu'elle dépend de la pure
miséricorde de Dieu. - De sorte qu'il n'y a plus que le mot de prochain sans
aucun sens qui court risque.
Heureux les peuples
qui l'ignorent! Heureux ceux qui ont précédé sa naissance! Car je n'y vois
plus de remède, si Messieurs de l'Académie, par un coup d'autorité, ne
bannissent de la Sorbonne ce mot barbare qui cause tant de divisions. Sans
cela, la censure paraît assurée; mais je vois qu'elle ne fera point d'autre
mal que de rendre la Sorbonne méprisable par ce procédé, qui lui ôtera
l'autorité, laquelle lui est si nécessaire en d'autres rencontres.
Je vous laisse
cependant dans la liberté de tenir pour le mot prochain, ou non; car j'aime
trop mon prochain pour le persécuter sous ce prétexte. Si ce récit ne vous
déplaît pas, je continuerai de vous avertir de tout ce qui se passera.
Je suis, etc.
Seconde lettre écrite
à un provincial par un de ses amis
De Paris, ce 29
janvier 1656.
Monsieur,
Comme je fermais la
lettre que je vous ai écrite, je fus visité par M. N., notre ancien ami, le
plus heureusement du monde pour ma curiosité; car il est très informé des
questions du temps, et il sait parfaitement le secret des Jésuites, chez qui
il est à toute heure, et avec les principaux. Après avoir parlé de ce qui
l'amenait chez moi, je le priai de me dire, en un mot, quels sont les points
débattus entre les deux partis.
Il me satisfit sur l'heure,
et me dit qu'il y en avait deux principaux: le premier, touchant le pouvoir
prochain; le second touchant la grâce suffisante. Je vous ai éclairci du
premier par la précédente; je vous parlerai du second dans celle-ci.
Je sus donc, en un
mot, que leur différend, touchant la grâce suffisante, est en ce que les
Jésuites prétendent qu'il y a une grâce donnée généralement à tous les
hommes, soumise de telle sorte au libre arbitre, qu'il la rend efficace ou
inefficace à son choix, sans aucun nouveau secours de Dieu, et sans qu'il
manque rien de sa part pour agir effectivement; ce qui fait qu'ils
l'appellent suffisante, parce qu'elle seule suffit pour agir. Et les
Jansénistes, au contraire, veulent qu'il n'y ait aucune grâce actuellement
suffisante, qui ne soit aussi efficace, c'est-à-dire que toutes celles qui ne
déterminent point la volonté à agir effectivement sont insuffisantes pour
agir, parce qu'ils disent qu'on n'agit jamais sans grâce efficace. Voilà leur
différend.
Et m'informant après
de la doctrine des nouveaux Thomistes: Elle est bizarre, me dit-il. Ils sont
d'accord avec les Jésuites d'admettre une grâce suffisante donnée à tous les
hommes; mais ils veulent néanmoins que les hommes n'agissent jamais avec
cette seule grâce, et qu'il faille, pour les faire agir, que Dieu leur donne
une grâce efficace qui détermine réellement leur volonté à l'action, et
laquelle Dieu ne donne pas à tous. De sorte que, suivant cette doctrine, lui
dis-je, cette grâce est suffisante sans l'être. Justement, me dit-il: car, si
elle suffit, il n'en faut pas davantage pour agir; et si elle ne suffit pas,
elle n'est pas suffisante.
Mais, lui dis-je,
quelle différence y a-t-il donc entre eux et les Jansénistes? Ils diffèrent,
me dit-il, en ce qu'au moins les Dominicains ne laissent pas de dire que tous
les hommes ont la grâce suffisante. J'entends bien, répondis-je, mais ils le
disent sans le penser, puisqu'ils ajoutent qu'il faut nécessairement, pour
agir, avoir une grâce efficace, qui n'est pas donnée à tous; et ainsi, s'ils
sont conformes aux Jésuites par un terme qui n'a pas de sens, ils leur sont
contraires, et conformes aux Jansénistes, dans la substance de la chose. Cela
est vrai, dit-il. Comment donc, lui dis-je, les Jésuites sont-ils unis avec
eux, et que ne les combattent-ils aussi bien que les Jansénistes, puisqu'ils
auront toujours en eux de puissants adversaires, lesquels, soutenant la
nécessité de la grâce efficace qui détermine, les empêcheront d'établir celle
que vous dites être seule suffisante?
Il ne le faut pas, me
dit-il; il faut ménager davantage ceux qui sont puissants dans l'Eglise. La
Société est trop politique pour agir autrement. Elle se contente d'avoir
gagné sur eux qu'ils admettent au moins le nom de grâce suffisante,
quoiqu'ils l'entendent en un autre sens. Par là elle a cet avantage qu'elle
fera passer leur opinion pour insoutenable, quand elle le jugera à propos, et
cela lui sera aisé; car, supposé que tous les hommes aient des grâces
suffisantes, il n'y a rien de plus naturel que d'en conclure que la grâce
efficace n'est donc pas nécessaire, puisque la suffisance de ces grâces
générales exclurait la nécessité de toutes les autres. Qui dit suffisant dit
tout ce qui est nécessaire pour agir; et il servirait de peu aux Dominicains
de s'écrier qu'ils prennent en un autre sens le mot de suffisant: le peuple,
accoutumé à l'intelligence commune de ce terme, n'écouterait pas seulement
leur explication. Ainsi la Société profite assez de cette expression que les
Dominicains reçoivent, sans les pousser davantage; et si vous aviez la
connaissance des choses qui se sont passées sous les papes Clément VIII et
Paul V, et combien la Société fut traversée par les Dominicains dans
l'établissement de sa grâce suffisante, vous ne vous étonneriez pas de voir
qu'elle évite de se brouiller avec eux, et qu'elle consent qu'ils gardent
leur opinion, pourvu que la sienne soit libre, et principalement quand les
Dominicains la favorisent par le nom de grâce suffisante, dont ils ont
consenti de se servir publiquement.
La Société est bien
satisfaite de leur complaisance. Elle n'exige pas qu'ils nient la nécessité
de la grâce efficace; ce serait trop les presser: il ne faut pas tyranniser
ses amis; les Jésuites ont assez gagné. Car le monde se paye de paroles: peu
approfondissent les choses; et ainsi le nom de grâce suffisante étant reçu
des deux côtés, quoique avec divers sens, il n'y a personne, hors les plus
fins théologiens, qui ne pense que la chose que ce mot signifie soit tenue
aussi bien par les Jacobins que par les Jésuites, et la suite fera voir que
ces derniers ne sont pas les plus dupes.
Je lui avouai que
c'étaient d'habiles gens; et, pour profiter de son avis, je m'en allai droit
aux Jacobins, où je trouvai à la porte un de mes bons amis, grand Janséniste,
car j'en ai de tous les partis, qui demandait quelque autre Père que celui
que je cherchais. Mais je l'engageai à m'accompagner à force de prières, et
demandai un de mes nouveaux Thomistes. Il fut ravi de me revoir: Eh bien! mon
Père, lui dis-je, ce n'est pas assez que tous les hommes aient un pouvoir
prochain, par lequel pourtant ils n'agissent en effet jamais, il faut qu'ils
aient encore une grâce suffisante avec laquelle ils agissent aussi peu.
N'est-ce pas là l'opinion de votre école? Oui, dit le bon Père; et je l'ai
bien dit ce matin en Sorbonne. J'y ai parlé toute ma demi-heure; et, sans le
sable, j'eusse bien fait changer ce malheureux proverbe qui court déjà dans
Paris: Il opine du bonnet comme un moine en Sorbonne. Et que voulez-vous dire
par votre demi-heure et par votre sable? lui répondis-je. Taille-t-on vos
avis à une certaine mesure? Oui, me dit-il, depuis quelques jours. Et vous
oblige-t-on de parler demi-heure? Non, on parle aussi peu qu'on veut. Mais
non pas tant que l'on veut, lui dis-je. O la bonne règle pour les ignorants!
O l'honnête prétexte pour ceux qui n'ont rien de bon à dire! Mais enfin, mon
Père, cette grâce donnée à tous les hommes est suffisante? Oui, dit-il. Et
néanmoins elle n'a nul effet sans grâce efficace? Cela est vrai, dit-il. Et
tous les hommes ont la suffisante, continuai-je, et tous n'ont pas
l'efficace? Il est vrai, dit-il. C'est-à-dire, lui dis-je, que tous ont assez
de grâce, et que tous n'en ont pas assez; c'est-à-dire que cette grâce
suffit, quoiqu'elle ne suffise pas; c'est-à-dire qu'elle est suffisante de
nom et insuffisante en effet. En bonne foi, mon Père, cette doctrine est bien
subtile. Avez-vous oublié, en quittant le monde, ce que le mot suffisant y
signifie? Ne vous souvient-il pas qu'il enferme tout ce qui est nécessaire
pour agir? Mais vous n'en avez pas perdu la mémoire; car, pour me servir
d'une comparaison qui vous sera plus sensible, si l'on ne vous servait à
table que deux onces de pain et un verre d'eau par jour, seriez-vous content
de votre prieur, qui vous dirait que cela serait suffisant pour vous nourrir,
sous prétexte qu'avec autre chose qu'il ne vous donnerait pas, vous auriez
tout ce qui vous serait nécessaire pour vous nourrir? Comment donc vous
laissez-vous aller à dire que tous les hommes ont la grâce suffisante pour
agir, puisque vous confessez qu'il y en a un autre absolument nécessaire pour
agir, que tous n'ont pas? Est-ce que cette créance est peu importante, et que
vous abandonnez à la liberté des hommes de croire que la grâce efficace est
nécessaire ou non? Est-ce une chose indifférente de dire qu'avec la grâce
suffisante on agit en effet? Comment, dit ce bon homme, indifférente! C'est
une hérésie, c'est une hérésie formelle. La nécessité de la grâce efficace
pour agir effectivement est de foi; il y a hérésie à la nier.
Où en sommes-nous
donc? m'écriai-je, et quel parti dois-je ici prendre? Si je nie la grâce
suffisante, je suis Janséniste; si je l'admets comme les Jésuites, en sorte
que la grâce efficace ne soit pas nécessaire, je serai hérétique, dites-vous.
Et si je l'admets comme vous, en sorte que la grâce efficace soit nécessaire,
je pèche contre le sens commun, et je suis extravagant, disent les Jésuites.
Que dois-je donc faire dans cette nécessité inévitable d'être ou extravagant,
ou hérétique, ou Janséniste? Et en quels termes sommes-nous réduits, s'il n'y
a que les Jansénistes qui ne se brouillent ni avec la foi ni avec la raison,
et qui se sauvent tout ensemble de la folie et de l'erreur?
Mon ami Janséniste
prenait ce discours à bon présage, et me croyait déjà gagné. Il ne me dit
rien néanmoins; mais en s'adressant à ce Père: dites-moi, je vous prie, mon
Père, en quoi vous êtes conformes aux Jésuites. C'est, dit-il, en ce que les
Jésuites et nous reconnaissons les grâces suffisantes données à tous. Mais,
lui dit-il, il y a deux choses dans ce mot de grâce suffisante: il y a le
son, qui n'est que du vent; et la chose qu'il signifie, qui est réelle et
effective. Et ainsi, quand vous êtes d'accord avec les Jésuites touchant le
mot de suffisante, et que vous leur êtes contraires dans le sens, il est
visible que vous êtes contraires touchant la substance de ce terme, et que
vous n'êtes d'accord que du son. Est-ce là agir sincèrement et cordialement?
Mais quoi! dit le bon homme, de quoi vous plaignez-vous, puisque nous ne
trahissons personne par cette manière de parler? car dans nos écoles, nous
disons ouvertement que nous l'entendons d'une manière contraire aux Jésuites.
Je me plains, lui dit mon ami, de ce que vous ne publiez pas de toutes parts
que vous entendez par grâce suffisante la grâce qui n'est pas suffisante.
Vous êtes obligés en conscience, en changeant ainsi le sens des termes
ordinaires de la religion, de dire que, quand vous admettez une grâce
suffisante dans tous les hommes, vous entendez qu'ils n'ont pas des grâces
suffisantes en effet. Tout ce qu'il y a de personnes au monde entendent le
mot de suffisant en un même sens; les seuls nouveaux Thomistes l'entendent en
un autre. Toutes les femmes, qui font la moitié du monde, tous les gens de la
Cour, tous les gens de guerre, tous les magistrats, tous les gens de Palais,
les marchands, les artisans, tout le peuple, enfin toutes sortes d'hommes,
excepté les Dominicains, entendent par le mot de suffisant ce qui enferme
tout le nécessaire. Presque personne n'est averti de cette singularité. On
dit seulement par toute la terre que les Jacobins tiennent que tous les
hommes ont des grâces suffisantes. Que peut-on conclure de là, sinon qu'ils
tiennent que tous les hommes ont toutes les grâces qui sont nécessaires pour
agir, et principalement en les voyant joints d'intérêt et d'intrigue avec les
Jésuites, qui l'entendent de cette sorte? L'uniformité de vos expressions,
jointe à cette union de parti, n'est-elle pas une interprétation manifeste et
une confirmation de l'uniformité de vos sentiments?
Tous les fidèles
demandent aux théologiens quel est le véritable état de la nature depuis sa
corruption. Saint Augustin et ses disciples répondent qu'elle n'a plus de
grâce suffisante qu'autant qu'il plaît à Dieu de lui en donner. Les Jésuites
sont venus ensuite qui disent que tous ont des grâces effectivement
suffisantes. On consulte les Dominicains sur cette contrariété. Que font-ils
là-dessus? ils s'unissent aux Jésuites; ils font par cette union le plus grand
nombre; ils se séparent de ceux qui nient ces grâces suffisantes; ils
déclarent que tous les hommes en ont. Que peut-on penser de là, sinon qu'ils
autorisent les Jésuites? Et puis ils ajoutent que néanmoins ces grâces
suffisantes sont inutiles sans les efficaces, qui ne sont pas données à tous.
Voulez-vous voir une
peinture de l'Eglise dans ces différents avis? Je la considère comme un homme
qui, partant de son pays pour faire un voyage, est rencontré par des voleurs
qui le blessent de plusieurs coups et le laissent à demi mort. Il envoie
quérir trois médecins dans les villes voisines. Le premier, ayant sondé ses
plaies, les juge mortelles, et lui déclare qu'il n'y a que Dieu qui lui
puisse rendre ses forces perdues. Le second, arrivant ensuite, voulut le
flatter, et lui dit qu'il avait encore des forces suffisantes pour arriver en
sa maison, et, insultant contre le premier, qui s'opposait à son avis, forma
le dessein de le perdre. Le malade, en cet état douteux, apercevant de loin
le troisième, lui tend les mains, comme à celui qui le devait déterminer.
Celui-ci, ayant considéré ses blessures et su l'avis des deux premiers,
embrasse le second, s'unit à lui, et tous deux ensemble se liguent contre le
premier et le chassent honteusement, car ils étaient plus forts en nombre. Le
malade juge à ce procédé qu'il est de l'avis du second, et, le lui demandant
en effet, il lui déclare affirmativement que ses forces sont suffisantes pour
faire son voyage. Le blessé néanmoins, ressentant sa faiblesse, lui demande à
quoi il les jugeait telles. C'est, lui dit-il, parce que vous avez encore vos
jambes; or les jambes sont les organes qui suffisent naturellement pour
marcher. Mais, lui dit le malade, ai-je toute la force nécessaire pour m'en
servir, car il me semble qu'elles sont inutiles dans ma langueur? Non
certainement, dit le médecin; et vous ne marcherez jamais effectivement, si
Dieu ne vous envoie un secours extraordinaire pour vous soutenir et vous
conduire. Eh quoi! dit le malade, je n'ai donc pas en moi les forces
suffisantes et auxquelles il ne manque rien pour marcher effectivement? Vous
en êtes bien éloigné, lui dit-il. Vous êtes donc, dit le blessé, d'avis
contraire à votre compagnon touchant mon véritable état? Je vous l'avoue, lui
répondit-il.
Que pensez-vous que
dit le malade? Il se plaignit du procédé bizarre et des termes ambigus de ce
troisième médecin. Il le blâma de s'être uni au second, à qui il était
contraire de sentiment et avec lequel il n'avait qu'une conformité apparente,
et d'avoir chassé le premier, auquel il était conforme en effet. Et, après
avoir fait essai de ses forces, et reconnu par expérience la vérité de sa
faiblesse, il les renvoya tous deux; et, rappelant le premier, se mit entre
ses mains, et, suivant son conseil, il demanda à Dieu les forces qu'il
confessait n'avoir pas; il en reçut miséricorde, et, par son secours, arriva
heureusement dans sa maison.
Le bon Père, étonné
d'une telle parabole, ne répondait rien. Et je lui dis doucement pour le
rassurer: Mais, après tout, mon Père, à quoi avez-vous pensé de donner le nom
de suffisante à une grâce que vous dites qu'il est de foi de croire qu'elle
est insuffisante en effet? Vous en parlez, dit-il, bien à votre aise. Vous
êtes libre et particulier; je suis religieux et en communauté. N'en
savez-vous pas peser la différence? Nous dépendons des supérieurs; ils
dépendent d'ailleurs. Ils ont promis nos suffrages; que voulez-vous que je
devienne? Nous l'entendîmes à demi-mot; et cela nous fit souvenir de son
confrère, qui a été relégué à Abbeville pour un sujet semblable.
Mais, lui dis-je,
pourquoi votre communauté s'est-elle engagée à admettre cette grâce? C'est un
autre discours, me dit-il. Tout ce que je vous puis dire en un mot, est que
notre ordre a soutenu autant qu'il a pu la doctrine de saint Thomas, touchant
la grâce efficace. Combien s'est-il opposé ardemment à la naissance de la
doctrine de Molina! Combien a-t-il travaillé pour l'établissement de la
nécessité de la grâce efficace de Jésus-Christ! Ignorez-vous ce qui se fit
sous Clément VIII et Paul V, et que, la mort prévenant l'un, et quelques
affaires d'Italie empêchant l'autre de publier sa bulle, nos armes sont
demeurées au Vatican? Mais les Jésuites, qui, dès le commencement de
l'hérésie de Luther et de Calvin, s'étaient prévalus du peu de lumières qu'a
le peuple pour discerner l'erreur de cette hérésie d'avec la vérité de la
doctrine de saint Thomas, avaient en peu de temps répandu partout leur
doctrine avec un tel progrès, qu'on les vit bientôt maîtres de la créance des
peuples, et nous en état d'être décriés comme des Calvinistes et traités
comme les Jansénistes le sont aujourd'hui, si nous ne tempérions la vérité de
la grâce efficace par l'aveu, au moins apparent, d'une suffisante. Dans cette
extrémité, que pouvions-nous mieux faire, pour sauver la vérité sans perdre
notre crédit, sinon d'admettre le nom de grâce suffisante, en niant néanmoins
qu'elle soit telle en effet? Voilà comment la chose est arrivée.
Il nous dit cela si
tristement, qu'il me fit pitié, mais non pas à mon second, qui lui dit: Ne
vous flattez point d'avoir sauvé la vérité; si elle n'avait point eu d'autres
protecteurs, elle serait périe en des mains si faibles. Vous avez reçu dans
l'Eglise le nom de son ennemi: c'est y avoir reçu l'ennemi même. Les noms sont
inséparables des choses. Si le mot de grâce suffisante est une fois affermi,
vous aurez beau dire que vous entendez par là une grâce qui est insuffisante,
vous n'y serez pas reçus. Votre explication serait odieuse dans le monde; on
y parle plus sincèrement des choses moins importantes: les Jésuites
triompheront; ce sera en effet leur grâce suffisante qui passera pour établi,
et non pas la vôtre, qui ne l'est que de nom, et on fera un article de foi du
contraire de votre créance.
Nous souffririons
tous le martyre, lui dit le Père, plutôt que de consentir à l'établissement
de la grâce suffisante au sens des Jésuites, saint Thomas, que nous jurons de
suivre jusqu'à la mort, y étant directement contraire. A quoi mon ami lui
dit: Allez, mon Père, votre ordre a reçu un honneur qu'il ménage mal. Il
abandonne cette grâce qui lui avait été confiée, et qui n'a jamais été
abandonnée depuis la création du monde. Cette grâce victorieuse, qui a été
attendue par les patriarches, prédite par les prophètes, apportée par Jésus-Christ,
prêchée par saint Paul, expliquée par saint Augustin, le plus grand des
Pères, embrassée par ceux qui l'ont suivi, confirmée par saint Bernard, le
dernier des Pères, soutenue par saint Thomas, l'Ange de l'Ecole, transmise de
lui à votre ordre, maintenue par tant de vos Pères, et si glorieusement
défendue par vos religieux sous les papes Clément et Paul: cette grâce
efficace, qui avait été mise comme en dépôt entre vos mains, pour avoir, dans
un saint ordre à jamais durable, des prédicateurs qui la publiassent au monde
jusqu'à la fin des temps, se trouve comme délaissée pour des intérêts si
indignes. Il est temps que d'autres mains s'arment pour sa querelle; il est
temps que Dieu suscite des disciples intrépides au docteur de la grâce, qui,
ignorant les engagements du siècle, servent Dieu pour Dieu. La grâce peut
bien n'avoir plus les Dominicains pour défenseurs, mais elle ne manquera
jamais de défenseurs, car elle les forme elle-même par sa force
toute-puissante. Elle demande des coeurs purs et dégagés, et elle-même les
purifie et les dégage des intérêts du monde, incompatibles avec les vérités
de l'Evangile. Pensez-y bien, mon Père, et prenez garde que Dieu ne change ce
flambeau de sa place, et qu'il ne vous laisse dans les ténèbres et sans couronne,
pour punir la froideur que vous avez pour une cause si importante à son
Eglise.
Il en eût bien dit
davantage, car il s'échauffait de plus en plus; mais je l'interrompis, et dis
en me levant: En vérité, mon Père, si j'avais du crédit en France, je ferais
publier à son de trompe: ON FAIT A SAVOIR que, quand les Jacobins disent que
la grâce suffisante est donnée à tous, ils entendent que tous n'ont pas la
grâce qui suffit effectivement. Après quoi vous le diriez tant qu'il vous
plairait, mais non pas autrement. Ainsi finit notre visite.
Vous voyez donc par
là que c'est ici une suffisance politique pareille au pouvoir prochain.
Cependant je vous dirai qu'il me semble qu'on peut sans péril douter du
pouvoir prochain, et de cette grâce suffisante, pourvu qu'on ne soit pas
Jacobin.
En fermant ma lettre,
je viens d'apprendre que la censure est faite; mais comme je ne sais pas
encore en quels termes, et qu'elle ne sera publiée que le 15 février, je ne
vous en parlerai que par le premier ordinaire.
Je suis, etc.
Réponse du provincial
aux deux premières lettres de son ami
2 février 1656.
Monsieur,
Vos deux lettres
n'ont pas été pour moi seul. Tout le monde les voit, tout le monde les
entend, tout le monde les croit. Elles ne sont pas seulement estimées par les
théologiens; elles sont encore agréables aux gens du monde, et intelligibles
aux femmes mêmes.
Voici ce que m'en
écrit un de Messieurs de l'Académie, des plus illustres entre ces hommes tous
illustres, qui n'avait encore vu que la première: Je voudrais que la
Sorbonne, qui doit tant à la mémoire de feu M. le Cardinal, voulût
reconnaître la juridiction de son Académie française. L'auteur de la lettre
serait content: car, en qualité d'académicien, je condamnerais d'autorité, je
bannirais, je proscrirais, peu s'en faut que je ne die j'exterminerais, de
tout mon pouvoir ce pouvoir prochain qui fait tant de bruit pour rien, et
sans savoir autrement ce qu'il demande. Le mal est que notre pouvoir
académique est un pouvoir fort éloigné et borné. J'en suis marri; et je le
suis encore beaucoup de ce que tout mon petit pouvoir ne saurait m'acquitter
envers vous, etc.
Et voici ce qu'une
personne, que je ne vous marquerai en aucune sorte, en écrit à une dame qui
lui avait fait tenir la première de vos lettres.
"Je vous suis
plus obligée que vous ne pouvez vous l'imaginer de la lettre que vous m'avez
envoyée; elle est tout à fait ingénieuse et tout à fait bien écrite. Elle
narre sans narrer; elle éclaircit les affaires du monde les plus
embrouillées; elle raille finement; elle instruit même ceux qui ne savent pas
bien les choses, elle redouble le plaisir de ceux qui les entendent. Elle est
encore une excellente apologie, et, si l'on veut, une délicate et innocente
censure. Et il y a enfin tant d'esprit et tant de jugement en cette lettre,
que je voudrais bien savoir qui l'a faite, etc.
Vous voudriez bien
aussi savoir qui est la personne qui en écrit de la sorte; mais
contentez-vous de l'honorer sans la connaître, et, quand vous la connaîtrez,
vous l'honorerez bien davantage.
Continuez donc vos
lettres sur ma parole, et que la censure vienne quand il lui plaira: nous
sommes fort bien disposés à la recevoir. Ces mots de pouvoir prochain et de
grâce suffisante, dont on nous menace, ne nous feront plus de peur. Nous
avons trop appris des Jésuites, des Jacobins et de M. Le Moyne, en combien de
façons on les tourne, et combien il y a peu de solidité en ces mots nouveaux
pour nous en mettre en peine. Cependant je serai toujours, etc.
Troisième lettre pour
servir de réponse à la précédente
De Paris, ce 9
février 1656.
Monsieur,
Je viens de recevoir
votre Lettre, et en même temps l'on m'a apporté une copie manuscrite de la
censure. Je me suis trouvé aussi bien traité dans l'une, que M. Arnauld l'est
mal dans l'autre. Je crains qu'il n'y ait de l'excès des deux côtés, et que
nous ne soyons pas assez connus de nos juges. Je m'assure que, si nous
l'étions davantage, M. Arnauld mériterait l'approbation de la Sorbonne et moi
la censure de l'Académie. Ainsi nos intérêts sont tout contraires. Il doit se
faire connaître pour défendre son innocence, au lieu que je dois demeurer
dans l'obscurité pour ne pas perdre ma réputation. De sorte que, ne pouvant
paraître, je vous remets le soin de m'acquitter envers mes célèbres
approbateurs, et je prends celui de vous informer des nouvelles de la
censure.
Je vous avoue,
Monsieur, qu'elle m'a extrêmement surpris. J'y pensais voir condamner les
plus horribles hérésies du monde; mais vous admirerez, comme moi, que tant
d'éclatantes préparations se soient anéanties sur le point de produire un si
grand effet.
Pour l'entendre avec
plaisir, ressouvenez-vous, je vous prie, des étranges impressions qu'on nous
donne depuis si longtemps des Jansénistes. Rappelez dans votre mémoire les
cabales, les factions, les erreurs, les schismes, les attentats, qu'on leur
reproche depuis si longtemps; de quelle sorte on les a décriés et noircis
dans les chaires et dans les livres, et combien ce torrent, qui a eu tant de
violence et de durée, était grossi dans ces dernières années, où on les
accusait ouvertement et publiquement d'être non seulement hérétiques et
schismatiques, mais apostats et infidèles, de nier le mystère de la
transsubstantiation, et de renoncer à Jésus-Christ et à l'Evangile.
Ensuite de tant
d'accusations si surprenantes, on a pris le dessein d'examiner leurs livres
pour en faire le jugement. On a choisi la Seconde Lettre de M. Arnauld, qu'on
disait être remplie des plus grandes erreurs. On lui donne pour examinateurs
ses plus déclarés ennemis. Ils emploient toute leur étude à rechercher ce
qu'ils y pourraient reprendre; et ils en rapportent une proposition touchant
la doctrine, qu'ils exposent à la censure.
Que pouvait-on penser
de tout ce procédé, sinon que cette proposition, choisie avec des circonstances
si remarquables, contenait l'essence des plus noires hérésies qui se puissent
imaginer? Cependant elle est telle qu'on n'y voit rien qui ne soit si
clairement et si formellement exprimé dans les passages des Pères que M.
Arnauld a rapportés en cet endroit, que je n'ai vu personne qui en pût
comprendre la différence. On s'imaginait néanmoins qu'il y en avait beaucoup,
puisque, les passages des Pères étant sans doute catholiques, il fallait que
la proposition de M. Arnauld y fût extrêmement contraire pour être hérétique.
C'était de la
Sorbonne qu'on attendait cet éclaircissement. Toute la chrétienté avait les
yeux ouverts pour voir dans la censure de ces docteurs ce point imperceptible
au commun des hommes. Cependant M. Arnauld fait ses apologies, où il donne en
plusieurs colonnes sa proposition et les passages des Pères d'où il l'a
prise, pour en faire paraître la conformité aux moins clairvoyants.
Il fait voir que
saint Augustin dit, en un endroit qu'il cite: Que Jésus-Christ nous montre un
juste en la personne de saint Pierre, qui nous instruit par sa chute de fuir
la présomption. Il en rapporte un autre du même Père, qui dit: Que Dieu, pour
montrer que sans la grâce on ne peut rien, a laissé saint Pierre sans grâce.
Il en donne un autre de saint Chrysostome, qui dit: Que la chute de saint
Pierre n'arriva pas pour avoir été froid envers Jésus-Christ, mais parce que
la grâce lui manqua; et qu'elle n'arriva pas tant par sa négligence que par
l'abandon de Dieu, pour apprendre à toute l'Eglise que sans Dieu l'on ne peut
rien. Ensuite de quoi il rapporte sa proposition accusée, qui est celle-ci:
Les Pères nous montrent un juste en la personne de saint Pierre, à qui la
grâce, sans laquelle on ne peut rien, a manqué.
C'est sur cela qu'on
essaie en vain de remarquer comment il se peut faire que l'expression de M.
Arnauld soit autant différente de celles des Pères que la vérité l'est de
l'erreur, et la foi de l'hérésie: car où en pourrait-on trouver la
différence? Serait-ce en ce qu'il dit: Que les Pères nous montrent un juste
en la personne de saint Pierre? Saint Augustin l'a dit en mots propres.
Est-ce en ce qu'il dit: Que la grâce lui a manqué? Mais le même saint
Augustin qui dit, que saint Pierre était juste, dit qu'il n'avait pas eu la
grâce en cette rencontre. Est-ce en ce qu'il dit: Que sans la grâce on ne
peut rien? Mais n'est-ce pas ce que saint Augustin dit au même endroit, et ce
que saint Chrysostome même avait dit avant lui, avec cette seule différence,
qu'il l'exprime d'une manière bien plus forte, comme en ce qu'il dit: Que sa
chute n'arriva pas par sa froideur, ni par sa négligence, mais par le défaut
de la grâce, et par l'abandon de Dieu?
Toutes ces
considérations tenaient tout le monde en haleine, pour apprendre en quoi
consistait donc cette diversité, lorsque cette censure si célèbre et si
attendue a enfin paru après tant d'assemblées. Mais, hélas! elle a bien
frustré notre attente. Soit que les docteurs Molinistes n'aient pas daigné
s'abaisser jusqu'à nous en instruire, soit pour quelque autre raison secrète,
ils n'ont fait autre chose que prononcer ces paroles: Cette proposition est
téméraire, impie, blasphématoire, frappée d'anathème et hérétique.
Croiriez-vous,
Monsieur, que la plupart des gens, se voyant trompés dans leur espérance,
sont entrés en mauvaise humeur, et s'en prennent aux censeurs mêmes? Ils
tirent de leur conduite des conséquences admirables pour l'innocence de M.
Arnauld. Eh quoi! disent-ils, est-ce là tout ce qu'ont pu faire, durant si
longtemps, tant de docteurs si acharnés sur un seul, que de ne trouver dans
tous ses ouvrages que trois lignes à reprendre, et qui sont tirées des
propres paroles des plus grands docteurs de l'Eglise grecque et latine? Y
a-t-il un auteur qu'on veuille perdre, dont les écrits n'en donnent un plus
spécieux prétexte? et quelle plus haute marque peut-on produire de la foi de
cet illustre accusé?
D'où vient,
disent-ils, qu'on pousse tant d'imprécations qui se trouvent dans cette
censure, où l'on assemble tous ces termes, de poison, de peste, d'horreur, de
témérité, d'impiété, de blasphème, d'abomination, d'exécration, d'anathème,
d'hérésie, qui sont les plus horribles expressions qu'on pourrait former
contre Arius, et contre l'Antéchrist même, pour combattre une hérésie
imperceptible, et encore sans la découvrir? Si c'est contre les paroles des
Pères qu'on agit de la sorte, où est la foi et la tradition? Si c'est contre
la proposition de M. Arnauld, qu'on nous montre en quoi elle en est
différente, puisqu'il ne nous en paraît autre chose qu'une parfaite
conformité. Quand nous en reconnaîtrons le mal, nous l'aurons en détestation;
mais tant que nous ne le verrons point, et que nous n'y trouverons que les
sentiments des saints Pères, conçus et exprimés en leurs propres termes,
comment pourrions-nous l'avoir sinon en une sainte vénération?
Voilà de quelle sorte
ils s'emportent; mais ce sont des gens trop pénétrants. Pour nous, qui
n'approfondissons pas tant les choses, tenons-nous en repos sur le tout.
Voulons-nous être plus savants que nos maîtres? N'entreprenons pas plus
qu'eux. Nous nous égarerions dans cette recherche. Il ne faudrait rien pour
rendre cette censure hérétique. Il n'y a qu'un point imperceptible entre
cette proposition et la foi. La distance en est si insensible, que j'ai eu
peur, en ne la voyant pas, de me rendre contraire aux docteurs de l'Eglise,
pour me rendre trop conforme aux docteurs de Sorbonne; et, dans cette
crainte, j'ai jugé nécessaire de consulter un de ceux qui, par politique,
furent neutres dans la première question, pour apprendre de lui la chose
véritablement. J'en ai donc vu un fort habile que je priai de me vouloir
marquer les circonstances de cette différence, parce que je lui confessai
franchement que je n'y en voyais aucune.
A quoi il me répondit
en riant, comme s'il eût pris plaisir à ma naïveté: Que vous êtes simple de
croire qu'il y en ait! Et où pourrait-elle être? Vous imaginez-vous que, si
l'on en eût trouvé quelqu'une, on ne l'eût pas marquée hautement, et qu'on
n'eût pas été ravi de l'exposer à la vue de tous les peuples dans l'esprit
desquels on veut décrier M. Arnauld? Je reconnus bien, à ce peu de mots, que
tous ceux qui avaient été neutres dans la première question ne l'eussent pas
été dans la seconde. Je ne laissai pas néanmoins de vouloir ouïr ses raisons,
et de lui dire: Pourquoi donc ont-ils attaqué cette proposition? A quoi il me
repartit: Ignorez-vous ces deux choses, que les moins instruits de ces
affaires connaissent l'une, que M. Arnauld a toujours évité de rien dire qui
ne fût puissamment fondé sur la tradition de l'Eglise; l'autre, que ses
ennemis ont néanmoins résolu de l'en retrancher à quelque prix que ce soit,
et qu'ainsi les écrits de l'un ne donnant aucune prise aux desseins des
autres, ils ont été contraints, pour satisfaire leur passion, de prendre une
proposition telle quelle, et de la condamner sans dire en quoi ni pourquoi;
car ne savez-vous pas comment les Jansénistes les tiennent en échec et les
pressent si furieusement, que la moindre parole qui leur échappe contre les
principes des Pères, on les voit incontinent accablés par des volumes
entiers, où ils sont forcés de succomber? De sorte qu'après tant d'épreuves
de leur faiblesse, ils ont jugé plus à propos et plus facile de censurer que
de repartir, parce qu'il leur est bien plus aisé de trouver des moines que
des raisons?
Mais, quoi! lui
dis-je, la chose étant ainsi, leur censure est inutile. Car quelle créance y
aura-t-on en la voyant sans fondement, et ruinée par les réponses qu'on y
fera? Si vous connaissiez l'esprit du peuple, me dit mon docteur, vous
parleriez d'une autre sorte. Leur censure, toute censurable qu'elle est, aura
presque tout son effet pour un temps; et quoiqu'à force d'en montrer
l'invalidité il soit certain qu'on la fera entendre, il est aussi véritable
que d'abord la plupart des esprits en seront aussi fortement frappés que de
la plus juste du monde. Pourvu qu'on crie dans les rues: Voici la censure de
M. Arnauld, voici la condamnation des Jansénistes, les Jésuites auront leur
compte. Combien y en aura-t-il peu qui la lisent? combien peu de ceux qui la
liront qui l'entendent? combien peu qui aperçoivent qu'elle ne satisfait
point aux objections? Qui croyez-vous qui prenne les choses à coeur, et qui
entreprenne de les examiner à fond? Voyez donc combien il y a d'utilité en
cela pour les ennemis des Jansénistes. Ils sont sûrs par là de triompher,
quoique d'un vain triomphe à leur ordinaire, au moins durant quelques mois.
C'est beaucoup pour eux. Ils chercheront ensuite quelque nouveau moyen de
subsister. Ils vivent au jour la journée. C'est de cette sorte qu'ils se sont
maintenus jusqu'à présent, tantôt par un catéchisme où un enfant condamne
leurs adversaires, tantôt par une procession où la grâce suffisante mène
l'efficace en triomphe, tantôt par une comédie où les diables emportent
Jansénius, une autre fois par un almanach, maintenant par cette censure.
En vérité, lui
dis-je, je trouvais tantôt à redire au procédé des Molinistes; mais après ce
que vous m'avez dit, j'admire leur prudence et leur politique. Je vois bien
qu'ils ne pouvaient rien faire de plus judicieux ni de plus sûr. Vous
l'entendez, me dit-il: leur plus sûr parti a toujours été de se taire. Et
c'est ce qui a fait dire à un savant théologien: Que les plus habiles d'entre
eux sont ceux qui intriguent beaucoup, qui parlent peu et qui n'écrivent
point.
C'est dans cet esprit
que, dès le commencement des assemblées, ils avaient prudemment ordonné que
si M. Arnauld venait en Sorbonne, ce ne fût que pour exposer simplement ce
qu'il croyait, et non pas pour y entrer en lice contre personne. Les
examinateurs s'étant voulu un peu écarter de cette méthode, ils ne s'en sont
pas bien trouvés. Ils se sont vus trop fortement réfutés par son Second
Apologétique.
C'est dans ce même
esprit qu'ils ont trouvé cette rare et toute nouvelle invention de la
demi-heure et du sable. Ils se sont délivrés par là de l'importunité de ces
docteurs qui entreprenaient de réfuter toutes leurs raisons, de produire les
livres pour les convaincre de fausseté, de les sommer de répondre, et de les
réduire à ne pouvoir répliquer.
Ce n'est pas qu'ils
n'aient bien vu que ce manquement de liberté, qui avait porté un si grand
nombre de docteurs à se retirer des assemblées, ne ferait pas de bien à leur
censure; et que l'acte de protestation de nullité qu'en avait fait M.
Arnauld, dès avant qu'elle fût conclue, serait un mauvais préambule pour la
faire recevoir favorablement. Ils croient assez que ceux qui ne sont pas
préoccupés considèrent pour le moins autant le jugement de soixante-dix
docteurs, qui n'avaient rien à gagner en défendant M. Arnauld, que celui
d'une centaine d'autres, qui n'avaient rien à perdre en le condamnant.
Mais, après tout, ils
ont pensé que c'était toujours beaucoup d'avoir une censure, quoiqu'elle ne
soit que d'une partie de la Sorbonne et non pas de tout le corps; quoiqu'elle
soit faite avec peu ou point de liberté, et obtenue par beaucoup de menus
moyens qui ne sont pas des plus réguliers; quoiqu'elle n'explique rien de ce
qui pouvait être en dispute; quoiqu'elle ne marque point en quoi consiste
cette hérésie, et qu'on y parle peu, de crainte de se méprendre. Ce silence
même est un mystère pour les simples; et la censure en tirera cet avantage
singulier, que les plus critiques et les plus subtils théologiens n'y
pourront trouver aucune mauvaise raison.
Mettez-vous donc
l'esprit en repos, et ne craignez point d'être hérétique en vous servant de
la proposition condamnée. Elle n'est mauvaise que dans la Seconde Lettre de
M. Arnauld. Ne vous en voulez-vous pas fier à ma parole? croyez-en M. Le
Moine, le plus ardent des examinateurs, qui, en parlant encore ce matin à un
docteur de mes amis, qui lui demandait en quoi consiste cette différence dont
il s'agit, et s'il ne serait plus permis de dire ce qu'ont dit les Pères:
Cette proposition, lui a-t-il excellemment répondu, serait catholique dans
une autre bouche; ce n'est que dans M. Arnauld que la Sorbonne l'a condamnée.
Et ainsi admirez les machines du Molinisme, qui font dans l'Eglise de si
prodigieux renversements, que ce qui est catholique dans les Pères devient
hérétique dans M. Arnauld; que ce qui était hérétique dans les semi-Pélagiens
devient orthodoxe dans les écrits des Jésuites; que la doctrine si ancienne
de saint Augustin est une nouveauté insupportable; et que les inventions
nouvelles qu'on fabrique tous les jours à notre vue passent pour l'ancienne
foi de l'Eglise. Sur cela il me quitta.
Cette instruction m'a
servi. J'y ai compris que c'est ici une hérésie d'une nouvelle espèce. Ce ne
sont pas les sentiments de M. Arnauld qui sont hérétiques; ce n'est que sa
personne. C'est une hérésie personnelle. Il n'est pas hérétique pour ce qu'il
a dit ou écrit, mais seulement pour ce qu'il est M. Arnauld. C'est tout ce
qu'on trouve à redire en lui. Quoi qu'il fasse, s'il ne cesse d'être, il ne
sera jamais bon catholique. La grâce de saint Augustin ne sera jamais la
véritable tant qu'il la défendra. Elle le deviendrait, s'il venait à la
combattre. Ce serait un coup sûr, et presque le seul moyen de l'établir et de
détruire le Molinisme, tant il porte de malheur aux opinions qu'il embrasse.
Laissons donc là
leurs différends. Ce sont des disputes de théologiens, et non pas de
théologie. Nous, qui ne sommes point docteurs, n'avons que faire à leurs
démêlés. Apprenez des nouvelles de la censure à tous nos amis, et aimez-moi
autant que je suis, Monsieur, etc.
Quatrième lettre
De Paris, le 25
février 1656.
Monsieur,
Il n'est rien tel que
les Jésuites. J'ai bien vu des Jacobins, des docteurs et de toute sorte de
gens; mais une pareille visite manquait à mon instruction. Les autres ne font
que les copier. Les choses valent toujours mieux dans leur source. J'en ai
donc vu un des plus habiles, et j'y étais accompagné de mon fidèle
Janséniste, qui vint avec moi aux Jacobins. Et comme je souhaitais
particulièrement d'être éclairci sur le sujet d'un différend qu'ils ont avec
les Jansénistes, touchant ce qu'ils appellent la grâce actuelle, je dis à ce
bon Père que je lui serais fort obligé s'il voulait m'en instruire et que je
ne savais pas seulement ce que ce terme signifiait; je le priai donc de me
l'expliquer. Très volontiers, me dit-il; car j'aime les gens curieux. En
voici la définition. Nous appelons grâce actuelle une inspiration de Dieu par
laquelle il nous fait connaître sa volonté, et par laquelle il nous excite à
la vouloir accomplir. Et en quoi, lui dis-je, êtes-vous en dispute avec les
Jansénistes sur ce sujet? C'est, me répondit-il, en ce que nous voulons que
Dieu donne des grâces actuelles à tous les hommes à chaque tentation, parce que
nous soutenons que, si l'on n'avait pas à chaque tentation la grâce actuelle
pour n'y point pécher, quelque pêché que l'on commît, il ne pourrait jamais
être imputé. Et les Jansénistes disent, au contraire, que les péchés commis
sans grâce actuelle ne laissent pas d'être imputés; mais ce sont des rêveurs.
J'entrevoyais ce qu'il voulait dire; mais, pour le lui faire encore expliquer
plus clairement, je lui dis: Mon Père, ce mot de grâce actuelle me brouille;
je n'y suis pas accoutumé: si vous aviez la bonté de me dire la même chose
sans vous servir de ce terme, vous m'obligeriez infiniment. Oui, dit le Père;
c'est-à-dire que vous voulez que je substitue la définition à la place du
défini: cela ne change jamais le sens du discours; je le veux bien. Nous soutenons
donc, comme un principe indubitable, qu'une action ne peut être imputée à
péché, si Dieu ne nous donne, avant que de la commettre, la connaissance du
mal qui y est, et une inspiration qui nous excite à l'éviter. M'entendez-vous
maintenant?
Etonné d'un tel
discours, selon lequel tous les péchés de surprise, et ceux qu'on fait dans
un entier oubli de Dieu, ne pourraient être imputés, puisqu'avant que de les
commettre on n'a ni la connaissance du mal qui y est, ni la pensée de
l'éviter, je me tournai vers mon Janséniste, et je connus bien, à sa façon,
qu'il n'en croyait rien. Mais, comme il ne répondait point, je dis à ce Père:
je voudrais, mon Père, que ce que vous dites fût bien véritable, et que vous
en eussiez de bonnes preuves. En voulez-vous? me dit-il aussitôt; je m'en
vais vous en fournir, et des meilleures: laissez-moi faire. Sur cela, il alla
chercher ses livres. Et je dis cependant à mon ami: Y en a-t-il quelque autre
qui parle comme celui-ci? Cela vous est-il si nouveau? me répondit-il. Faites
état que jamais les Pères, les Papes, les Conciles, ni l'Ecriture, ni aucun
livre de piété, même dans ces derniers temps, n'ont parlé de cette sorte:
mais que pour des casuistes, et des nouveaux scolastiques, il vous en
apportera un beau nombre. Mais quoi! lui dis-je, je me moque de ces
auteurs-là, s'ils sont contraires à la tradition. Vous avez raison, me
dit-il. Et à ces mots, le bon Père arriva chargé de livres; et m'offrant le
premier qu'il tenait: Lisez, me dit-il, la Somme des péchés du Père Bauny,
que voici, et de la cinquième édition encore, pour vous montrer que c'est un
bon livre. C'est dommage, me dit tout bas mon Janséniste, que ce livre-là ait
été condamné à Rome, et par les évêques de France. Voyez, me dit le Père, la
page 9o6. Je lus donc, et je trouvai ces paroles: Pour pécher et se rendre
coupable devant Dieu, il faut savoir que la chose qu'on veut faire ne vaut
rien, ou au moins en douter, craindre, ou bien juger que Dieu ne prend
plaisir à l'action à laquelle on s'occupe, qu'il la défend, et nonobstant la
faire, franchir le saut et passer outre.
Voilà qui commence
bien, lui dis-je. Voyez cependant, me dit-il ce que c'est que l'envie.
C'était sur cela que M. Hallier, avant qu'il fût de nos amis, se moquait du
Père Bauny, et lui appliquait ces paroles: Ecce qui tollit peccata mundi:
"Voilà celui qui ôte les péchés du monde!" Il est vrai, lui dis-je,
que voilà une rédemption toute nouvelle, selon le Père Bauny.
En voulez-vous,
ajouta-t-il, une autorité plus authentique? Voyez ce livre du Père Annat.
C'est le dernier qu'il a fait contre M. Arnauld; lisez la page 34, où il y a
une oreille, et voyez les lignes que j'ai marquées avec du crayon; elles sont
toutes d'or. Je lus donc ces termes:
Celui qui n'a aucune
pensée de Dieu, ni de ses péchés, ni aucune appréhension, c'est-à-dire, à ce
qu'il me fit entendre, aucune connaissance, de l'obligation d'exercer des
actes d'amour de Dieu, ou de contrition, n'a aucune grâce actuelle pour
exercer ces actes; mais il est vrai aussi qu'il ne fait aucun péché en les
omettant, et que, s'il est damné, ce ne sera pas en punition de cette
omission. Et quelques lignes plus bas: Et on peut dire la même chose d'une
coupable commission.
Voyez-vous, me dit le
Père, comment il parle des péchés d'omission, et de ceux de commission? Car
il n'oublie rien. Qu'en dites-vous? O que cela me plaît! lui répondis-je; que
j'en vois de belles conséquences! Je perce déjà dans les suites: que de
mystères s'offrent à moi! Je vois, sans comparaison, plus de gens justifiés
par cette ignorance et cet oubli de Dieu que par la grâce et les sacrements.
Mais, mon Père, ne me donnez-vous point une fausse joie? N'est-ce point ici
quelque chose de semblable à cette suffisance qui ne suffit pas? J'appréhende
furieusement le distinguo: j'y ai déjà été attrapé. Parlez-vous sincèrement?
Comment! dit le Père en s'échauffant, il n'en faut pas railler. Il n'y a
point ici d'équivoque. Je n'en raille pas, lui dis-je; mais c'est que je
crains à force de désirer.
Voyez donc, me
dit-il, pour vous en mieux assurer, les écrits de M. Le Moyne, qui l'a
enseigné en pleine Sorbonne. Il l'a appris de nous, à la vérité; mais il l'a
bien démêlé. O qu'il l'a fortement établi! Il enseigne que, pour faire qu'une
action soit péché, il faut que toutes ces choses se passent dans l'âme. Lisez
et pesez chaque mot. Je lus donc en latin ce que vous verrez ici en français:
I. D'une part, Dieu répand dans l'âme quelque amour qui la penche vers la
chose commandée; et de l'autre part, la concupiscence rebelle la sollicite au
contraire. 2. Dieu lui inspire la connaissance de sa faiblesse. 3. Dieu lui
inspire la connaissance du médecin qui la doit guérir. 4. Dieu lui inspire le
désir de sa guérison. 5. Dieu lui inspire le désir de le prier et d'implorer
son secours.
Et si toutes ces
choses ne se passent dans l'âme, dit le Jésuite, l'action n'est pas
proprement péché, et ne peut être imputée, comme M. Le Moyne le dit en ce
même endroit et dans toute la suite.
En voulez-vous encore
d'autres autorités? En voici. Mais toutes modernes, me dit doucement mon
Janséniste. Je le vois bien, dis-je; et, en m'adressant à ce Père, je lui
dis: O mon Père, le grand bien que voici pour des gens de ma connaissance! Il
faut que je vous les amène. Peut-être n'en avez-vous guère vus qui aient
moins de péchés, car ils ne pensent jamais à Dieu; les vices ont prévenu leur
raison: Ils n'ont jamais connu ni leur infirmité, ni le médecin qui la peut
guérir. lis n'ont jamais pensé à désirer la santé de leur âme et encore moins
à prier Dieu de la leur donner; de sorte qu'ils sont encore dans l'innocence
du baptême selon M. Le Moyne. Ils n'ont jamais eu de pensée d'aimer Dieu, ni
d'être contrits de leurs péchés, de sorte que, selon le Père Annat, ils n'ont
commis aucun péché par le défaut de charité et de pénitence: leur vie est
dans une recherche continuelle de toutes sortes de plaisirs, dont jamais le
moindre remords n'a interrompu le cours. Tous ces excès me faisaient croire
leur perte assurée; mais, mon Père, vous m'apprenez que ces mêmes excès
rendent leur salut assuré. Béni soyez-vous, mon Père, qui justifiez ainsi les
gens! Les autres apprennent à guérir les âmes par des austérités pénibles:
mais vous montrez que celles qu'on aurait crues le plus désespérément malades
se portent bien. O la bonne voie pour être heureux en ce monde et en l'autre!
J'avais toujours pensé qu'on péchait d'autant plus qu'on pensait le moins à
Dieu; mais, à ce que je vois, quand on a pu gagner une fois sur soi de n'y
plus penser du tout, toutes choses deviennent pures pour l'avenir. Point de
ces pécheurs à demi, qui ont quelque amour pour la vertu; ils seront tous
damnés, ces demi-pécheurs; mais pour ces francs pécheurs, pécheurs endurcis,
pécheurs sans mélange, pleins et achevés, l'enfer ne les tient pas; ils ont
trompé le diable à force de s'y abandonner.
Le bon Père, qui
voyait assez clairement la liaison de ces conséquences avec son principe,
s'en échappa adroitement; et, sans se fâcher, ou par douceur, ou par
prudence, il me dit seulement: Afin que vous entendiez comment nous sauvons
ces inconvénients, sachez que nous disons bien que ces impies dont vous
parlez seraient sans péché s'ils n'avaient jamais eu de pensées de se
convertir, ni de désirs de se donner à Dieu. Mais nous soutenons qu'ils en
ont tous, et que Dieu n'a jamais laissé pécher un homme sans lui donner
auparavant la vue du mal qu'il va faire, et le désir, ou d'éviter le péché,
ou au moins d'implorer son assistance pour le pouvoir éviter: et il n'y a que
les Jansénistes qui disent le contraire.
Eh quoi! mon Père,
lui repartis-je, est-ce là l'hérésie des Jansénistes, de nier qu'à chaque
fois qu'on fait un péché, il vient un remords troubler la conscience, malgré
lequel on ne laisse pas de franchir le saut et de passer outre, comme dit le
Père Bauny? C'est une assez plaisante chose d'être hérétique pour cela. Je
croyais bien qu'on fût damné pour n'avoir pas de bonnes pensées; mais qu'on
le soit pour ne pas croire que tout le monde en a, vraiment je ne le pensais
pas. Mais, mon Père, je me tiens obligé en conscience de vous désabuser, et
de vous dire qu'il y a mille gens qui n'ont point ces désirs, qui pèchent
sans regret, qui pèchent avec joie, qui en font vanité. Et qui peut en savoir
plus de nouvelles que vous? Il n'est pas que vous ne confessiez quelqu'un de
ceux dont je parle, car c'est parmi les personnes de grande qualité qu'il
s'en rencontre d'ordinaire. Mais prenez garde, mon Père, aux dangereuses
suites de votre maxime. Ne remarquez-vous pas quel effet elle peut faire dans
ces libertins qui ne cherchent qu'à douter de la religion? Quel prétexte leur
en offrez-vous, quand vous leur dites, comme une vérité de foi, qu'ils
sentent, à chaque péché qu'ils commettent, un avertissement et un désir
intérieur de s'en abstenir? Car n'est-il pas visible qu'étant convaincus, par
leur propre expérience, de la fausseté de votre doctrine en ce point, que
vous dites être de foi, ils en étendront la conséquence à tous les autres?
Ils diront que si vous n'êtes pas véritables en un article, vous êtes
suspects en tous: et ainsi vous les obligerez à conclure ou que la religion
est fausse, ou du moins que vous en êtes mal instruits.
Mais mon second,
soutenant mon discours, lui dit: Vous feriez bien, mon Père, pour conserver
votre doctrine, de n'expliquer pas aussi nettement que vous nous avez fait ce
que vous entendez par grâce actuelle. Car comment pourriez-vous déclarer
ouvertement, sans perdre toute créance dans les esprits, que personne ne
pèche qu'il n'ait auparavant la connaissance de son infirmité, celle du
médecin, le désir de la guérison, et celui de la demander à Dieu?
Croira-t-on, sur votre parole, que ceux qui sont plongés dans l'avarice, dans
l'impudicité, dans les blasphèmes, dans le duel, dans la vengeance, dans les
vols, dans les sacrilèges, aient véritablement le désir d'embrasser la
chasteté, l'humilité, et les autres vertus chrétiennes?
Pensera-t-on que ces
philosophes, qui vantaient si hautement la puissance de la nature, en
connussent l'infirmité et le médecin? Direz-vous que ceux qui soutenaient,
comme une maxime assurée, que ce n'est pas Dieu qui donne la vertu, et qu'il
ne s'est jamais trouvé personne qui la lui ait demandée, pensassent à la lui
demander eux-mêmes?
Qui pourra croire que
les épicuriens, qui niaient la Providence divine, eussent des mouvements de
prier Dieu? eux qui disaient, que c'était lui faire injure de l'implorer dans
nos besoins, comme s'il eût été capable de s'amuser à penser à nous?
Et enfin comment
s'imaginer que les idolâtres et les athées aient dans toutes les tentations
qui les portent au pêché, c'est-à-dire une infinité de fois en leur vie, le
désir de prier le vrai Dieu, qu'ils ignorent, de leur donner les vraies
vertus qu'ils ne connaissent pas?
Oui, dit le bon Père
d'un ton résolu, nous le dirons; et plutôt que de dire qu'on pèche sans avoir
la vue que l'on fait mal, et le désir de la vertu contraire, nous
soutiendrons que tout le monde, et les impies et les infidèles, ont ces
inspirations et ces désirs à chaque tentation; car vous ne sauriez me
montrer, au moins par l'Ecriture, que cela ne soit pas.
Je pris la parole à
ce discours pour lui dire: Eh quoi! mon Père, faut-il recourir à l'Ecriture
pour montrer une chose si claire? Ce n'est pas ici un point de foi, ni même
de raisonnement; c'est une chose de fait: nous le voyons, nous le savons,
nous le sentons.
Mais mon Janséniste,
se tenant dans les termes que le Père avait prescrits, lui dit ainsi: Si vous
voulez, mon Père, ne vous rendre qu'à l'Ecriture, j'y consens; mais au moins
ne lui résistez pas: et puisqu'il est écrit, que Dieu n'a pas révélé ses
jugements aux Gentils, et qu'il les a laissés errer dans leurs voies, ne
dites pas que Dieu a éclairé ceux que les livres sacrés nous assurent avoir
été abandonnés dans les ténèbres et dans l'ombre de la mort.
Ne vous suffit-il
pas, pour entendre l'erreur de votre principe, de voir que saint Paul se dit
le premier des pécheurs, pour un péché qu'il déclare avoir commis par
ignorance et avec zèle?
Ne suffit-il pas de
voir par l'Evangile que ceux qui crucifiaient Jésus-Christ avaient besoin du
pardon qu'il demandait pour eux, quoiqu'ils ne connussent point la malice de
leur action, et qu'ils ne l'eussent jamais faite, selon saint Paul, s'ils en
eussent eu la connaissance?
Ne suffit-il pas que
Jésus-Christ nous avertisse qu'il y aura des persécuteurs de l'Eglise qui
croiront rendre service à Dieu en s'efforçant de la ruiner, pour nous faire
entendre que ce péché, qui est le plus grand de tous, selon l'Apôtre, peut
être commis par ceux qui sont si éloignés de savoir qu'ils pèchent, qu'ils
croiraient pécher en ne le faisant pas? Et enfin ne suffit-il pas que
Jésus-Christ lui-même nous ait appris qu'il y a deux sortes de pécheurs, dont
les uns pèchent avec connaissance, [et les autres sans connaissance,] et
qu'ils seront tous châtiés, quoiqu'à la vérité différemment?
Le bon Père, pressé
par tant de témoignages de l'Ecriture, à laquelle il avait eu recours,
commença à lâcher le pied; et laissant pécher les impies sans inspiration, il
nous dit: Au moins vous ne nierez pas que les justes ne pèchent jamais sans
que Dieu leur donne... Vous reculez, lui dis-je en l'interrompant, vous
reculez, mon Père, vous abandonnez le principe général, et, voyant qu'il ne
vaut plus rien à l'égard des pécheurs, vous voudriez entrer en composition,
et le faire au moins subsister pour les justes. Mais cela étant, j'en vois
l'usage bien raccourci; car il ne servira plus à guère de gens, et ce n'est
quasi pas la peine de vous le disputer.
Mais mon second, qui
avait, à ce que je crois, étudié toute cette question le matin même, tant il
était prêt sur tout, lui répondit: Voilà, mon Père, le dernier retranchement
où se retirent ceux de votre parti qui ont voulu entrer en dispute. Mais vous
y êtes aussi peu en assurance. L'exemple des justes ne vous est pas plus
favorable. Qui doute qu'ils ne tombent souvent dans des péchés de surprise
sans qu'ils s'en aperçoivent? N'apprenons-nous pas des saints mêmes combien
la concupiscence leur tend de pièges secrets, et combien il arrive
ordinairement que, quelque sobres qu'ils soient, ils donnent à la volupté ce
qu'ils pensent donner à la seule nécessité, comme saint Augustin le dit de
soi-même dans ses Confessions?
Combien est-il
ordinaire de voir les plus zélés s'emporter dans la dispute à des mouvements
d'aigreur pour leur propre intérêt, sans que leur conscience leur rende sur
l'heure d'autre témoignage, sinon qu'ils agissent de la sorte pour le seul
intérêt de la vérité, et sans qu'ils s'en aperçoivent quelquefois que
longtemps après!
Mais que dira-t-on de
ceux qui se portent avec ardeur à des choses effectivement mauvaises, parce
qu'ils les croient effectivement bonnes, comme l'histoire ecclésiastique en
donne des exemples; ce qui n'empêche pas, selon les Pères, qu'ils n'aient
péché dans ces occasions?
Et sans cela, comment
les justes auraient-ils des péchés cachés? Comment serait-il véritable que
Dieu seul en connaît et la grandeur et le nombre; que personne ne sait s'il
est digne d'amour ou de haine, et que les plus saints doivent toujours
demeurer dans la crainte et dans le tremblement, quoiqu'ils ne se sentent
coupables en aucune chose, comme saint Paul le dit de lui-même?
Concevez donc, mon
Père, que les exemples et des justes et des pécheurs renversent également
cette nécessité que vous supposez pour pécher, de connaître le mal et d'aimer
la vertu contraire, puisque la passion que les impies ont pour les vices
témoigne assez qu'ils n'ont aucun désir pour la vertu; et que l'amour que les
justes ont pour la vertu témoigne hautement qu'ils n'ont pas toujours la
connaissance des péchés qu'ils commettent chaque jour, selon l'Ecriture.
Et il est si vrai que
les justes pèchent en cette sorte, qu'il est rare que les grands saints
pèchent autrement. Car comment pourrait-on concevoir que ces âmes si pures,
qui fuient avec tant de soin et d'ardeur les moindres choses qui peuvent
déplaire à Dieu aussitôt qu'elles s'en aperçoivent, et qui pèchent néanmoins
plusieurs fois chaque jour, eussent à chaque fois, avant que de tomber, la
connaissance de leur infirmité en cette occasion, celle du médecin, le désir
de leur santé, et celui de prier Dieu de les secourir, et que, malgré toutes
ces inspirations, ces âmes si zélées ne laissassent pas de passer outre et de
commettre le péché?
Concluez donc, mon
Père, que ni les pécheurs, ni même les plus justes, n'ont pas toujours ces
connaissances, ces désirs et toutes ces inspirations, toutes les fois qu'ils
pèchent, c'est-à-dire, pour user de vos termes, qu'ils n'ont pas toujours la
grâce actuelle dans toutes les occasions où ils pèchent, Et ne dites plus, avec
vos nouveaux auteurs, qu'il est impossible qu'on pèche quand on ne connaît
pas la justice, mais dites plutôt avec saint Augustin et les anciens Pères,
qu'il est impossible qu'on ne pèche pas quand on ne connaît pas la justice:
Necesse est ut peccet, a quo ignoratur justitia.
Le bon Père, se
trouvant aussi empêché de soutenir son opinion au regard des justes qu'au
regard des pécheurs, ne perdit pas pourtant courage, et après avoir un peu
rêvé: Je m'en vas bien vous convaincre, nous dit-il. Et reprenant son P.
Bauny à l'endroit même qu'il nous avait montré: Voyez, voyez la raison sur
laquelle il établit sa pensée. Je savais bien qu'il ne manquait pas de bonnes
preuves. Lisez ce qu'il cite d'Aristote, et vous verrez qu'après une autorité
si expresse, il faut brûler les livres de ce prince des philosophes, ou être
de notre opinion. Ecoutez donc les principes qu'établit le P. Bauny: il dit
premièrement qu'une action ne peut être imputée à blâme lorsqu'elle est
involontaire. Je l'avoue, lui dit mon ami. Voilà la première fois, leur
dis-je, que je vous ai vus d'accord. Tenez-vous-en là, mon Père, si vous m'en
croyez. Ce ne serait rien faire, me dit-il: car il faut savoir quelles sont
les conditions nécessaires pour faire qu'une action soit volontaire. J'ai
bien peur, répondis-je, que vous ne vous brouilliez là-dessus. Ne craignez
point, dit-il, ceci est sûr; Aristote est pour moi. Ecoutez bien ce que dit
le P. Bauny: Afin qu'une action soit volontaire, il faut qu'elle procède
d'homme qui voie, qui sache, qui pénètre ce qu'il y a de bien et de mal en
elle. Voluntarium est, dit-on communément avec le Philosophe (vous savez bien
que c'est Aristote, me dit-il en me serrant les doigts), quod fit a principio
cognoscente singula, in quibus est actio: si bien que, quand la volonté, à la
volée et sans discussion, se porte à vouloir ou abhorrer, faire ou laisser
quelque chose avant que l'entendement ait pu voir s'il y a du mal à la
vouloir ou à la fuir, la faire ou la laisser, telle action n'est ni bonne ni
mauvaise, d'autant qu'avant cette perquisition, cette vue et réflexion de
l'esprit dessus les qualités bonnes ou mauvaises de la chose à laquelle on
s'occupe, l'action avec laquelle on la fait n'est volontaire.
Hé bien! me dit le
Père, êtes-vous content? Il semble, repartis-je, qu'Aristote est de l'avis du
P. Bauny; mais cela ne laisse pas de me surprendre. Quoi, mon Père! il ne
suffit pas, pour agir volontairement, qu'on sache ce que l'on fait, et qu'on
ne le fasse que parce qu'on le veut faire; mais il faut de plus que l'on
voie, que l'on sache et que l'on pénètre ce qu'il y a de bien et de mal dans
cette action? Si cela est, il n'y a guère d'actions volontaires dans la vie,
car on ne pense guère à tout cela. Que de jurements dans le jeu, que d'excès
dans les débauches, que d'emportements dans le carneval qui ne sont point
volontaires, et par conséquent ni bons, ni mauvais, pour n'être point
accompagnés de ces réflexions d'esprit sur les qualités bonnes ou mauvaises
de ce que l'on fait! Mais est-il possible, mon Père, qu'Aristote ait eu cette
pensée? car j'avais ouï dire que c'était un habile homme? Je m'en vas vous en
éclaircir, me dit mon Janséniste. Et ayant demandé au Père la Morale
d'Aristote, il l'ouvrit au commencement du troisième livre, d'où le P. Bauny
a pris les paroles qu'il en rapporte, et dit à ce bon Père: Je vous pardonne
d'avoir cru, sur la foi du P. Bauny, qu'Aristote ait été de ce sentiment.
Vous auriez changé d'avis, si vous l'aviez lu vous-même. Il est bien vrai
qu'il enseigne qu'afin qu'une action soit volontaire il faut connaître les
particularités de cette action, singula in quibus est actio. Mais
qu'entend-il par là, sinon les circonstances particulières de l'action, ainsi
que les exemples qu'il en donne le justifient clairement, n'en rapportant
point d'autres que de ceux où l'on ignore quelqu'une de ces circonstances,
comme d'une personne qui, voulant montrer une machine, en décoche un dard qui
blesse quelqu'un; et de Mérope, qui tua son fils en pensant tuer son ennemi,
et autres semblables?
Vous voyez donc par
là quelle est l'ignorance qui rend les actions involontaires; et que ce n'est
que celle des circonstances particulières qui est appelée par les
théologiens, comme vous le savez fort bien, mon Père, l'ignorance du fait.
Mais, quant à celle du droit, c'est-à-dire quant à l'ignorance du bien et du
mal qui est en l'action, de laquelle seule il s'agit ici, voyons si Aristote
est de l'avis du P. Bauny. Voici les paroles de ce philosophe: Tous les
méchants ignorent ce qu'ils doivent faire et ce qu'ils doivent fuir; et c'est
cela même qui les rend méchants et vicieux. C'est pourquoi on ne peut pas
dire que, parce qu'un homme ignore ce qu'il est à propos qu'il fasse pour
satisfaire à son devoir, son action soit involontaire. Car cette ignorance
dans le choix du bien et du mal ne fait pas qu'une action soit involontaire,
mais seulement qu'elle est vicieuse. L'on doit dire la même chose de celui
qui ignore en général les règles de son devoir, puisque cette ignorance rend
les hommes dignes de blâme, et non d'excuse. Et ainsi l'ignorance qui rend
les actions involontaires et excusables est seulement celle qui regarde le
fait en particulier, et ses circonstances singulières: car alors on pardonne
à un homme, et on l'excuse, et on le considère comme ayant agi contre son
gré.
Après cela, mon Père,
direz-vous encore qu'Aristote soit de votre opinion? Et qui ne s'étonnera de
voir qu'un philosophe païen ait été plus éclairé que vos docteurs en une
matière aussi importante à toute la morale, et à la conduite même des âmes,
qu'est la connaissance des conditions qui rendent les actions volontaires ou
involontaires, et qui ensuite les excusent ou ne les excusent pas de péché?
N'espérez donc plus rien, mon Père, de ce prince des philosophes, et ne
résistez plus au prince des théologiens, qui décide ainsi ce point, au livre
I de ses Rétr., chap. xv: Ceux qui pèchent par ignorance ne font leur action
que parce qu'ils la veulent faire, quoiqu'ils pèchent sans qu'ils veuillent
pécher. Et ainsi ce péché même d'ignorance ne peut être commis que par la
volonté de celui qui le commet, mais par une volonté qui se porte à l'action,
et non au péché, ce qui n'empêche pas néanmoins que l'action ne soit péché,
parce qu'il suffit pour cela qu'on ait fait ce qu'on était obligé de ne point
faire.
Le Père me parut
surpris, et plus encore du passage d'Aristote, que de celui de saint
Augustin. Mais, comme il pensait à ce qu'il devait dire, on vint l'avertir
que Madame la Maréchale de... et Madame la Marquise de... le demandaient. Et
ainsi, en nous quittant à la hâte: J'en parlerai, dit-il, à nos Pères. Ils y
trouveront bien quelque réponse. Nous en avons ici de bien subtils. Nous
l'entendîmes bien; et quand je fus seul avec mon ami, je lui témoignai d'être
étonné du renversement que cette doctrine apportait dans la morale. A quoi il
me répondit qu'il était bien étonné de mon étonnement. Ne savez-vous donc pas
encore que leurs excès sont beaucoup plus grands dans la morale que dans les
autres matières? Il m'en donna d'étranges exemples, et remit le reste à une
autre fois. J'espère que ce que j'en apprendrai sera le sujet de notre
premier entretien.
Je suis, etc.
Cinquième lettre
De Paris, ce 20 mars
1656.
Monsieur,
Voici ce que je vous
ai promis: voici les premiers traits de la morale des bons Pères Jésuites, de
ces hommes éminents en doctrine et en sagesse qui sont tous conduits par la
sagesse divine, qui est plus assurée que toute la Philosophie. Vous pensez
peut-être que je raille: je le dis sérieusement, ou plutôt ce sont eux-mêmes
qui le disent dans leur livre intitulé: Imago primi saeculi. Je ne fais que
copier leurs paroles, aussi bien que dans la suite de cet éloge: C'est une
société d'hommes, ou plutôt d'anges, qui a été prédite par Isaïe en ces
paroles: Allez, anges prompts et légers. La prophétie n'en est-elle pas
claire?
Ce sont des esprits
d'aigles; c'est une troupe de phénix, un auteur ayant montré depuis peu qu'il
y en a plusieurs. Ils ont changé la face de la Chrétienté. Il le faut croire
puisqu'ils le disent. Et vous l'allez bien voir dans la suite de ce discours,
qui vous apprendra leurs maximes.
J'ai voulu m'en
instruire de bonne sorte. Je ne me suis pas fié à ce que notre ami m'en avait
appris. J'ai voulu les voir eux-mêmes; mais j'ai trouvé qu'il ne m'avait rien
dit que de vrai. Je pense qu'il ne ment jamais. Vous le verrez par le récit
de ces conférences.
Dans celle que j'eus
avec lui, il me dit de si étranges choses, que j'avais peine à le croire;
mais il me les montra dans les livres de ces Pères: de sorte qu'il ne me resta
à dire pour leur défense, sinon que c'étaient les sentiments de quelques
particuliers qu'il n'était pas juste d'imputer au corps. Et, en effet, je
l'assurai que j'en connaissais qui sont aussi sévères que ceux qu'il me
citait sont relâchés. Ce fut sur cela qu'il me découvrit l'esprit de la
Société, qui n'est pas connu de tout le monde, et vous serez peut-être bien
aise de l'apprendre. Voici ce qu'il me dit.
Vous pensez beaucoup
faire en leur faveur, de montrer qu'ils ont de leurs Pères aussi conformes aux
maximes évangéliques que les autres y sont contraires; et vous concluez de là
que ces opinions larges n'appartiennent pas à toute la Société. Je le sais
bien; car si cela était, ils n'en souffriraient pas qui y fussent si
contraires. Mais puisqu'ils en ont aussi qui sont dans une doctrine si
licencieuse, concluez-en de même que l'esprit de la Société n'est pas celui
de la sévérité chrétienne; car, si cela était, ils n'en souffriraient pas qui
y fussent si opposés. Eh quoi! lui répondis-je, quel peut donc être le
dessein du corps entier? C'est sans doute qu'ils n'en ont aucun d'arrêté, et
que chacun a la liberté de dire à l'aventure ce qu'il pense. Cela ne peut pas
être, me répondit-il; un si grand corps ne subsisterait pas dans une conduite
téméraire, et sans une âme qui le gouverne et qui règle tous ses mouvements:
outre qu'ils ont un ordre particulier de ne rien imprimer sans l'aveu de
leurs supérieurs. Mais quoi! lui dis-je, comment les mêmes supérieurs
peuvent-ils consentir à des maximes si différentes? C'est ce qu'il faut vous
apprendre, me répliqua-t-il.
Sachez donc que leur
objet n'est pas de corrompre les moeurs: ce n'est pas leur dessein. Mais ils
n'ont pas aussi pour unique but celui de les réformer: ce serait une mauvaise
politique. Voici quelle est leur pensée. Ils ont assez bonne opinion
d'eux-mêmes pour croire qu'il est utile et comme nécessaire au bien de la
religion que leur crédit s'étende partout, et qu'ils gouvernent toutes les
consciences. Et parce que les maximes évangéliques et sévères sont propres
pour gouverner quelques sortes de personnes, ils s'en servent dans ces
occasions où elles leur sont favorables. Mais comme ces mêmes maximes ne
s'accordent pas au dessein de la plupart des gens, ils les laissent à l'égard
de ceux-là, afin d'avoir de quoi satisfaire tout le monde. C'est pour cette
raison qu'ayant à faire à des personnes de toutes sortes de conditions et des
nations si différentes, il est nécessaire qu'ils aient des casuistes assortis
à toute cette diversité.
De ce principe vous
jugez aisément que s'ils n'avaient que des casuistes relâchés, ils
ruineraient leur principal dessein, qui est d'embrasser tout le monde,
puisque ceux qui sont véritablement pieux cherchent une conduite plus sûre.
Mais comme il n'y [en] a pas beaucoup de cette sorte, ils n'ont pas besoin de
beaucoup de directeurs sévères pour les conduire. Ils en ont peu pour peu; au
lieu que la foule des casuistes relâchés s'offre à la foule de ceux qui
cherchent le relâchement.
C'est par cette
conduite obligeante et accommodante, comme l'appelle le Père Petau, qu'ils
tendent les bras à tout le monde: car, s'il se présente à eux quelqu'un qui
soit tout résolu de rendre des biens mal acquis, ne craignez pas qu'ils l'en
détournent; ils loueront, au contraire, et confirmeront une si sainte
résolution; mais qu'il en vienne un autre qui veuille avoir l'absolution sans
restituer, la chose sera bien difficile, s'ils n'en fournissent des moyens
dont ils se rendront les garants.
Par là ils conservent
tous leurs amis et se défendent contre tous leurs ennemis; car si on leur
reproche leur extrême relâchement, ils produisent incontinent au public leurs
directeurs austères, avec quelques livres qu'ils ont faits de la rigueur de
la loi chrétienne; et les simples, et ceux qui n'approfondissent pas plus
avant les choses, se contentent de ces preuves.
Ainsi ils en ont pour
toutes sortes de personnes et répondent si bien selon ce qu'on leur demande,
que, quand ils se trouvent en des pays où un Dieu crucifié passe pour folie,
ils suppriment le scandale de la Croix et ne prêchent que Jésus-Christ
glorieux, et non pas Jésus-Christ souffrant: comme ils ont fait dans les
Indes et dans la Chine, où ils ont permis aux Chrétiens l'idolâtrie même, par
cette subtile invention, de leur faire cacher sous leurs habits une image de
Jésus-Christ, à laquelle ils leur enseignent de rapporter mentalement les
adorations publiques qu'ils rendent à l'idole Chacimchoan et à leur
Keum-fucum, comme Gravina, Dominicain, le leur reproche, et comme le témoigne
le Mémoire, en espagnol, présenté au roi d'Espagne Philippe IV, par les
Cordeliers des îles Philippines, rapporté par Thomas Hurtado dans son livre
du Martyre de la foi, p. 427. De telle sorte que la congrégation des
cardinaux de Propaganda fide fut obligée de défendre particulièrement aux
Jésuites, sur peine d'excommunication, de permettre des adorations d'idoles
sous aucun prétexte, et de cacher le mystère de la Croix à ceux qu'ils
instruisent de la religion, leur commandant expressément de n'en recevoir
aucun au baptême qu'après cette connaissance, et leur ordonnant d'exposer
dans leurs églises l'image du Crucifix, comme il est porté amplement dans le
décret de cette congrégation, donné le 9 juillet 1646, signé par le cardinal
Capponi.
Voilà de quelle sorte
ils se sont répandus par toute la terre à la faveur de la doctrine des
opinions probables, qui est la source et la base de tout ce dérèglement.
C'est ce qu'il faut que vous appreniez d'eux-mêmes; car ils ne le cachent à
personne, non plus que tout ce que vous venez d'entendre, avec cette seule
différence, qu'ils couvrent leur prudence humaine et politique du prétexte
d'une prudence divine et chrétienne; comme si la foi, et la tradition qui la
maintient, n'était pas toujours une et invariable dans tous les temps et dans
tous les lieux; comme si c'était à la règle à se fléchir pour convenir au
sujet qui doit lui être conforme; et comme si les âmes n'avaient, pour se
purifier de leurs taches, qu'à corrompre la loi du Seigneur; au lieu que la
loi du Seigneur, qui est sans tache et toute sainte, est celle qui doit
convertir les âmes et les conformer à ses salutaires instructions!
Allez donc, je vous
prie, voir ces bons Pères, et je m'assure que vous remarquerez aisément, dans
le relâchement de leur morale, la cause de leur doctrine touchant la grâce.
Vous y verrez les vertus chrétiennes si inconnues et si dépourvues de la
charité, qui en est l'âme et la vie; vous y verrez tant de crimes palliés, et
tant de désordres soufferts, que vous ne trouverez plus étrange qu'ils
soutiennent que tous les hommes ont toujours assez de grâce pour vivre dans
la piété de la manière qu'ils l'entendent. Comme leur morale est toute
païenne, la nature suffit pour l'observer. Quand nous soutenons la nécessité
de la grâce efficace, nous lui donnons d'autres vertus pour objet. Ce n'est
pas simplement pour guérir les vices par d'autres vices; ce n'est pas
seulement pour faire pratiquer aux hommes les devoirs extérieurs de la
religion; c'est pour une vertu plus haute que celle des Pharisiens et des
plus sages du Paganisme. La loi et la raison sont des grâces suffisantes pour
ces effets. Mais, pour dégager l'âme de l'amour du monde, pour la retirer de
ce qu'elle a de plus cher, pour la faire mourir à soi-même, pour la porter et
l'attacher uniquement et invariablement à Dieu, ce n'est l'ouvrage que d'une
main toute-puissante. Et il est aussi peu raisonnable de prétendre que l'on a
toujours un plein pouvoir, qu'il le serait de nier que ces vertus, destituées
d'amour de Dieu, lesquelles ces bons Pères confondent avec les vertus
chrétiennes, ne sont pas en notre puissance.
Voilà comment il me
parla, et avec beaucoup de douleur; car il s'afflige sérieusement de tous ces
désordres. Pour moi, j'estimai ces bons Pères de l'excellence de leur
politique, et je fus, selon son conseil, trouver un bon casuiste de la
Société. C'est une de mes anciennes connaissances, que je voulus renouveler
exprès. Et comme j'étais instruit de la manière dont il les fallait traiter,
je n'eus pas de peine à le mettre en train. Il me fit d'abord mille caresses,
car il m'aime toujours; et après quelques discours indifférents, je pris
occasion du temps où nous sommes pour apprendre de lui quelque chose sur le
jeûne, afin d'entrer insensiblement en matière. Je lui témoignai donc que
j'avais de la peine à le supporter. Il m'exhorta à me faire violence; mais,
comme je continuai à me plaindre, il en fut touché, et se mit à chercher
quelque cause de dispense. Il m'en offrit en effet plusieurs qui ne me
convenaient point, lorsqu'il s'avisa enfin de me demander si je n'avais pas
de peine à dormir sans souper. Oui, lui dis-je, mon Père, et cela m'oblige
souvent à faire collation à midi et à souper le soir. Je suis bien aise, me
répliqua-t-il, d'avoir trouvé ce moyen de vous soulager sans péché: allez,
vous n'êtes point obligé à jeûner. Je ne veux pas que vous m'en croyiez;
venez à la bibliothèque. J'y fus, et là, en prenant un livre: En voici la
preuve, me dit-il, et Dieu sait quelle! C'est Escobar. Qui est Escobar, lui
dis-je, mon Père? Quoi! vous ne savez pas qui est Escobar de notre Société,
qui a compilé cette Théologie morale de vingt-quatre de nos Pères; sur quoi
il fait, dans la préface, une allégorie de ce livre à celui de l'Apocalypse
qui était scellé de sept sceaux? Et il dit que Jésus l'offre ainsi scellé aux
quatre animaux, Suarez, Vasquez, Molina, Valentia, en présence de
vingt-quatre Jésuites qui représentent les vingt-quatre vieillards? Il lut
toute cette allégorie, qu'il trouvait bien juste, et par où il me donnait une
grande idée de l'excellence de cet ouvrage. Ayant ensuite cherché son passage
du jeûne: Le voici, me dit-il, au tr. I, ex. 13, n. 67. Celui qui ne peut
dormir s'il n'a soupé, est il obligé de jeûner? Nullement. N'êtes-vous pas
content? Non pas tout à fait, lui dis-je; car je puis bien supporter le jeûne
en faisant collation le matin et soupant le soir. Voyez donc la suite, me
dit-il; ils ont pensé à tout. Et que dira-t on, si on peut bien se passer
d'une collation le matin en soupant le soir? Me voilà. On n'est point encore
obligé à jeûner, car personne n'est obligé à changer l'ordre de ses repas. O
la bonne raison, lui dis-je, Mais, dites-moi, continua-t-il, usez-vous de
beaucoup de vin? Non, mon Père, lui dis-je, je ne le puis souffrir. Je vous
disais cela, me répondit-il, pour vous avertir que vous en pourriez boire le
matin, et quand il vous plairait, sans rompre le jeûne; et cela soutient
toujours. En voici la décision au même lieu, n. 75: Peut-on, sans rompre le
jeûne, boire du vin à telle heure qu'on voudra, et même en grande quantité?
On le peut, et même de l'hypocras. Je ne me souvenais pas de cet hypocras,
dit-il; il faut que je le mette sur mon recueil. Voilà un honnête homme, lui
dis-je, qu'Escobar. Tout le monde l'aime, répondit le Père: il fait de si jolies
questions! Voyez celle-ci, qui est au même endroit, n. 38 Si un homme doute
qu'il ait vingt-un ans, est-il obligé de jeûner? Non. Mais si j'ai vingt-un
ans cette nuit à une heure après minuit, et qu'il soit demain jeûne, serai-je
obligé de jeûner demain? Non; car vous pourriez manger autant qu'il vous
plairait depuis minuit jusqu'à une heure, puisque vous n'auriez pas encore
vingt-un ans et ainsi ayant droit de rompre le jeûne, vous n'y êtes point
obligé. O que cela est divertissant! lui dis-je. On ne s'en peut tirer, me
répondit-il; je passe les jours et les nuits à le lire, je ne fais autre
chose. Le bon Père, voyant que j'y prenais plaisir, en fut ravi, et
continuant: Voyez, dit-il, encore ce trait de Filiutius, qui est un de ces
vingt-quatre Jésuites, t. 2, tr. 27, part. 2, c. 6, n. 123: Celui qui est
fatigué à quelque chose, comme à poursuivre une fille, est-il, obligé de
jeûner? Nullement. Mais s'il s'est fatigué exprès pour être par là dispensé
du jeune, y sera-t-il tenu? Encore qu'il ait eu ce dessein formé, il n'y sera
point obligé. Eh bien! l'eussiez-vous cru? me dit-il. En vérité, mon Père,
lui dis-je, je ne le crois pas bien encore. Et quoi! n'est-ce pas un péché de
ne pas jeûner quand on le peut? Et est-il permis de rechercher les occasions
de pécher? ou plutôt n'est-on pas obligé de les fuir? Cela serait assez
commode. Non pas toujours, me dit-il, c'est selon. Selon quoi? lui dis-je.
Ho, ho! repartit le Père. Et si on recevait quelque incommodité en fuyant les
occasions, y serait-on obligé à votre avis? Ce n'est pas au moins celui du P.
Bauny que voici, p. 1084: On ne doit pas refuser l'absolution à ceux qui
demeurent dans les occasions prochaines du péché, s'ils sont en tel état
qu'ils ne puissent les quitter sans donner sujet au monde de parler, ou sans
qu'ils en reçussent eux-mêmes de l'incommodité. Je m'en réjouis, mon Père; il
ne reste plus qu'à dire qu'on peut rechercher les occasions de propos
délibéré, puisqu'il est permis de ne les pas fuir. Cela même est aussi
quelquefois permis, ajouta-t-il. Le célèbre casuiste Bazile Ponce l'a dit et
le P. Bauny le cite et approuve son sentiment, que voici dans le Traité de la
Pénitence, q. 4, p. 94: On peut rechercher une occasion directement et pour
elle-même, primo et per se, quand le bien spirituel ou temporel de nous ou de
notre prochain nous y porte.
Vraiment, lui dis-je,
il me semble que je rêve, quand j'entends des religieux parler de cette
sorte! Eh quoi, mon Père, dites-moi, en conscience, êtes-vous dans ce
sentiment-là? Non, vraiment, me dit le Père. Vous parlez donc, continuai-je,
contre votre conscience? Point du tout, dit-il: je ne parlais pas en cela
selon ma conscience, mais selon celle de Ponce et du P. Bauny, et vous
pourriez les suivre en sûreté car ce sont d'habiles gens. Quoi! mon Père,
parce qu'ils ont mis ces trois lignes dans leurs livres, sera-t-il devenu
permis de rechercher les occasions de pécher? Je croyais ne devoir prendre
pour règle que l'Ecriture et la tradition de l'Eglise, mais non pas vos
casuistes. O bon Dieu, s'écria le Père, vous me faites souvenir de ces
Jansénistes! Est-ce que le P. Bauny et Bazile Ponce ne peuvent pas rendre
leur opinion probable? Je ne me contente pas du probable, lui dis-je, je
cherche le sûr. Je vois bien, me dit le bon Père, que vous ne savez pas ce
que c'est que la doctrine des opinions probables, vous parleriez autrement si
vous la saviez. Ah! vraiment, il faut que je vous en instruise. Vous n'aurez
pas perdu votre temps d'être venu ici, sans cela vous ne pouviez rien
entendre. C'est le fondement et l'A B C de toute notre morale. Je fus ravi de
le voir tombé dans ce que je souhaitais; et, le lui ayant témoigné, je le
priai de m'expliquer ce que c'était qu'une opinion probable. Nos auteurs vous
y répondront mieux que moi, dit-il. Voici comme ils en parlent tous
généralement, et entre autres, nos vingt-quatre, in princ. ex. 3, n. 8: Une
opinion est appelée probable, lorsqu'elle est fondée sur des raisons de
quelque considération. D'où il arrive quelquefois qu'un seul docteur fort
grave peut rendre une opinion probable. Et en voici la raison: car un homme
adonné particulièrement à l'étude ne s'attacherait pas à une opinion, s'il
n'y était attiré par une raison bonne et suffisante. Et ainsi, lui dis-je, un
seul docteur peut tourner les consciences et les bouleverser à son gré, et
toujours en sûreté. Il n'en faut pas rire, me dit-il, ni penser combattre
cette doctrine. Quand les jansénistes l'ont voulu faire, ils ont perdu leur
temps. Elle est trop bien établie. Ecoutez Sanchez, qui est un des plus célèbres
de nos Pères, Som. Liv. I, chap. IX, n. 7: Vous douterez peut-être si
l'autorité d'un seul docteur bon et savant rend une opinion probable: à quoi
je réponds qu'oui; et c'est ce qu'assurent Angelus, Sylv., Navarre , Emmanuel
Sa, etc. Et voici comme on le prouve. Une opinion probable est celle qui a un
fondement considérable: or l'autorité d'un homme savant et pieux n'est pas de
petite considération, mais plutôt de grande considération; car, écoutez bien
cette raison: Si le témoignage d'un tel homme est de grand poids pour nous
assurer qu'une chose se soit passée, par exemple, à Rome, pourquoi ne le
sera-t-il pas de même dans un doute de morale?
La plaisante
comparaison, lui dis-je, des choses du monde à celles de la conscience! Ayez
patience; Sanchez répond à cela dans les lignes qui suivent immédiatement.
Et la restriction
qu'y apportent certains auteurs ne me plaît pas: que l'autorité d'un tel
docteur est suffisante dans les choses de droit humain, mais non pas dans
celles de droit divin; car elle est de grand poids dans les uns et dans les
autres.
Mon Père, lui dis-je
franchement, je ne puis faire cas de cette règle. Qui m'a assuré que dans la
liberté que vos docteurs se donnent d'examiner les choses par la raison, ce
qui paraîtra sûr à l'un le paraisse à tous les autres? La diversité des
jugements est si grande... Vous ne l'entendez pas, dit le Père en
m'interrompant; aussi sont-ils fort souvent de différents avis; mais cela n'y
fait rien: chacun rend le sien probable et sûr. Vraiment l'on sait bien
qu'ils ne sont pas tous de même sentiment; et cela n'en est que mieux. Ils ne
s'accordent au contraire presque jamais. Il y a peu de questions où vous ne
trouviez que l'un dit oui, l'autre dit non. Et en tous ces cas-là, l'une et
l'autre des opinions contraires est probable; et c'est pourquoi Diana dit sur
un certain sujet, Part. 3, To. IV; R. 244: Ponce et Sanchez sont de
contraires avis; mais, parce qu'ils étaient tous deux savants, chacun rend
son opinion probable.
Mais, mon Père, lui
dis-je, on doit être bien embarrassé à choisir alors! Point du tout, dit-il,
il n'y a qu'à suivre l'avis qui agrée le plus. Et quoi! si l'autre est plus
probable? Il n'importe, me dit-il. Et si l'autre est plus sûr? Il n'importe,
me dit encore le Père; le voici bien expliqué. C'est Emmanuel Sa de notre
Société, dans son Aphorisme de Dubio, p. 183: On peut faire ce qu'on pense
être permis selon une opinion probable, quoique le contraire soit plus sûr.
Or l'opinion d'un seul docteur grave y suffi. Et si une opinion est tout
ensemble et moins probable et moins sûre, sera-t-il permis de la suivre, en
quittant ce que l'on croit être plus probable et plus sûr? Oui, encore une
fois, me dit-il, écoutez Filiutius, ce grand Jésuite de Rome, Mor. quoest Tr.
21, c. 4, n. 128: Il est permis de suivre l'opinion la moins probable,
quoiqu'elle soit la moins sûre; c'est l'opinion commune des nouveaux auteurs.
Cela n'est-il pas clair? Nous voici bien au large, lui dis-je, mon Révérend
Père, grâces à vos opinions probables. Nous avons une belle liberté de
conscience. Et vous autres casuistes, avez-vous la même liberté dans vos
réponses? Oui, me dit-il, nous répondons aussi ce qu'il nous plaît, ou plutôt
ce qu'il plaît à ceux qui nous interrogent; car voici nos règles, prises de
nos Pères Layman, Theol. Mor. l. I, tr. I, c. 2, § 2, n. 7; Vasquez, Dist.
62, c. 9, n. 47; Sanchez; in Sum., L. I, c. 9, n. 23; et de nos vingt-quatre,
Princ. ex. 3, n. 24. Voici les paroles de Layman, que le livre de nos
vingt-quatre a suivies: Un docteur étant consulté peut donner un conseil, non
seulement probable selon son opinion, mais contraire à son opinion, s'il est
estimé probable par d'autres, lorsque cet avis contraire au sien se rencontre
plus favorable et plus agréable à celui qui le consulte, si forte haec illi
favorabilior seu exoptatior sit. Mais je dis de plus qu'il ne sera point hors
de raison qu'il donne à ceux qui le consultent un avis tenu pour probable par
quelque personne savante, quand même il s'assurerait qu'il serait absolument
faux.
Tout de bon, mon
Père, votre doctrine est bien commode. Quoi! avoir à répondre oui et non à
son choix? On ne peut assez priser un tel avantage. Et je vois bien
maintenant à quoi vous servent les opinions contraires que vos docteurs ont
sur chaque matière, car l'une vous sert toujours, et l'autre ne vous nuit
jamais. Si vous ne trouvez votre compte d'un côté, vous vous jetez de
l'autre, et toujours en sûreté. Cela est vrai, dit-il; et ainsi nous pouvons
toujours dire avec Diana, qui trouva le P. Bauny pour lui lorsque le P. Lugo
lui était contraire: Soepe,.premente deo, fert deus aller opem. Si quelque
Dieu nous presse, un autre nous délivre. J'entends bien, lui dis-je; mais il
me vient une difficulté dans l'esprit: c'est qu'après avoir consulté un de
vos docteurs et pris de lui une opinion un peu large, on sera peut-être
attrapé si on rencontre un confesseur qui n'en soit pas, et qui refuse
l'absolution si on ne change de sentiment. N'y avez-vous point donné ordre,
mon Père? En doutez-vous? me répondit-il. On les a obligés à absoudre leurs
pénitents qui ont des opinions probables, sur peine de péché mortel, afin
qu'ils n'y manquent pas. C'est ce qu'ont bien montré nos Pères, et entre
autres le P. Bauny, Tr. 4, de Poenit. q. 13, p. 93. Quand le pénitent,
dit-il, suit une opinion probable, le confesseur le doit absoudre, quoique
son opinion soit contraire à celle du pénitent. Mais il ne dit pas que ce
soit un péché mortel de ne le pas absoudre. Que vous êtes prompt! me dit-il;
écoutez la suite; il en fait une conclusion expresse: Refuser l'absolution à
un pénitent qui agit selon une opinion probable est un péché qui, de sa
nature, est mortel. Et il cite, pour confirmer ce sentiment, trois des plus
fameux de nos Pères, Suarez to. 4. d. 32. sect. 5., Vasquez disp. 62. c. 7.,
et Sanchez n. 29.
O mon Père, lui
dis-je, voilà qui est bien prudemment ordonné! Il n'y a plus rien à craindre.
Un confesseur n'oserait plus y manquer. Je ne savais pas que vous eussiez le
pouvoir d'ordonner sur peine de damnation. Je croyais que vous ne saviez
qu'ôter les péchés; je ne pensais pas que vous en sussiez introduire; mais
vous avez tout pouvoir, à ce que je vois. Vous ne parlez pas proprement, me
dit-il. Nous n'introduisons pas les péchés, nous ne faisons que les
remarquer. J'ai déjà bien reconnu deux ou trois fois que vous n'êtes pas bon
scolastique. Quoi qu'il en soit, mon Père, voilà mon doute bien résolu. Mais
j'en ai un autre encore à vous proposer: c'est que je ne sais comment vous
pouvez faire, quand les Pères de l'Eglise sont contraires aux sentiments de
quelqu'un de vos casuistes.
Vous l'entendez bien
peu, me dit-il. Les Pères étaient bons pour la morale de leur temps; mais ils
sont trop éloignés pour celle du nôtre. Ce ne sont plus eux qui la règlent,
ce sont les nouveaux casuistes. Ecoutez notre Père Cellot, de Hier. Lib. 8,
cap. 16, p. 714, qui suit en cela notre fameux Père Reginaldus: Dans les
questions de morale, les nouveaux casuistes sont préférables aux anciens
Pères, quoiqu'ils fussent plus proches des Apôtres. Et c'est en suivant cette
maxime que Diana parle de cette sorte, P. 5, Tr. 8, R. 31. Les bénéficiers
sont-ils obligés de restituer leur revenu dont ils disposent mal? Les anciens
disaient qu'oui, mais les nouveaux disent que non: ne quittons donc pas cette
opinion qui décharge de l'obligation de restituer. Voilà de belles paroles,
lui dis-je, et pleines de consolation pour bien du monde. Nous laissons les
Pères, me dit-il, à ceux qui traitent la Positive; mais pour nous qui
gouvernons les consciences, nous les lisons peu, et ne citons dans nos écrits
que les nouveaux casuistes. Voyez Diana, qui a tant écrit; il a mis à
l'entrée de ses livres la liste des auteurs qu'il rapporte. Il y en a 296,
dont le plus ancien est depuis quatre-vingts ans. Cela est donc venu au monde
depuis votre Société? lui dis-je. Environ, me répondit-il. C'est-à-dire, mon
Père, qu'à votre arrivée on a vu disparaître saint Augustin, saint
Chrysostome, saint Ambroise, saint Jérôme, et les autres, pour ce qui est de
la morale. Mais au moins que je sache les noms de ceux qui leur ont succédé;
qui sont-ils, ces nouveaux auteurs? Ce sont des gens bien habiles et bien
célèbres, me dit-il. C'est Villalobos, Coninck, Llamas, Achokier, Dealkozer,
Dellacrux, Veracruz, Ugolin, Tambourin, Fernandez, Martinez, Suarez,
Henriquez, Vasquez, Lopez, Gomez, Sanchez, de Vechis, de Grassis, de
Grassalis, de Pitigianis, de Graphaeis, Squilanti, Bizozeri, Barcola, de
Bobadilla, Simancha, Perez de Lara, Aldretta, Lorca de Scarcia, Quaranta,
Scophra, Pedrezza, Cabrezza, Bisbe, Dias, de Clavasio, Villagut, Adam à
Manden, Iribarne, Binsfeld, Volfangi à Vorberg, Vosthery, Strevesdorf. O mon
Père! lui dis-je tout effrayé, tous ces gens-là étaient-ils chrétiens?
Comment, chrétiens! me répondit-il. Ne vous disais-je pas que ce sont les seuls
par lesquels nous gouvernons aujourd'hui la chrétienté? Cela me fit pitié,
mais je ne lui en témoignai rien, et lui demandai seulement si tous ces
auteurs-là étaient Jésuites. Non, me dit-il, mais il n'importe; ils n'ont pas
laissé de dire de bonnes choses. Ce n'est pas que la plupart ne les aient
prises ou imitées des nôtres; mais nous ne nous piquons pas d'honneur, outre
qu'ils citent nos Pères à toute heure et avec éloge. Voyez Diana, qui n'est
pas de notre Société, quand il parle de Vasquez, il l'appelle le phénix des
esprits. Et quelquefois il dit que Vasquez seul lui est autant que tout le
reste des hommes ensemble, Instar omnium. Aussi tous nos Pères se servent
fort souvent de ce bon Diana; car si vous entendez bien notre doctrine de la
probabilité, vous verrez que cela n'y fait rien. Au contraire, nous avons
bien voulu que d'autres que les Jésuites puissent rendre leurs opinions
probables, afin qu'on ne puisse pas nous les imputer toutes. Et ainsi, quand
quelque auteur que ce soit en a avancé une, nous avons droit de la prendre,
si nous le voulons, par la doctrine des opinions probables, et nous n'en
sommes pas les garants quand l'auteur n'est pas de notre corps. J'entends
tout cela, lui dis-je. Je vois bien par là que tout est bien venu chez vous,
hormis les anciens Pères, et que vous êtes les maîtres de la campagne. Vous
n'avez plus qu'à courir.
Mais je prévois trois
ou quatre grands inconvénients et de puissantes barrières qui s'opposeront à
votre course. Et quoi? me dit le Père tout étonné. C'est, lui répondis-je,
l'Ecriture Sainte, les Papes et les Conciles, que vous ne pouvez démentir, et
qui sont tous dans la voie unique de l'Evangile. Est-ce là tout? me dit-il.
Vous m'avez fait peur. Croyez-vous qu'une chose si visible n'ait pas été prévue,
et que nous n'y ayons pas pourvu? Vraiment je vous admire, de penser que nous
soyons opposés à l'Ecriture, aux Papes ou aux Conciles! Il faut que je vous
éclaircisse du contraire. Je serais bien marri que vous crussiez que nous
manquons à ce que nous leur devons. Vous avez sans doute pris cette pensée de
quelques opinions de nos Pères, qui paraissent choquer leurs décisions,
quoique cela ne soit pas. Mais pour en entendre l'accord, il faudrait avoir
plus de loisir. Je souhaite que vous ne demeuriez pas mal édifié de nous. Si
vous voulez que nous nous revoyions demain, je vous donnerai
l'éclaircissement.
Voilà la fin de cette
conférence, qui sera celle de cet entretien; aussi en voilà bien assez pour
une lettre. Je m'assure que vous en serez satisfait en attendant la suite. Je
suis, etc.
Sixième lettre
De Paris, ce 10 avril
1656.
Monsieur,
Je vous ai dit à la
fin de ma dernière lettre, que ce bon Père Jésuite m'avait promis de
m'apprendre de quelle sorte les casuistes accordent les contrariétés qui se
rencontrent entre leurs opinions et les décisions des Papes, des Conciles et
de l'Ecriture. Il m'en a instruit, en effet, dans ma seconde visite, dont
voici le récit.
Ce bon Père me parla
de cette sorte: Une des manières dont nous accordons ces contradictions
apparentes est par l'interprétation de quelque terme. Par exemple, le pape
Grégoire XIV a déclaré que les assassins sont indignes de jouir de l'asile
des églises, et qu'on les en doit arracher. Cependant nos vingt-quatre
vieillards disent, Tr. 6, ex. 4, n. 27: Que tous ceux qui tuent en trahison
ne doivent pas encourir la peine de cette bulle. Cela vous paraît être
contraire; mais on l'accorde, en interprétant le mot d'assassin, comme ils
font par ces paroles: Les assassins ne sont-ils pas indignes de jouir du
privilège des églises? Oui, par la bulle de Grégoire XIV. Mais nous entendons
par le mot d'assassins ceux qui ont reçu de l'argent pour tuer quelqu'un en
trahison. D'où il arrive que ceux qui tuent sans en recevoir aucun prix, mais
seulement pour obliger leurs amis, ne sont pas appelés assassins. De même; il
est dit dans l'Evangile: Donnez l'aumône de votre superflu. Cependant
plusieurs casuistes ont trouvé moyen de décharger les personnes les plus
riches de l'obligation de donner l'aumône. Cela vous paraît encore contraire;
mais on en fait voir facilement l'accord, en interprétant le mot de superflu,
en sorte qu'il n'arrive presque jamais que personne en ait; et c'est ce qu'a
fait le docte Vasquez en cette sorte, dans son traité de l'aumône, c. 4:
Ce que les personnes
du monde gardent, pour relever leur condition et celle de leurs parents n'est
pas appelé superflu; et c'est pourquoi à peine trouvera-t-on qu'il y ait
jamais de superflu dans les gens du monde, et non pas même dans les rois.
Aussi Diana ayant rapporté ces mêmes paroles de Vasquez, car il se fonde
ordinairement sur nos Pères, il en conclut fort bien: Que dans la question,
si les riches sont obligés de donner l'aumône de leur superflu, encore que
l'affirmative fût véritable, il n'arrivera jamais, ou presque jamais, qu'elle
oblige dans la pratique. Je vois bien, mon Père, que cela suit de la doctrine
de Vasquez; mais que répondrait-on, si l'on objectait qu'afin de faire son
salut, il serait donc aussi sûr, selon Vasquez, de ne point donner l'aumône,
pourvu qu'on ait assez d'ambition pour n'avoir point de superflu, qu'il est
sûr, selon l'Evangile, de n'avoir point d'ambition, afin d'avoir du superflu
pour en pouvoir donner l'aumône? Il faudrait répondre, me dit-il, que toutes
ces deux voies sont sûres selon le même Evangile; l'une selon l'Evangile dans
le sens le plus littéral et le plus facile à trouver, l'autre selon le même
Evangile interprété par Vasquez. Vous voyez par là l'utilité des
interprétations.
Mais quand les termes
sont si clairs qu'ils n'en souffrent aucune, alors nous nous servons de la
remarque des circonstances favorables, comme vous verrez par cet exemple. Les
Papes ont excommunié les religieux qui quittent leur habit, et nos
vingt-quatre vieillards ne laissent pas de parler en cette sorte, tr. 6, ex.
7, n. 103: En quelles occasions un religieux peut-il quitter son habit sans
encourir l'excommunication? Il en rapporte plusieurs, et entre autres
celles-ci: S'il le quitte pour une cause honteuse, comme pour aller filouter,
ou pour aller incognito en des lieux de débauche, le devant bientôt
reprendre. Aussi il est visible que les bulles ne parlent point de ces
cas-là.
J'avais peine à
croire cela, et je priai le Père de me le montrer dans l'original et je vis
que le chapitre où sont ces paroles est intitulé: Pratique selon l'école de
la Société de Jésus; Praxis ex Societatis Jesu schola; et j'y vis ces mots:
Si habitum dimittat ut furetur occulte, vel fornicetur. Et il me montra la
même chose dans Diana, en ces termes: Ut eat incognitus ad lupanar. Et d'où
vient, mon Père, qu'ils les ont déchargés de l'excommunication en cette
rencontre? Ne le comprenez-vous pas? me dit-il. Ne voyez-vous pas quel
scandale ce serait de surprendre un religieux en cet état avec son habit de
religion? Et n'avez-vous point ouï parler, continua-t-il, comment on répondit
à la première bulle, Contra sollicitantes? et de quelle sorte nos
vingt-quatre, dans un chapitre aussi de la pratique de l'école de notre
Société, expliquent la bulle de Pie V, Contra clericos, etc.? Je ne sais ce
que c'est que tout cela, lui dis-je. Vous ne lisez donc guère Escobar, me
dit-il. Je ne l'ai que d'hier, mon Père, et même j'eus de la peine à le
trouver. Je ne sais ce qui est arrivé depuis peu, qui fait que tout le monde
le cherche. Ce que je vous disais, repartit le Père, est au tr. I, ex. 8, n.
102. Voyez-le en votre particulier; vous y trouverez un bel exemple de la
manière d'interpréter favorablement les bulles. Je le vis en effet dès le
soir même; mais je n'ose vous le rapporter, car c'est une chose effroyable.
Le bon Père continua
donc ainsi: Vous entendez bien maintenant comment on se sert des
circonstances favorables. Mais il y en a quelquefois de si précises, qu'on ne
peut accorder par là les contradictions: de sorte que ce serait bien alors
que vous croiriez qu'il y en aurait. Par exemple, trois Papes ont décidé que
les religieux qui sont obligés par un voeu particulier à la vie
quadragésimale n'en sont pas dispensés, encore qu'ils soient faits évêques;
et cependant Diana dit que, nonobstant leur décision, ils en sont dispensés.
Et comment accorde-t-il cela? lui dis-je. C'est, répliqua le Père, par la
plus subtile de toutes les nouvelles méthodes, et par le plus fin de la
probabilité. Je vais vous l'expliquer. C'est que, comme vous le vîtes l'autre
jour, l'affirmative et la négative de la plupart des opinions ont chacune
quelque probabilité, au jugement de nos docteurs, et assez pour être suivies
avec sûreté de conscience. Ce n'est pas que le pour et le contre soient ensemble
véritables dans le même sens, cela est impossible; mais c'est seulement
qu'ils sont ensemble probables, et sûrs par conséquent.
Sur ce principe,
Diana, notre bon ami, parle ainsi en la part. 5, tr. 13, r. 39: Je réponds à
la décision de ces trois Papes, qui est contraire à mon opinion, qu'ils ont
parlé de la sorte en s'attachant à l'affirmative, laquelle en effet est
probable, à mon jugement même; mais il ne s'ensuit pas de là que la négative
n'ait aussi sa probabilité. Et dans le même traité, r. 65, sur un autre
sujet, dans lequel il est encore d'un sentiment contraire à un Pape, il parle
ainsi: Que le Pape l'ait dit comme chef de l'Eglise, je le veux; mais il ne
l'a fait que dans l'étendue de la sphère de probabilité de son sentiment. Or
vous voyez bien que ce n'est pas blesser les sentiments des Papes: on ne le
souffrirait pas à Rome, où Diana est en un si grand crédit, car il ne dit pas
que ce que les Papes ont décidé ne soit pas probable; mais en laissant leur
opinion dans toute la sphère de probabilité, il ne laisse pas de dire que le
contraire est aussi probable. Cela est très respectueux, lui dis-je. Et cela
est plus subtil, ajouta-t-il, que la réponse que fit le P. Bauny quand on eut
censuré ses livres à Rome; car il lui échappa d'écrire contre M. Hallier, qui
le persécutait alors furieusement: Qu'a de commun la censure de Rome avec
celle de France? Vous voyez assez par là que, soit par l'interprétation des
termes, soit par la remarque des circonstances favorables, soit enfin par la
double probabilité du pour et du contre, on accorde toujours ces
contradictions prétendues, qui vous étonnaient auparavant, sans jamais
blesser les décisions de l'Ecriture, des Conciles ou des Papes, comme vous le
voyez. Mon Révérend Père, lui dis-je, que le monde est heureux de vous avoir
pour maîtres! Que ces probabilités sont utiles! Je ne savais pourquoi vous
aviez pris tant de soin d'établir qu'un seul docteur, s'il est grave, peut
rendre une opinion probable, que le contraire peut l'être aussi, et qu'alors
on peut choisir du pour et du contre celui qui agrée le plus, encore qu'on ne
le croie pas véritable, et avec tant de sûreté de conscience, qu'un
confesseur qui refuserait de donner l'absolution sur la foi de ces casuistes
serait en état de damnation: d'où je comprends qu'un seul casuiste peut à son
gré faire de nouvelles règles de morale, et disposer, selon sa fantaisie, de
tout ce qui regarde la conduite des moeurs. Il faut, me dit le Père, apporter
quelque tempérament à ce que vous dites. Apprenez bien ceci. Voici notre
méthode, où vous verrez le progrès d'une opinion nouvelle, depuis sa
naissance jusqu'à sa maturité.
D'abord le docteur
grave qui l'a inventée l'expose au monde, et la jette comme une semence pour
prendre racine. Elle est encore faible en cet état; mais il faut que le temps
la mûrisse peu à peu; et c'est pourquoi Diana, qui en a introduit plusieurs,
dit en un endroit: J'avance cette opinion; mais parce qu'elle est nouvelle,
je la laisse mûrir au temps, relinquo tempori maturandam. Ainsi, en peu d'années,
on la voit insensiblement s'affermir; et, après un temps considérable, elle
se trouve autorisée par la tacite approbation de l'Eglise, selon cette grande
maxime du Père Bauny: Qu'une opinion étant avancée par quelques casuistes, et
l'Eglise ne s'y étant point opposée, c'est un témoignage qu'elle l'approuve.
Et c'est en effet par ce principe qu'il autorise un de ses sentiments dans
son traité VI, p. 312. Eh quoi, lui dis-je, mon Père, l'Eglise, à ce
compte-là, approuverait donc tous les abus qu'elle souffre, et toutes les
erreurs des livres qu'elle ne censure point? Disputez, me dit-il, contre le
P. Bauny. Je vous fais un récit, et vous contestez contre moi. Il ne faut
jamais disputer sur un fait. Je vous disais donc que, quand le temps a ainsi
mûri une opinion, alors elle est tout à fait probable et sûre. Et de là vient
que le docte Caramuel, dans la lettre où il adresse à Diana sa Théologie
fondamentale, dit que ce grand Diana a rendu plusieurs opinions probables qui
ne l'étaient pas auparavant, quoe antea non erant: et qu'ainsi on ne pèche
plus en les suivant, au lieu qu'on péchait auparavant: jam non peccant, licet
ante peccaverint.
En vérité, mon Père,
lui dis-je, il y a bien à profiter auprès de vos docteurs. Quoi! de deux
personnes qui font les mêmes choses, celui qui ne sait pas leur doctrine
pèche, celui qui la sait ne pèche pas! Est-elle donc tout ensemble
instructive et justifiante? La loi de Dieu faisait des prévaricateurs, selon
saint Paul; celle-ci fait qu'il n'y a presque que des innocents. Je vous
supplie, mon Père, de m'en bien informer; je ne vous quitterai point que vous
ne m'ayez dit les principales maximes que vos casuistes ont établies.
Hélas! me dit le
Père, notre principal but aurait été de n'établir point d'autres maximes que
celles de l'Evangile dans toute leur sévérité; et l'on voit assez par le
règlement de nos moeurs que, si nous souffrons quelque relâchement dans les
autres, c'est plutôt par condescendance que par dessein. Nous y sommes
forcés. Les hommes sont aujourd'hui tellement corrompus, que, ne pouvant les
faire venir à nous, il faut bien que nous allions à eux: autrement ils nous
quitteraient; ils feraient pis, ils s'abandonneraient entièrement. Et c'est
pour les retenir que nos casuistes ont considéré les vices auxquels on est le
plus porté dans toutes les conditions, afin d'établir des maximes si douces,
sans toutefois blesser la vérité, qu'on serait de difficile composition si
l'on n'en était content; car le dessein capital que notre Société a pris pour
le bien de la religion est de ne rebuter qui que ce soit, pour ne pas
désespérer le monde.
Nous avons donc des
maximes pour toutes sortes de personnes, pour les bénéficiers, pour les
prêtres, pour les religieux, pour les gentilshommes, pour les domestiques,
pour les riches, pour ceux qui sont dans le commerce, pour ceux qui sont mal
dans leurs affaires, pour ceux qui sont dans l'indigence, pour les femmes
dévotes, pour celles qui ne le sont pas, pour les gens mariés, pour les gens
déréglés: enfin rien n'a échappé à leur prévoyance. C'est-à-dire, lui dis-je,
qu'il y en a pour le Clergé, la Noblesse et le Tiers-Etat: me voici bien
disposé à les entendre.
Commençons, dit le
Père, par les bénéficiers. Vous savez quel trafic on fait aujourd'hui des
bénéfices, et que s'il fallait s'en rapporter à ce que saint Thomas et les
anciens en ont écrit, il y aurait bien des simoniaques dans l'Eglise. C'est
pourquoi il a été fort nécessaire que nos Pères aient tempéré les choses par
leur prudence, comme ces paroles de Valentia, qui est l'un des quatre animaux
d'Escobar, vous l'apprendront. C'est la conclusion d'un long discours, où il
en donne plusieurs expédients, dont voici le meilleur à mon avis; c'est en la
page 2039 du tome III. Si l'on donne un bien temporel pour un bien spirituel,
c'est-à-dire de l'argent pour un bénéfice, et qu'on donne l'argent comme le
prix du bénéfice, c'est une simonie visible; mais si on le donne comme le
motif qui porte la volonté du collateur à le conférer, ce n'est point
simonie, encore que celui qui le confère, considère et attende l'argent comme
la fin principale. Tannerus, qui est encore de notre Société, dit la même
chose dans son tome III, p. 1519, quoiqu'il avoue que saint Thomas y est
contraire, en ce qu'il enseigne absolument que c'est toujours simonie de
donner un bien spirituel pour un temporel, si le temporel en est la fin. Par
ce moyen, nous empêchons une infinité de simonies; car qui serait assez
méchant pour refuser, cri donnant de l'argent pont un bénéfice, de porter son
intention à le donner comme un motif qui porte le bénéficier à le résigner,
au lieu de le donner comme le prix du bénéfice? Personne n'est assez
abandonné de Dieu pour cela. Je demeure d'accord, lui dis-je, que tout le
monde a des grâces suffisantes pour faire un tel marché. Cela est assuré,
repartit le Père.
Voilà comment nous
avons adouci les choses à l'égard des bénéficiers. Quant aux prêtres, nous
avons plusieurs maximes qui leur sont assez favorables. Par exemple, celle-ci
de nos vingt-quatre, tr. I, ex. II, n. 96: Un prêtre qui a reçu de l'argent
pour dire une messe peut-il recevoir de nouvel argent sur la même messe? Oui,
dit Filiutius, en appliquant la partie du sacrifice qui lui appartient comme
prêtre à celui qui le paie de nouveau, pourvu qu'il n'en reçoive pas autant
que pour une messe entière, mais seulement pour une partie, comme pour un
tiers de messe.
Certes, mon Père,
voici une de ces rencontres où le pour et le contre sont bien probables; car
ce que vous dites ne peut manquer de l'être, après l'autorité de Filiutius et
d'Escobar. Mais, en le laissant dans sa sphère de probabilité, on pourrait
bien, ce me semble, dire aussi le contraire, et l'appuyer par ces raisons.
Lorsque l'Eglise permet aux prêtres qui sont pauvres de recevoir de l'argent
pour leurs messes, parce qu'il est bien juste que ceux qui servent à l'autel
vivent de l'autel, elle n'entend pas pour cela qu'ils échangent le sacrifice
pour de l'argent et encore moins qu'ils se privent eux-mêmes de toutes les
grâces qu'ils en doivent tirer les premiers. Et je dirais encore que les
prêtres, selon saint Paul, sont obligés d'offrir le sacrifice, premièrement
pour eux-mêmes, et puis pour le peuple; et qu'ainsi il leur est bien permis
d'en associer d'autres au fruit du sacrifice, mais non pas de renoncer eux-mêmes
volontairement à tout le fruit du sacrifice, et de le donner à un autre pour
un tiers de messe, c'est-à-dire pour quatre ou cinq sols. En vérité, mon
Père, pour peu que je fusse grave, je rendrais cette opinion probable. Vous
n'y auriez pas grand peine, me dit-il; elle l'est visiblement. La difficulté
était de trouver de la probabilité dans le contraire des opinions qui sont
manifestement bonnes, et c'est ce qui n'appartient qu'aux grands personnages.
Le P. Bauny y excelle. Il y a du plaisir de voir ce savant casuiste pénétrer
dans le pour et le contre d'une même question qui regarde encore les prêtres,
et trouver raison partout, tant il est ingénieux et subtil.
Il dit en un endroit,
c'est dans le traité X, p. 474: On ne peut pas faire une loi qui obligeât les
curés à dire la messe tous les jours, parce qu'une telle loi les exposerait
indubitablement, haud dubie, au péril de la dire quelquefois en péché mortel.
Et néanmoins dans le même Traité X, p. 441, il dit que les prêtres qui ont
reçu de l'argent pour dire la messe tous les jours la doivent dire tous les
jours et qu'ils ne peuvent pas s'excuser sur ce qu'ils ne sont pas toujours
assez bien préparés pour la dire, parce qu'on peut toujours faire l'acte de
contrition; et que s'ils y manquent, c'est leur faute et non pas celle de
celui qui leur fait dire la messe. Et pour lever les plus grandes difficultés
qui pourraient les en empêcher, il résout ainsi cette question dans le même
traité, q. 32, page 457: Un prêtre peut-il dire la messe le même jour qu'il a
commis un péché mortel, et des plus criminels, en se confessant auparavant?
Non, dit Villabos, à cause de son impureté. Mais Sanctius dit que oui, et
sans aucun péché, et je tiens son opinion sûre, et qu'elle doit être suivie
dans la pratique: et tuta et sequenda in praxi.
Quoi! mon Père, lui
dis-je, on doit suivre cette opinion dans la pratique? Un prêtre qui serait
tombé dans un tel désordre oserait-il s'approcher le même jour de l'autel,
sur la parole du P. Bauny? Et ne devrait-il pas déférer aux anciennes lois de
l'Eglise, qui excluaient pour jamais du sacrifice, ou au moins pour un long
temps, les prêtres qui avaient commis des péchés de cette sorte, plutôt que
de s'arrêter aux nouvelles opinions des casuistes, qui les y admettent le
jour même qu'ils y sont tombés? Vous n'avez point de mémoire, dit le Père; ne
vous appris-je pas l'autre fois que, selon nos Pères Cellot et Reginaldus,
l'on ne doit pas suivre, dans la morale, les anciens Pères, mais les nouveaux
casuistes? Je m'en souviens bien, lui répondis-je; mais il y a plus ici, car
il y a des lois de l'Eglise. Vous avez raison, me dit-il; mais c'est que vous
ne savez pas encore cette belle maxime de nos Pères: que les lois de l'Eglise
perdent leur force quand on ne les observe plus, cum jam desuetudine
abierunt, comme dit Filiutius, tom. II, tr. 25, n. 33. Nous voyons mieux que
les anciens les nécessités présentes de l'Eglise. Si on était si sévère à
exclure les prêtres de l'autel, vous comprenez bien qu'il n'y aurait pas un
si grand nombre de messes. Or la pluralité des messes apporte tant de gloire
à Dieu, et tant d'utilité aux âmes, que j'oserais dire, avec notre Père
Cellot, dans son livre de la Hiérarchie, p. 611 de l'impression de Rouen,
qu'il n'y aurait pas trop de prêtres, quand non seulement tous les hommes et
les femmes, si cela se pouvait, mais que les corps insensibles, et les bêtes
brutes même, bruta animalia, seraient changés en prêtres pour célébrer la
messe.
Je fus si surpris de
la bizarrerie de cette imagination, que je ne pus rien dire, de sorte qu'il
continua ainsi: Mais en voilà assez pour les prêtres; je serais trop long;
venons aux religieux. Comme leur plus grande difficulté est en l'obéissance
qu'ils doivent à leurs supérieurs, écoutez l'adoucissement qu'y apportent nos
Pères. C'est Castrus Palaus, de notre Société, Op. mor., p. I, disp. 2, p. 6:
Il est hors de dispute, non est controversia, que le religieux qui a pour soi
une opinion probable n'est point tenu d'obéir à son supérieur, quoique
l'opinion du supérieur soit la plus probable; car alors il est permis au
religieux d'embrasser celle qui lui est la plus agréable, quoe sibi gratior
fuerit, comme le dit Sanchez. Et encore que le commandement du supérieur soit
juste, cela ne vous oblige pas de lui obéir; car il n'est pas juste de tous
points et en toute manière, non undequaque juste proecipit, mais seulement
probablement, et ainsi vous n'êtes engagé que probablement à lui obéir, et
vous en êtes probablement dégagé, probabiliter obligatus et probabiliter
deobligatus. Certes, mon Père, lui dis-je, on ne saurait trop estimer un si
beau fruit de la double probabilité! Elle est de grand usage, me dit-il; mais
abrégeons. Je ne vous dirai plus que ce trait de notre célèbre Molina, en
faveur des religieux qui sont chassés de leurs couvents pour leurs désordres.
Notre Père Escobar le rapporte, tr. 6, ex. 7, n. III, en ces termes: Molina
assure qu'un religieux chassé de son monastère n'est point obligé de se
corriger pour y retourner, et qu'il n'est plus lié par son voeu d'obéissance.
Voilà, mon Père, lui
dis-je, les ecclésiastiques bien à leur aise. Je vois bien que vos casuistes
les ont traités favorablement. Ils y ont agi comme pour eux-mêmes. J'ai bien
peur que les gens des autres conditions ne soient pas si bien traités. Il
fallait que chacun fût pour soi. Ils n'auraient pas mieux fait eux-mêmes, me
repartit le Père. On a agi pour tous avec une pareille charité, depuis les
plus grands jusques aux moindres; et vous m'engagez, pour vous le montrer, à
vous dire nos maximes touchant les valets.
Nous avons considéré,
à leur égard, la peine qu'ils ont, quand ils sont gens de conscience, à
servir des maîtres débauchés; car s'ils ne font tous les messages où ils les
emploient, ils perdent leur fortune; et s'ils leur obéissent, ils en ont du
scrupule. C'est pour les en soulager que nos vingt-quatre Pères, tr. 7, ex.
4, n. 223, ont marqué les services qu'ils peuvent rendre en sûreté de
conscience. En voici quelques-uns: Porter des lettres et des présents; ouvrir
les portes et les fenêtres; aider leur maître à monter à la fenêtre, tenir
l'échelle pendant qu'il y monte: tout cela est permis et indifférent. Il est
vrai que pour tenir l'échelle il faut qu'ils soient menacés plus qu'à
l'ordinaire, s'ils y manquaient; car c'est faire injure au maître d'une
maison d'y entrer par la fenêtre.
Voyez-vous combien
cela est judicieux? Je n'attendais rien moins, lui dis-je, d'un livre tiré de
vingt-quatre Jésuites. Mais, ajouta le Père, notre P. Bauny a encore bien
appris aux valets à rendre tous ces devoirs-là innocemment à leurs maîtres,
en faisant qu'ils portent leur intention non pas aux péchés dont ils sont les
entremetteurs, mais seulement au gain qui leur en revient. C'est ce qu'il a
bien expliqué dans sa Somme des péchés, en la page 710 de la première
impression: Que les confesseurs, dit-il, remarquent bien qu'on ne peut
absoudre les valets qui font des messages déshonnêtes, s'ils consentent aux
péchés de leurs maîtres; mais il faut dire le contraire, s'ils le font pour
leur commodité temporelle. Et cela est bien facile à faire, car pourquoi
s'obstineraient-ils à consentir à des péchés dont ils n'ont que la peine?
Et le même P. Bauny a
encore établi cette grande maxime en faveur de ceux qui ne sont pas contents
de leurs gages; c'est dans sa Somme, pages 213 et 214 de la sixième édition:
Les valets qui se plaignent de leurs gages peuvent-ils d'eux-mêmes les
croître en se garnissant les mains d'autant de bien appartenant à leurs
maîtres, comme ils s'imaginent en être nécessaire pour égaler les dits gages
à leur peine? Ils le peuvent en quelques rencontres, comme lorsqu'ils sont si
pauvres en cherchant condition, qu'ils ont été obligés d'accepter l'offre
qu'on leur a faite, et que les autres valets de leur sorte gagnent davantage
ailleurs.
Voilà justement, mon
Père, lui dis-je, le passage de Jean d'Alba. Quel Jean d'Alba? dit le Père.
Que voulez-vous dire? Quoi! mon Père, ne vous souvenez-vous plus de ce qui se
passa en cette ville l'année 1647? Et où étiez-vous donc alors? J'enseignais,
dit-il, les cas de conscience dans un de nos collèges assez éloigné de Paris.
Je vois donc bien, mon Père, que vous ne savez pas cette histoire; il faut
que je vous la die. C'était une personne d'honneur qui la contait l'autre
jour en un lieu où j'étais. Il nous disait que ce Jean d'Alba, servant vos
Pères du Collège de Clermont de la rue Saint-Jacques, et n'étant pas
satisfait de ses gages, déroba quelque chose pour se récompenser; que vos
Pères s'en étant aperçus le firent mettre en prison, l'accusant de vol
domestique; et que le procès en fut rapporté au Châtelet le sixième jour
d'avril 1647, si j'ai bonne mémoire, car il nous marqua toutes ces
particularités-là, sans quoi à peine l'aurait-on cru. Ce malheureux, étant
interrogé, avoua qu'il avait pris quelques plats d'étain à vos Pères; mais il
soutint qu'il ne les avait pas volés pour cela, rapportant pour sa
justification cette doctrine du P. Bauny, qu'il présenta aux juges avec un
écrit d'un de vos Pères, sous lequel il avait étudié les cas de conscience;
qui lui avait appris la même chose. Sur quoi M. de Montrouge, l'un des plus
considérés de cette compagnie, dit en opinant qu'il n'était pas d'avis que,
sur des écrits de ces Pères, contenant une doctrine illicite, pernicieuse et
contraire à toutes les lois naturelles, divines et humaines, capable de
renverser toutes les familles et d'autoriser tous les vols domestiques, on
dût absoudre cet accusé; mais qu'il était d'avis que ce trop fidèle disciple
fût fouetté devant la porte du Collège, par la main du bourreau, lequel en
même temps brûlerait les écrits de ces Pères traitant du larcin, avec défense
à eux de plus enseigner une telle doctrine, sur peine de la vie.
On attendait la suite
de cet avis qui fut fort approuvé, lorsqu'il arriva un incident qui fit
remettre le jugement de ce procès. Mais cependant le prisonnier disparut, on
ne sait comment, sans qu'on parlât plus de cette affaire-là; de sorte que
Jean d'Alba sortit, et sans rendre sa vaisselle. Voilà ce qu'il nous dit; et
il ajoutait à cela que l'avis de M. de Montrouge est aux registres du
Châtelet, où chacun le peut voir. Nous prîmes plaisir à ce conte.
A quoi vous
amusez-vous? dit le Père. Qu'est-ce que tout cela signifie? Je vous parle des
maximes de nos casuistes; j'étais prêt à vous parler de celles qui regardent
les gentilshommes, et vous m'interrompez par des histoires hors de propos. Je
ne vous le disais qu'en passant, lui dis-je, et aussi pour vous avertir d'une
chose importante sur ce sujet, que je trouve que vous avez oubliée en
établissant votre doctrine de la probabilité. Eh quoi! dit le Père, que
pourrait-il y avoir de manque après que tant d'habiles gens y ont passé?
C'est, lui répondis-je, que vous avez bien mis ceux qui suivent vos opinions
probables en assurance à l'égard de Dieu et de la conscience; car, à ce que
vous dites, on est en sûreté de ce côté-là en suivant un docteur grave. Vous
les avez encore mis en assurance du côté des confesseurs, car vous avez
obligé les prêtres à les absoudre sur une opinion probable, à peine de pêché
mortel. Mais vous ne les avez point mis en assurance du côté des juges; de
sorte qu'ils se trouvent exposés au fouet et à la potence en suivant vos
probabilités: c'est un défaut capital que cela. Vous avez raison, dit le
Père, vous me faites plaisir; mais c'est que nous n'avons pas autant de
pouvoir sur les magistrats que sur les confesseurs, qui sont obligés de se
rapporter à nous pour les cas de conscience; car c'est nous qui en jugeons
souverainement. J'entends bien, lui dis-je, mais si d'une part vous êtes les
juges des confesseurs, n'êtes-vous pas, de l'autre, les confesseurs des
juges? Votre pouvoir est de grande étendue: obligez-les d'absoudre les
criminels qui ont une opinion probable, à peine d'être exclus des sacrements;
afin qu'il n'arrive pas, au grand mépris et scandale de la probabilité, que
ceux que vous rendez innocents dans la théorie soient fouettés ou pendus dans
la pratique. Sans cela, comment trouveriez-vous des disciples? Il y faudra
songer, me dit-il, cela n'est pas à négliger. Je le proposerai à notre Père
Provincial. Vous pouviez néanmoins réserver cet avis à un autre temps, sans
interrompre ce que j'ai à vous dire des maximes que nous avons établies en
faveur des gentilshommes, et je ne vous les apprendrai qu'à la charge que
vous ne me ferez plus d'histoires.
Voilà tout ce que
vous aurez pour aujourd'hui, car il faut plus d'une lettre pour vous mander
tout ce que j'ai appris en une seule conversation. Cependant je suis, etc.
Septième lettre
De Paris, ce 25 avril
1656.
Monsieur,
Après avoir apaisé le
bon Père, dont j'avais un peu troublé le discours par l'histoire de Jean
d'Alba, il le reprit sur l'assurance que je lui donnai de ne lui en plus
faire de semblables; et il me parla des maximes de ses casuistes touchant les
gentilshommes, à peu près en ces termes:
Vous savez, me
dit-il, que la passion dominante des personnes de cette condition est ce
point d'honneur qui les engage à toute heure à des violences qui paraissent
bien contraires à la piété chrétienne; de sorte qu'il faudrait les exclure presque
tous de nos confessionnaux, si nos Pères n'eussent un peu relâché de la
sévérité de la religion pour. s'accommoder à la faiblesse des hommes. Mais
comme ils voulaient demeurer attachés à l'Evangile par leur devoir envers
Dieu, et aux gens du monde par leur charité pour le prochain, ils ont eu
besoin de toute leur lumière pour trouver des expédients qui tempérassent les
choses avec tant de justesse, qu'on pût maintenir et réparer son honneur par
les moyens dont on se sert ordinairement dans le monde, sans blesser
néanmoins sa conscience; afin de conserver tout ensemble deux choses aussi
opposées en apparence que la piété et l'honneur. Mais autant que ce dessein
était utile, autant l'exécution en était pénible; car je crois que vous voyez
assez la grandeur et la difficulté de cette entreprise. Elle m'étonne, lui
dis-je assez froidement. Elle vous étonne? me dit-il: je le crois, elle en
étonnerait bien d'autres. Ignorez-vous que, d'une part, la loi de l'Evangile
ordonne de ne point rendre le mal pour le mal, et d'en laisser la vengeance à
Dieu? et que, de l'autre, les lois du monde défendent de souffrir les
injures, sans en tirer raison soi-même, et souvent par la mort de ses
ennemis? Avez-vous jamais rien vu qui paraisse plus contraire? Et cependant,
quand je vous dis que nos Pères ont accordé ces choses, vous me dites
simplement que cela vous étonne. Je ne m'expliquais pas assez, mon Père. Je
tiendrais la chose impossible, si, après ce que j'ai vu de vos Pères, je ne
savais qu'ils peuvent faire facilement ce qui est impossible aux autres
hommes. C'est ce qui me fait croire qu'ils en ont bien trouvé quelque moyen,
que j'admire sans le connaître, et que je vous prie de me déclarer.
Puisque vous le
prenez ainsi, me dit-il, je ne puis vous le refuser. Sachez donc que ce
principe merveilleux est notre grande méthode de diriger l'intention, dont
l'importance est telle dans notre morale, que j'oserais quasi la comparer à
la doctrine de la probabilité. Vous en avez vu quelques traits en passant,
dans de certaines maximes que je vous ai dites; car, lorsque je vous ai fait
entendre comment les valets peuvent faire en conscience de certains messages
fâcheux, n'avez-vous pas pris garde que c'était seulement en détournant leur
intention du mal dont ils sont les entremetteurs, pour la porter au gain qui
leur en revient? Voilà ce que c'est que diriger l'intention, et vous avez vu
de même que ceux qui donnent de l'argent pour des bénéfices seraient de
véritables simoniaques sans une pareille diversion. Mais je veux maintenant
vous faire voir cette grande méthode dans tout son lustre sur le sujet de
l'homicide, qu'elle justifie en mille rencontres, afin que vous jugiez par un
tel effet tout ce qu'elle est capable de produire. Je vois déjà, lui dis-je,
que par là tout sera permis, rien n'en échappera. Vous allez toujours d'une
extrémité à l'autre, répondit le Père: corrigez-vous de cela; car, pour vous
témoigner que nous ne permettons pas tout, sachez que, par exemple, nous ne
souffrons jamais d'avoir l'intention formelle de pécher pour le seul dessein
de pécher; et que quiconque s'obstine à n'avoir point d'autre fin dans le mal
que le mal même, nous rompons avec lui; cela est diabolique: voilà qui est
sans exception d'âge, de sexe, de qualité. Mais quand on n'est pas dans cette
malheureuse disposition, alors nous essayons de mettre en pratique notre
méthode de diriger l'intention, qui consiste à se proposer pour fin de ses
actions un objet permis. Ce n'est pas qu'autant qu'il est en notre pouvoir
nous ne détournions les hommes des choses défendues; mais, quand nous ne
pouvons pas empêcher l'action, nous purifions au moins l'intention; et ainsi
nous corrigeons le vice du moyen par la pureté de la fin.
Voilà par où nos
Pères ont trouvé moyen de permettre les violences qu'on pratique en défendant
son honneur; car il n'y a qu'à détourner son intention du désir de vengeance,
qui est criminel, pour la porter au désir de défendre son honneur, qui est
permis selon nos Pères. Et c'est ainsi qu'ils accomplissent tous leurs
devoirs envers Dieu et envers les hommes. Car ils contentent le monde en
permettant les actions; et ils satisfont à l'Evangile en purifiant les
intentions. Voilà ce que les Anciens n'ont point connu, voilà ce qu'on doit à
nos Pères. Le comprenez-vous maintenant? Fort bien, lui dis-je. Vous accordez
aux hommes l'effet extérieur et matériel de l'action, et vous donnez à Dieu
ce mouvement intérieur et spirituel de l'intention; et par cet équitable
partage, vous alliez les lois humaines avec les divines. Mais, mon Père, pour
vous dire la vérité, je me défie un peu de vos promesses; et je doute que vos
auteurs en disent autant que vous. Vous me faites tort, dit le Père; je
n'avance rien que je ne prouve, et par tant de passages, que leur nombre,
leur autorité et leurs raisons vous rempliront d'admiration.
Car, pour vous faire
voir l'alliance que nos Pères ont faite des maximes de l'Evangile avec celles
du monde, par cette direction d'intention, écoutez notre Père Reginaldus, in
Praxi, I. XXI, n. 62, p. 260: Il est défendu aux particuliers de se venger;
car saint Paul dit aux Rom. ch. 12: Ne rendez à personne le mal pour le mal;
et l'Eccl., ch. 28: Celui qui veut se venger attirera sur soi la vengeance de
Dieu, et ses péchés ne seront point oubliés. Outre tout ce qui est dit dans
l'Evangile, du pardon des offenses, comme dans les chapitres 6 et 12 de saint
Matthieu. Certes, mon Père, si après cela il dit autre chose que ce qui est
dans l'Ecriture, ce ne sera pas manque de la savoir. Que conclut-il donc
enfin? Le voici, dit-il: De toutes ces choses, il paraît qu'un homme de
guerre peut sur l'heure même poursuivre celui qui l'a blessé; non pas, à la
vérité, avec l'intention de rendre le mal pour le mal, mais avec celle de
conserver son honneur: Non ut malum pro malo reddat, sed ut conservet
honorem.
Voyez-vous comment
ils ont soin de défendre d'avoir l'intention de rendre le mal pour le mal,
parce que l'Ecriture le condamne? Ils ne l'ont jamais souffert. Voyez
Lessius, De Just. Lib. II, C. IX, d. 12, n. 79: Celui qui a reçu un soufflet
ne peut pas avoir l'intention de s'en venger; mais il peut bien avoir celle
d'éviter l'infamie, et pour cela de repousser à l'instant cette injure, et
même à coups d'épée: etiam cum gladio. Nous sommes si éloignés de souffrir
qu'on ait le dessein de se venger de ses ennemis, que nos Pères ne veulent
pas seulement qu'on leur souhaite la mort par un mouvement de haine. Voyez
notre Père Escobar, Tr. 5, ex. 5, n. 145: Si votre ennemi est disposé à vous
nuire, vous ne devez pas souhaiter sa mort par un mouvement de haine, mais
vous le pouvez bien faire pour éviter votre dommage. Car cela est tellement
légitime avec cette intention, que notre grand Hurtado de Mendoza dit: Qu'on
peut prier Dieu de faire promptement mourir ceux qui se disposent à nous
persécuter, si on ne le peut éviter autrement. C'est au livre De Spe, Vol.
II, d. 15, 3., sect. 4, [§] 48.
Mon Révérend Père,
lui dis-je, l'Eglise a bien oublié de mettre une oraison à cette intention
dans ses prières. On n'y a pas mis, me dit-il, tout ce qu'on peut demander à
Dieu. Outre que cela ne se pouvait pas, car cette opinion-là est plus
nouvelle que le bréviaire: vous n'êtes pas bon chronologiste. Mais, sans
sortir de ce sujet, écoutez encore ce passage de notre Père Gaspar Hurtado,
De Sub. pecc. diff. 9, cité par Diana, p. 5, tr. 14, r. 99; c'est l'un des
vingt-quatre Pères d'Escobar. Un bénéficier peut, sans aucun péché mortel,
désirer la mort de celui qui a une pension sur son bénéfice; et un fils celle
de son père, et se réjouir quand elle arrive, pourvu que ce ne soit que pour
le bien qui lui en revient, et non pas par une haine personnelle.
O mon Père! lui
dis-je, voilà un beau fruit de la direction d'intention! Je vois bien qu'elle
est de grande étendue; mais néanmoins il y a de certains cas dont la résolution
serait encore difficile, quoique fort nécessaire pour les gentilshommes.
Proposez-les pour voir, dit le Père. Montrez-moi, lui dis-le, avec toute
cette direction d'intention, qu'il soit permis de se battre en duel. Notre
grand Hurtado de Mendoza, dit le Père, vous y satisfera sur l'heure, dans ce
passage que Diana rapporte p. 5 tr. 14, r. 99. Si un gentilhomme qui est
appelé en duel est connu pour n'être pas dévot, et que les péchés qu'on lui
voit commettre à toute heure sans scrupule fassent aisément juger que, s'il
refuse le duel, ce n'est pas par la crainte de Dieu, mais par timidité; et
qu'ainsi on dise de lui que c'est une poule et non pas un homme, gallina et
non vir, il peut, pour conserver son honneur, se trouver au lieu assigné, non
pas véritablement avec l'intention expresse de se battre en duel, mais
seulement avec celle de se défendre, si celui qui l'a appelé l'y vient
attaquer injustement. Et son action sera tout indifférente d'elle-même. Car
quel mal y a-t-il d'aller dans un champ, de s'y promener en attendant un
homme, et de se défendre si on l'y vient attaquer? Et ainsi il ne pèche en
aucune manière, puisque ce n'est point du tout accepter un duel, ayant
l'intention dirigée à d'autres circonstances. Car l'acceptation du duel
consiste en l'intention expresse de se battre, laquelle celui-ci n'a pas.
Vous ne m'avez pas
tenu parole, mon Père. Ce n'est pas là proprement permettre le duel; au
contraire, il le croit tellement défendu, que, pour le rendre permis, il
évite de dire que c'en soit un. Ho! ho! dit le Père, vous commencez à
pénétrer; j'en suis ravi. Je pourrais dire néanmoins qu'il permet en cela
tout ce que demandent ceux qui se battent en duel. Mais, puisqu'il faut vous
répondre juste, notre Père Layman le fera pour moi, en permettant le duel en
mots propres, pourvu qu'on dirige son intention à l'accepter seulement pour
conserver son honneur ou sa fortune. C'est au I. 3, p. 3, c. 3, n. 2 et 3: Si
un soldat à l'armée, ou un gentilhomme à la Cour, se trouve en état de perdre
son honneur ou sa fortune, s'il n'accepte un duel, je ne vois pas que l'on
puisse condamner celui qui le reçoit pour se défendre. Petrus Hurtado dit la
même chose, au rapport de notre célèbre Escobar, au tr. I, ex. 7, n. 96, et,
au n. 98, il ajoute ces paroles de Hurtado: Qu'on peut se battre en duel pour
défendre même son bien, s'il n'y a que ce moyen de le conserver; parce que
chacun a le droit de défendre son bien, et même par la mort de ses ennemis.
J'admirai sur ces passages de voir que la piété du roi emploie sa puissance à
défendre et à abolir le duel dans ses états, et que la piété des Jésuites
occupe leur subtilité à le permettre et à l'autoriser dans l'Eglise. Mais le
bon Père était si en train, qu'on lui eût fait tort de l'arrêter, de sorte
qu'il poursuivit ainsi: Enfin, dit-il, Sanchez (voyez un peu quels gens je
vous cite!) passe outre; car il permet non seulement de recevoir, mais encore
d'offrir le duel en dirigeant bien son intention. Et notre Escobar le suit en
cela au même lieu, n. 97. Mon Père, lui dis-je, je le quitte, si cela est;
mais je ne croirai jamais qu'il l'ait écrit, si je ne le vois. Lisez-le donc
vous-même, me dit-il; et je lus en effet ces mots dans la Théologie morale de
Sanchez, l. 2, c. 29, n. 7. Il est bien raisonnable de dire qu'un homme peut
se battre en duel pour sauver sa vie, son honneur, ou son bien en une
quantité considérable, lorsqu'il est constant qu'on les lui veut ravir
injustement par des procès et des chicaneries, et qu'il n'y a que ce seul
moyen de les conserver. Et Navarrus dit fort bien qu'en cette occasion il est
permis d'accepter et d'offrir le duel: Licet acceptare et offerre duellum. Et
aussi qu'on peut tuer en cachette son ennemi. Et même, en ces rencontres-là,
on ne doit point user de la voie du duel, si on peut tuer en cachette son
homme, et sortir par là d'affaire: car, par ce moyen, on évitera tout
ensemble, et d'exposer sa vie dans un combat, et de participer au péché que
notre ennemi commettrait par un duel.
Voilà, mon Père, lui
dis-je, un pieux guet-apens: mais, quoique pieux, il demeure toujours
guet-apens, puisqu'il est permis de tuer son ennemi en trahison. Vous ai-je
dit, répliqua le Père, qu'on peut tuer en trahison? Dieu m'en garde! Je vous
dis qu'on peut tuer en cachette, et de là vous concluez qu'on peut tuer en
trahison, comme si c'était la même chose. Apprenez d'Escobar, tr. 6, ex. 4,
n. 26, ce que c'est que tuer en trahison, et, puis vous parlerez. On appelle
tuer en trahison, quand on tue celui qui ne s'en défie en aucune manière. Et
c'est pourquoi celui qui tue son ennemi n'est pas dit le tuer en trahison,
quoique ce soit par derrière ou dans une embûche: licet per insidias, aut a
tergo percutiat. Et au même traité, n. 56: Celui qui tue son ennemi avec
lequel il s'était réconcilié, sous promesse de ne plus attenter à sa vie,
n'est pas absolument dit le tuer en trahison, à moins qu'il n'y eût entre eux
une amitié bien étroite: arctior amicitia.
Vous voyez par là que
vous ne savez pas seulement ce que les termes signifient, et cependant vous
parlez comme un docteur. J'avoue, lui dis-je, que cela m'est nouveau; et
j'apprends de cette définition qu'on n'a peut-être jamais tué personne en
trahison; car on ne s'avise guère d'assassiner que ses ennemis; mais, quoi
qu'il en soit, on peut donc, selon Sanchez, tuer hardiment, je ne dis plus en
trahison, mais seulement par derrière, ou dans une embûche, un calomniateur
qui nous poursuit en justice? Oui, dit le Père, mais en dirigeant bien
l'intention; vous oubliez toujours le principal. Et c'est ce que Molina soutient
aussi, t. 4, tr. 3, disp. 12. Et même, selon notre docte Reginaldus, I. 21,
c. 5, n. 57: On peut tuer aussi les faux témoins qu'il suscite contre nous.
Et enfin, selon nos grands et célèbres Pères Tannerus et Emmanuel Sa, on peut
de même tuer et les faux témoins et le juge, s'il est de leur intelligence.
Voici ses mots, t. 3, disp. 4, q. 8, n. 83: Sotus, dit-il, et Lessius disent
qu'il n'est pas permis de tuer les faux témoins et le juge qui conspirent à
faire mourir un innocent; mais Emmanuel Sa et d'autres auteurs ont raison
d'improuver ce sentiment-là, au moins pour ce qui touche la conscience. Et il
confirme encore, au même lieu, qu'on peut tuer et témoins et juge.
Mon Père, lui dis-je,
j'entends maintenant assez bien votre principe de la direction d'intention;
mais j'en veux bien entendre aussi les conséquences, et tous les cas où cette
méthode donne le pouvoir de tuer. Reprenons donc ceux que vous m'avez dits,
de peur de méprise; car l'équivoque serait ici dangereuse. Il ne faut tuer
que bien à propos, et sur bonne opinion probable. Vous m'avez donc assuré
qu'en dirigeant bien son intention, on peut, selon vos Pères, pour conserver
son honneur, et même son bien, accepter un duel, l'offrir quelquefois, tuer
en cachette un faux accusateur, et ses témoins avec lui, et encore le juge
corrompu qui les favorise; et vous m'avez dit aussi que celui qui a reçu un
soufflet peut, sans se venger, le réparer à coups d'épée. Mais, mon Père,
vous ne m'avez pas dit avec quelle mesure. On ne s'y peut guère tromper, dit
le Père; car on peut aller jusqu'à le tuer. C'est ce que prouve fort bien
notre savant Henriquez, Liv. 14, c. 10, n. 3, et d'autres de nos Pères
rapportés par Escobar, tr. I, ex. 7, n. 48, en ces mots: On peut tuer celui
qui a donné un soufflet, quoiqu'il s'enfuie, pourvu qu'on évite de le faire
par haine ou par vengeance, et que par là on ne donne pas lieu à des meurtres
excessifs et nuisibles à l'Etat. Et la raison en est, qu'on peut ainsi courir
après son honneur, comme après du bien dérobé; car encore que votre honneur
ne soit pas entre les mains de votre ennemi, comme seraient des hardes qu'il
vous aurait volées, on peut néanmoins le recouvrer en la même manière, en
donnant des marques de grandeur et d'autorité, et s'acquérant par là l'estime
des hommes. Et, en effet, n'est-il pas véritable que celui qui a reçu un
soufflet est réputé sans honneur, jusqu'à ce qu'il ait tué son ennemi? Cela
me parut si horrible, que j'eus peine à me retenir; mais, pour savoir le
reste, je le laissai continuer ainsi: Et même, dit-il, on peut, pour prévenir
un soufflet, tuer celui qui le veut donner, s'il n'y a que ce moyen de
l'éviter. Cela est commun dans nos Pères. Par exemple, Azor, Inst. mor.,
part. 3, p. 105 (c'est encore l'un des vingt-quatre vieillards): Est-il
permis à un homme d'honneur de tuer celui qui lui veut donner un soufflet ou
un coup de bâton? Les uns disent que non; et leur raison est que la vie du
prochain est plus précieuse que notre honneur: outre qu'il y a de la cruauté
à tuer un homme pour éviter seulement un soufflet. Mais les autres disent que
cela est permis; et certainement je le trouve probable, quand on ne peut
l'éviter autrement; car, sans cela, l'honneur des innocents serait sans cesse
exposé à la malice des insolents. Notre grand Filiutius, de même, t. 2, tr.
29, c. 3, n. 50; et le P. Héreau, dans ses écrits de l'homicide; Hurtado de
Mendoza, in 2, 2, disp. 170, sect. 16, § 137; et Bécan, Som., t. I, q. 64, De
Homicid; et nos Pères Flahaut et Lecourt, dans leurs écrits que l'Université,
dans sa troisième requête, a rapportés tout au long pour les décrier, mais
elle n'y a pas réussi; et Escobar au même lieu, n. 48, disent tous les mêmes
choses. Enfin cela est si généralement soutenu, que Lessius le décide comme
une chose qui n'est contestée d'aucun casuiste, l. 2, c. 9, n. 76; car il en
apporte un grand nombre qui sont de cette opinion, et aucun qui soit
contraire; et même il allègue, n. 77, Pierre Navarre, qui, parlant
généralement des affronts, dont il n'y en [a] point de plus sensible qu'un
soufflet, déclare que, selon le consentement de tous les casuistes, ex
sententia omnium licet contumeliosum occidere, si aliter ea injuria arceri
nequit. En voulez-vous davantage?
Je l'en remerciai,
car je n'en avais que trop entendu; mais pour voir jusqu'où irait une si
damnable doctrine, je lui dis: Mais, mon Père, ne sera-t-il point permis de
tuer pour un peu moins? Ne saurait-on diriger son intention en sorte qu'on
puisse tuer pour un démenti? Oui, dit le Père, et selon notre Père Baldelle,
l. 3, disp. 24, n. 24, rapporté par Escobar au même lieu, n. 49: Il est
permis de tuer celui qui vous dit: Vous avez menti, si on ne peut le réprimer
autrement. Et on peut tuer de la même sorte pour des médisances, selon nos
Pères; car Lessius, que le Père Héreau, entre autres, suit mot à mot, dit, au
lieu déjà Cité: Si vous tâchez de ruiner ma réputation par des calomnies
devant les personnes d'honneur, et que je ne puisse l'éviter autrement qu'en
vous tuant, le puis-je faire? Oui, selon des auteurs modernes, et même encore
que le crime que vous publiez soit véritable, si toutefois il est secret, en
sorte que vous ne puissiez le découvrir selon les voies de la justice; et en
voici la preuve. Si vous me voulez ravir l'honneur en me donnant un soufflet,
je puis l'empêcher par la force des armes: donc la même défense est permise
quand vous me voulez faire la même injure avec la langue. De plus, on peut
empêcher les affronts: donc on peut empêcher les médisances. Enfin l'honneur
est plus cher que la vie. Or on peut tuer pour défendre sa vie: donc on peut
tuer pour défendre son honneur.
Voilà des arguments
en forme. Ce n'est pas là discourir, c'est prouver. Et enfin, ce grand
Lessius montre au même endroit n. 78, qu'on peut tuer même pour un simple
geste, ou un signe de mépris. On peut dit-il, attaquer et ôter l'honneur en
plusieurs manières, dans lesquelles la défense paraît bien juste; comme si on
veut donner un coup de bâton, ou un soufflet, ou si on veut nous faire
affront par des paroles ou par des signes, sive per signa.
O mon Père, lui
dis-je, voilà tout ce qu'on peut souhaiter pour mettre l'honneur à couvert;
mais la vie est bien exposée, si, pour de simples médisances ou des gestes
désobligeants, on peut tuer le monde en conscience. Cela est vrai, me dit-il;
mais comme nos Pères sont fort circonspects, ils ont trouvé à propos de
défendre de mettre cette doctrine en usage en ces petites occasions, car ils
disent au moins qu'à peine doit-on la pratiquer: practice vix probari potest.
Et ce n'a pas été sans raison; la voici. Je le sais bien, lui dis-je; c'est
parce que la loi de Dieu défend de tuer. Ils ne le prennent pas par là, me
dit le Père; ils le trouvent permis en conscience, et en ne regardant que la
vérité en elle-même. Et pourquoi le défendent-ils donc? Ecoutez-le, dit-il.
C'est parce qu'on dépeuplerait un Etat en moins de rien, si on en tuait tous
les médisants. Apprenez-le de notre Reginaldus, liv. 21, n. 63, Page 260:
Encore que cette opinion, qu'on peut tuer pour une médisance, ne soit pas
sans probabilité dans la théorie, il faut suivre le contraire dans la
pratique; car il faut toujours éviter le dommage de l'Etat dans la manière de
se défendre. Or il est visible qu'en tuant le monde de cette sorte, il se
ferait un trop grand nombre de meurtres. Lessius en parle de même au lieu
déjà cité. Il faut prendre garde que l'usage de cette maxime ne soit nuisible
à l'Etat, car alors il ne faut pas le permettre, tunc enim non est
permittendus.
Quoi! mon Père, ce
n'est donc ici qu'une défense de politique, et non pas de religion? Peu de
gens s'y arrêteront, et surtout dans la colère; car il pourrait être assez
probable qu'on ne fait point de tort à l'Etat de le purger d'un méchant
homme. Aussi, dit-il, notre Père Filiutius joint à cette raison-là une autre
bien considérable, tr. 29, ch. 3, n. 51. C'est qu'on serait puni en justice,
en tuant le monde pour ce sujet. Je vous le disais bien, mon Père, que vous
ne feriez jamais rien qui vaille, tant que vous n'auriez point les juges de
votre côté. Les juges, dit le Père, qui ne pénètrent pas dans les
consciences, ne jugent que par le dehors de l'action, au lieu que nous
regardons principalement à l'intention; et de là vient que nos maximes sont
quelquefois un peu différentes des leurs. Quoi qu'il en soit, mon Père, il se
conclut fort bien des vôtres qu'en évitant les dommages de l'Etat, on peut
tuer les médisants en sûreté de conscience, pourvu que ce soit en sûreté de
sa personne.
Mais, mon Père, après
avoir si bien pourvu à l'honneur, n'avez-vous rien fait pour le bien? Je sais
qu'il est de moindre considération, mais il n'importe. Il me semble qu'on
peut bien diriger son intention à tuer pour le conserver. Oui, dit le Père,
et je vous ai touché quelque chose qui vous a pu donner cette ouverture. Tous
nos casuistes s'y accordent, et même on le permet, encore que l'on ne craigne
plus aucune violence de ceux qui nous ôtent notre bien, comme quand ils
s'enfuient. Azor, de notre Société, le prouve, p. 3, l. 2, ch. I, q. 20.
Mais, mon Père,
combien faut-il que la chose vaille pour nous porter à cette extrémité? Il
faut, selon Reginaldus, l. 21, ch. 5, n. [68], et Tannerus, in. 2, 2, disp.
4, q. 8, d. 4, n. 69, que la chose soit de grand prix au jugement d'un homme
prudent. Et Layman et Filiutius en parlent de même. Ce n'est rien dire, mon
Père: où ira-t-on chercher un homme prudent, dont la rencontre est si rare,
pour faire cette estimation? Que ne déterminent-ils exactement la somme?
Comment! dit le Père, était-il si facile, à votre avis, de comparer la vie
d'un homme et d'un chrétien à de l'argent? C'est ici où je veux vous faire
sentir la nécessité de nos casuistes. Cherchez-moi, dans tous les anciens
Pères, pour combien d'argent il est permis de tuer un homme. Que vous
diront-ils, sinon: non occides, Vous ne tuerez point? Et qui a donc osé
déterminer cette somme? répondis-je. C'est, me dit-il, notre grand et
incomparable Molina, la gloire de notre Société, qui, par sa prudence
inimitable, l'a estimée à six ou sept ducats, pour lesquels il assure qu'il
est permis de tuer, encore que celui qui les emporte s'enfuie. C'est en son
t. 4, tr. 3, disp. 16, d. 6. Et il dit de plus au même endroit: Qu'il
n'oserait condamner d'aucun péché un homme qui tue celui qui lui veut ôter
une chose de la valeur d'un écu, ou moins: unius aurei, vel minoris adhuc
valoris. Ce qui a porté Escobar à établir cette règle générale, n. 44, que
régulièrement on peut tuer un homme pour la valeur d'un écu, selon Molina.
O mon Père! d'où
Molina a-t-il pu être éclairé pour déterminer une chose de cette importance
sans aucun secours de l'Ecriture, des Conciles, ni des Pères? Je vois bien
qu'il a eu des lumières bien particulières et bien éloignées de saint
Augustin sur l'homicide, aussi bien que sur la grâce. Me voici bien savant
sur ce chapitre; et je connais parfaitement qu'il n'y a plus que les gens
d'Eglise qui s'abstiendront de tuer ceux qui leur feront tort en leur honneur
ou en leur bien. Que voulez-vous dire? répliqua le Père. Cela serait-il
raisonnable, à votre avis, que ceux qu'on doit le plus respecter dans le
monde fussent seuls exposés à l'insolence des méchants? Nos Pères ont,
prévenu ce désordre, car Tannerus, [tr.] 2, d. 4, q. 8, d. 4, n. 76, dit:
Qu'il est permis aux ecclésiastiques et aux religieux même de tuer, pour
défendre non seulement leur vie, mais aussi leur bien, ou celui de leur
communauté. Molina, qu'Escobar rapporte, n. 43; Bécan, in 2. 2, t. 2, q. 7,
De Hom., concl. 2, n. 5; Reginaldus, I. 21, c. 5, n. 68; Layman, l. 3, tr. 3,
p. 3, c. 3, n. 4; Lessius, l. 2, c. 9, d. II, n. 72; et les autres se servent
tous des mêmes paroles.
Et même, selon notre
célèbre P. Lamy, il est permis aux prêtres et aux religieux de prévenir ceux
qui les veulent noircir par des médisances, en les tuant pour les en
empêcher. Mais c'est toujours en dirigeant bien l'intention. Voici ses
termes, t. 5, disp. 36, n. 118: Il est permis à un ecclésiastique ou à un
religieux de tuer un calomniateur qui menace de publier des crimes scandaleux
de sa communauté ou de lui-même, quand il n'y a que ce seul moyen de l'en
empêcher, comme s'il est prêt à répandre ses médisances si on ne le tue
promptement: car, en ce cas, comme il serait permis à ce religieux de tuer
celui qui lui voudrait ôter la vie, il lui est permis aussi de tuer celui qui
lui veut ôter l'honneur ou celui de sa communauté, de la même sorte qu'aux
gens du monde. Je ne savais pas cela, lui dis-je, et j'avais cru simplement
le contraire sans y faire de réflexion, sur ce que j'avais ouï dire que
l'Eglise abhorre tellement le sang, qu'elle ne permet pas seulement aux juges
ecclésiastiques d'assister aux jugements criminels. Ne vous arrêtez pas à
cela, dit-il, notre Père Lamy prouve fort bien cette doctrine, quoique, par
un trait d'humilité bienséant à ce grand homme, il la soumette aux lecteurs
prudents. Et Caramuel, notre illustre défenseur, qui la rapporte dans sa
Théologie fondamentale, p. 543, la croit si certaine, qu'il soutient que le
contraire n'est pas probable; et il en tire des conclusions admirables, comme
celle-ci, qu'il appelle la conclusion des conclusions, conclusionum
conclusio: Qu'un prêtre non seulement peut, en de certaines rencontres, tuer
un calomniateur, mais encore qu'il y en a où il le doit faire: etiam
aliquando debet occidere. Il examine plusieurs questions nouvelles sur ce
principe; par exemple celle-ci: Savoir si les Jésuites peuvent tuer les
Jansénistes? Voilà, mon Père, m'écriai-je, un point de théologie bien
surprenant! Et je tiens les Jansénistes déjà morts par la doctrine du P.
Lamy. Vous voilà attrapé, dit le Père. Caramuel conclut le contraire des
mêmes principes. Et comment cela, mon Père? Parce, me dit-il, qu'ils ne
nuisent pas à notre réputation. Voici ses mots, n. 1146 et 1147, p. 547 et
548: Les Jansénistes appellent les Jésuites Pélagiens; pourra-t-on les tuer
pour cela? Non, d'autant que les Jansénistes n'obscurcissent non plus l'éclat
de la Société qu'un hibou celui du soleil; au contraire, ils l'ont relevée,
quoique contre leur intention: occidi non possunt, quia nocere non potuerunt.
Eh quoi! mon Père, la
vie des Jansénistes dépend donc seulement de savoir s'ils nuisent à votre
réputation? Je les tiens peu en sûreté, si cela est. Car s'il devient tant
soit peu probable qu'ils vous fassent tort, les voilà tuables sans
difficulté. Vous en ferez un argument en forme; et il n'en faut pas
davantage, avec une direction d'intention, pour expédier un homme en sûreté
de conscience. O qu'heureux sont les gens qui ne veulent pas souffrir les
injures, d'être instruits en cette doctrine! Mais que malheureux sont ceux
qui les offensent! En vérité, mon Père, il vaudrait autant avoir affaire à
des gens qui n'ont point de religion, qu'à ceux qui en sont instruits jusqu'à
cette direction. Car enfin l'intention de celui qui blesse ne soulage point
celui qui est blessé. Il ne s'aperçoit point de cette direction secrète, et
il ne sent que celle du coup qu'on lui porte. Et je ne sais même si on
n'aurait pas moins de dépit de se voir tuer brutalement par des gens
emportés, que de se sentir poignarder consciencieusement par des gens dévots.
Tout de bon, mon
Père, je suis un peu surpris de tout ceci; et ces questions du Père Lamy et
de Caramuel ne me plaisent point. Pourquoi? dit le Père: êtes-vous
Janséniste? J'en ai une autre raison, lui dis-je. C'est que j'écris de temps
en temps à un de mes amis de la campagne ce que j'apprends des maximes de vos
Pères. Et quoique je ne fasse que rapporter simplement et citer fidèlement
leurs paroles, je ne sais néanmoins s'il ne se pourrait pas rencontrer
quelque esprit bizarre qui, s'imaginant que cela vous fait tort, n'en tirât
de vos principes quelque méchante conclusion. Allez, me dit le Père, il ne
vous en arrivera point de mal, j'en suis garant. Sachez que ce que nos Pères
ont imprimé eux-mêmes, et avec l'approbation de nos Supérieurs, n'est ni
mauvais, ni dangereux à publier.
Je vous écris donc
sur la parole de ce bon Père; mais le papier me manque toujours, et non pas
les passages. Car il y en a tant d'autres, et de si forts, qu'il faudrait des
volumes pour tout dire. Je suis, etc.
Huitième lettre
De Paris, ce 28 mai
1656.
Monsieur,
Vous ne pensiez pas
que personne eût la curiosité de savoir qui nous sommes; cependant il y a des
gens qui essayent de le deviner, mais ils rencontrent mal. Les uns me
prennent pour un docteur de Sorbonne: les autres attribuent mes lettres à
quatre ou cinq personnes, qui, comme moi, ne sont ni prêtres ni
ecclésiastiques. Tous ces faux soupçons me font connaître que je n'ai pas mal
réussi dans le dessein que j'ai eu de n'être connu que de vous, et du bon
Père qui souffre toujours mes visites, et dont je souffre toujours les
discours, quoique avec bien de la peine. Mais je suis obligé à me
contraindre; car il ne les continuerait pas, s'il s'apercevait que j'en fusse
si choqué; et ainsi je ne pourrais m'acquitter de la parole que je vous ai
donnée, de vous faire savoir leur morale. Je vous assure que vous devez
compter pour quelque chose la violence que je me fais. Il est bien pénible de
voir renverser toute la morale chrétienne par des égarements si étranges,
sans oser y contredire ouvertement. Mais, après avoir tant enduré pour votre
satisfaction, je pense qu'à la fin j'éclaterai pour la mienne, quand il
n'aura plus rien à me dire. Cependant je me retiendrai autant qu'il me sera
possible; car plus je me tais, plus il me dit de choses. Il m'en apprit tant
la dernière fois, que j'aurai bien de la peine à tout dire. Vous verrez des
principes bien commodes pour ne point restituer. Car, de quelque manière
qu'il pallie ses maximes, celles que j'ai à vous dire ne vont en effet qu'à
favoriser les juges corrompus, les usuriers, les banqueroutiers, les larrons,
les femmes perdues et les sorciers, qui sont tous dispensés assez largement
de restituer ce qu'ils gagnent chacun dans leur métier. C'est ce que le bon
Père m'apprit par ce discours.
Dès le commencement
de nos entretiens, me dit-il, je me suis engagé à vous expliquer les maximes
de nos auteurs pour toutes sortes de conditions. Vous avez déjà vu celles qui
touchent les bénéficiers, les prêtres, les religieux, les domestiques et les
gentilshommes: parcourons maintenant les autres, et commençons par les juges.
Je vous dirai d'abord
une des plus importantes et des plus avantageuses maximes que nos Pères aient
enseignées en leur faveur. Elle est de notre savant Castro Palao, l'un de nos
vingt-quatre vieillards. Voici ses mots: Un juge peut il, dans une question
de droit, juger selon une opinion probable, en quittant l'opinion la plus
probable? Oui, et même contre son propre sentiment: imo contra propriam
opinionem: Et c'est ce que notre Père Escobar rapporte aussi au tr. 6, ex. 6,
n. 45. O mon Père! lui dis-je, voilà un beau commencement! Les juges vous
sont bien obligés; et je trouve bien étrange qu'ils s'opposent à vos
probabilités, comme nous l'avons remarqué quelquefois, puisqu'elles leur sont
si favorables. Car vous donnez par là le même pouvoir sur la fortune des
hommes que vous vous êtes donné sur les consciences. Vous voyez, me dit-il,
que ce n'est pas notre intérêt qui nous fait agir; nous n'avons eu égard
qu'au repos de leurs consciences, et c'est à quoi notre grand Molina a si
utilement travaillé, sur le sujet des présents qu'on leur fait. Car, pour
lever les scrupules qu'ils pourraient avoir d'en prendre en de certaines
rencontres, il a pris le soin de faire le dénombrement de tous les cas où ils
en peuvent recevoir en conscience, à moins qu'il y eût quelque loi
particulière qui le leur défendît. C'est en son t. I, tr. 2, d. 88, n. 6. Les
voici: Les juges peuvent recevoir des présents des parties, quand ils les
leur donnent ou par amitié, ou par reconnaissance de la justice qu'ils ont
rendue, ou pour les porter à la rendre à l'avenir, ou pour les obliger à
prendre un soin particulier de leur affaire, ou pour les engager à les
expédier promptement. Notre savant Escobar en parle encore au tr. 6, ex. 6,
n. 43, en cette sorte: S'il y a plusieurs personnes qui n'aient pas plus de
droit d'être expédiées l'une que l'autre, le juge qui prendra quelque chose
de l'un, à condition, ex pacto, de l'expédier le premier, péchera-t-il? Non,
certainement selon Layman: car il ne fait aucune injure aux autres selon le
droit naturel, lorsqu'il accorde à l'un, par la considération de son présent,
ce qu'il pouvait accorder à celui qu'il lui eût plu: et même, étant également
obligé envers tous par l'égalité de leur droit, il le devient davantage
envers celui qui lui fait ce don, qui l'engage à le préférer aux autres: et
cette préférence semble pouvoir être estimée pour de l'argent: Quoe obligatio
videtur pretio oestimabilis.
Mon Révérend Père,
lui dis-je, je suis surpris de cette permission, que les premiers magistrats
du royaume ne savent pas encore. Car M. le premier président a apporté un
ordre dans le Parlement pour empêcher que certains greffiers ne prissent de
l'argent pour cette sorte de préférence: ce qui témoigne qu'il est bien
éloigné de croire que cela soit permis à des juges; et tout le monde a loué
une réformation si utile à toutes les parties. Le bon Père, surpris de ce
discours, me répondit: Dites-vous vrai? je ne savais rien de cela. Notre
opinion n'est que probable, le contraire est probable aussi. En vérité, mon
Père, lui dis-je, on trouve que M. le premier président a plus que
probablement bien fait, et qu'il a arrêté par là le cours d'une corruption
publique, et soufferte durant trop longtemps. J'en juge de la même sorte, dit
le Père; mais passons cela, laissons les juges. Vous avez raison, lui dis-je;
aussi bien ne reconnaissent-ils pas assez ce que vous faites pour eux. Ce
n'est pas cela, dit le Père; mais c'est qu'il y a tant de choses à dire sur
tous, qu'il faut être court sur chacun.
Parlons maintenant
des gens d'affaires. Vous savez que la plus grande peine qu'on ait avec eux
est de les détourner de l'usure; et c'est aussi à quoi nos Pères ont pris un
soin particulier; car ils détestent si fort ce vice, qu'Escobar dit au tr. 3,
ex. 5, n. I, que de dire que l'usure n'est pas péché, ce serait une hérésie.
Et notre Père Bauny, dans sa Somme des péchés, ch. 14, remplit plusieurs
pages des peines dues aux usuriers. Il les déclare infâmes durant leur vie,
et indignes de sépulture après leur mort. O mon Père! je ne le croyais pas si
sévère. Il l'est quand il le faut, me dit-il; mais aussi ce savant casuiste
ayant remarqué qu'on n'est attiré à l'usure que par le désir du gain, il dit
au même lieu: L'on n'obligerait donc pas peu le monde, si, le garantissant
des mauvais effets de l'usure, et tout ensemble du péché qui en est la cause,
l'on lui donnait le moyen de tirer autant et plus de profit de son argent par
quelque bon et légitime emploi, que l'on n'en tire des usures. Sans doute,
mon Père, il n'y aurait plus d'usuriers après cela. Et c'est pourquoi,
dit-il, il en a fourni une méthode générale pour toutes sortes de personnes,
gentilshommes, présidents, conseillers, etc., et si facile, qu'elle ne consiste
qu'en l'usage de certaines paroles qu'il faut prononcer en prêtant son
argent; ensuite desquelles on peut en prendre du profit, sans craindre qu'il
soit usuraire, comme il est sans doute qu'il l'aurait été autrement. Et quels
sont donc ces termes mystérieux, mon Père? Les voici, me dit-il, et en mots
propres; car vous savez qu'il a fait son livre de la Somme des péchés en
français, pour être entendu de tout le monde, comme il le dit dans la
préface: Celui à qui on demande de l'argent répondra donc en cette sorte: je
n'ai point d'argent à prêter; si ai bien à mettre à profit honnête et licite.
Si désirez la somme que demandez pour la faire valoir par votre industrie à
moitié gain, moitié perte, peut-être m'y résoudrai-je. Bien est vrai qu'à
cause qu'il [y] a trop de peine à s'accommoder pour le profit, si vous m'en
voulez assurer un certain, et quand, et quand aussi mon sort principal, qu'il
ne coure fortune, nous tomberions bien plus tôt d'accord, et vous ferai
toucher argent dans cette heure. N'est-ce pas là un moyen bien aisé de gagner
de l'argent sans pécher? Et le P. Bauny n'a-t-il pas raison de dire ces
paroles, par lesquelles il conclut cette méthode: Voilà, à mon avis, le moyen
par lequel quantité de personnes dans le monde, qui, par leurs usures,
extorsions et contrats illicites, se provoquent la juste indignation de Dieu,
se peuvent sauver en faisant de beaux, honnêtes et licites profits?
O mon Père! lui
dis-je, voilà des paroles bien puissantes! Sans doute elles ont quelque vertu
occulte pour chasser l'usure, que je n'entends pas: car j'ai toujours pensé
que ce péché consistait à retirer plus d'argent qu'on n'en a prêté. Vous
l'entendez bien peu, me dit-il. L'usure ne consiste presque, selon nos Pères,
qu'en l'intention de prendre ce profit comme usuraire. Et c'est pourquoi
notre Père Escobar fait éviter l'usure par un simple détour d'intention;
c'est au tr. 3, ex. 5, n. 4, 33, 44. Ce serait usure, dit-il, de prendre du
profit de ceux à qui on prête, si on l'exigeait comme dû par justice; mais, si
on l'exige comme dû par reconnaissance, ce n'est point usure. Et n. 3: Il
n'est pas permis d'avoir l'intention de profiter de l'argent prêté
immédiatement; mais de le prétendre par l'entremise de la bienveillance de
celui à qui on l'a prêté, mediâ benevolentiâ, ce n'est point usure.
Voilà de subtiles
méthodes; mais une des meilleures, à mon sens, car nous en avons à choisir,
c'est celle du contrat Mohatra. Le contrat Mohatra, mon Père? Je vois bien,
dit-il, que vous ne savez ce que c'est. Il n'y a que le nom d'étrange.
Escobar vous l'expliquera au tr. 3, ex. 3, n. 36: Le contrat Mohatra est
celui par lequel on achète des étoffes chèrement et à crédit, pour les
revendre au même instant à la même personne argent comptant et à bon marché.
Voilà ce que c'est que le contrat Mohatra: par où vous voyez qu'on reçoit une
certaine somme comptant, en demeurant obligé pour davantage. Mais, mon Père,
je crois qu'il n'y a jamais eu qu'Escobar qui se soit servi de ce mot-là: y
a-t-il d'autres livres qui en parlent? Que vous savez peu les choses! me dit
le Père. Le dernier livre de théologie morale qui a été imprimé cette année
même à Paris parle du Mohatra, et doctement; il est intitulé Epilogus
Summarum. C'est un abrégé de toutes les Sommes de Théologie, pris de nos Pères
Suarez, Sanchez, Lessius, Fagundez, Hurtado, et d'autres casuistes célèbres,
comme le titre le dit. Vous y verrez donc en la page 54: Le Mohatra est quand
un homme, qui a affaire de vingt pistoles, achète d'un marchand des étoffes
pour trente pistoles, payables dans un an, et les lui revend à l'heure même
pour vingt pistoles comptant. Vous voyez bien par là que le Mohatra n'est pas
un mot inouï. Eh bien! mon Père, ce contrat-là est-il permis? Escobar,
répondit le Père, dit au même lieu, qu'il y a des lois qui le défendent sous
des peines très rigoureuses. Il est donc inutile, mon Père? Point du tout,
dit-il: car Escobar, en ce même endroit, donne des expédients pour le rendre
permis: encore même, dit-il, que celui qui vend et achète ait pour intention
principale le dessein de profiler, pourvu seulement qu'en vendant il n'excède
pas le plus haut prix des étoffes de cette sorte, et qu'en rachetant il n'en
passe pas le moindre, et qu'on n'en convienne pas auparavant en termes exprès
ni autrement. Mais Lessius, De Just. L. 2, ch. 21, d. 16, dit qu'encore même
qu'on eût vendu dans l'intention de racheter à moindre prix, on n'est jamais
obligé à rendre ce profit, si ce n'est peut-être par charité, au cas que
celui de qui on l'exige fût dans l'indigence, et encore pourvu qu'on le pût
rendre sans s'incommoder; si commode potest. Voilà tout ce qui se peut dire.
En effet, mon Père, je crois qu'une plus grande indulgence serait vicieuse.
Nos Pères, dit-il, savent si bien s'arrêter où il faut! Vous voyez assez par
là l'utilité du Mohatra.
J'aurais bien encore
d'autres méthodes à vous enseigner; mais celles-là suffisent, et j'ai à vous
entretenir de ceux qui sont mal dans leurs affaires. Nos Pères ont pensé à
les soulager selon l'état où ils sont; car, s'ils n'ont pas assez de bien
pour subsister honnêtement, et tout ensemble pour payer leurs dettes, on leur
permet d'en mettre une partie à couvert en faisant banqueroute à leurs
créanciers. C'est ce que notre Père Lessius a décidé, et qu'Escobar confirme
au tr. 3, ex. 2, n. 163: Celui qui fait banqueroute peut-il, en sûreté de
conscience, retenir de ses biens autant qu'il est nécessaire pour faire
subsister sa famille avec honneur, ne indecore vivat? Je soutiens que oui
avec Lessius; et même encore qu'il les eût gagnés par des injustices et des
crimes connus de tout le monde, ex [injustitia] et notorio delicto quoiqu'en
ce cas il n'en puisse pas retenir en une aussi grande quantité qu'autrement.
Comment! mon Père, par quelle étrange charité voulez-vous que ces biens
demeurent plutôt à celui qui les a gagnés par ses voleries, pour le faire
subsister avec honneur, qu'à ses créanciers, à qui ils appartiennent
légitimement? On ne peut pas, dit le Père, contenter tout le monde, et nos
Pères ont pensé particulièrement à soulager ces misérables. Et c'est encore
en faveur des indigents que notre grand Vasquez, cité par Castro Palao, t. I,
tr. 6, d. 6, p. 6, n. 12, dit que, quand on voit un voleur résolu et prêt à
voler une personne pauvre, on peut, pour l'en détourner, lui assigner quelque
personne riche en particulier, pour le voler au lieu de l'autre. Si vous
n'avez pas Vasquez, ni Castro Palao, vous trouverez la même chose dans votre
Escobar; car, comme vous le savez, il n'a presque rien dit qui ne soit pris
de vingt-quatre des plus célèbres de nos Pères; c'est au tr. 5, ex. 5, n.
120: La pratique de notre Société pour la charité envers le prochain.
Cette charité est
véritablement extraordinaire, mon Père, de sauver la perte de l'un par le
dommage de l'autre. Mais je crois qu'il faudrait la faire entière, et que
celui qui a donné ce conseil serait ensuite obligé en conscience de rendre à
ce riche le bien qu'il lui aurait fait perdre. Point du tout, me dit-il, car
il ne l'a pas volé lui-même, il n'a fait que le conseiller à un autre. Or
écoutez cette sage résolution de notre Père Bauny sur un cas qui vous
étonnera donc encore bien davantage, et où vous croiriez qu'on serait
beaucoup plus obligé de restituer. C'est au ch. 13 de sa Somme. Voici ses
propres termes français: Quelqu'un prie un soldat de battre son voisin, ou de
brûler la grange d'un homme qui l'a offensé. On demande si, au défaut du
soldat, l'autre qui l'a prié de faire tous ces outrages doit réparer du sien
le mal qui en sera issu. Mon sentiment est que non. Car à restitution nul
n'est tenu, s'il n'a violé la justice. La viole-t-on quand on prie autrui
d'une faveur? Quelque demande qu'on lui en fasse, il demeure toujours libre
de l'octroyer ou de la nier. De quelque côté qu'il encline, c'est sa volonté
qui l'y porte; rien ne l'y oblige que la bonté, que la douceur et la facilité
de son esprit. Si donc ce soldat ne répare le mal qu'il aura fait, il n'y
faudra astreindre celui à la prière duquel il aura offensé l'innocent. Ce
passage pensa rompre notre entretien: car je fus sur le point d'éclater de
rire de la bonté et douceur d'un brûleur de grange, et de ces étranges
raisonnements qui exemptent de restitution le premier et véritable auteur
d'un incendie, que les juges n'exempteraient pas de la mort; mais si je ne me
fusse retenu, le bon Père s'en fût offensé; car il parlait sérieusement, et
me dit ensuite du même air:
Vous devriez
reconnaître par tant d'épreuves combien vos objections sont vaines; cependant
vous nous faites sortir par là de notre sujet. Revenons donc aux personnes
incommodées, pour le soulagement desquelles nos Pères, comme entre autres
Lessius, l. 2, c. 12, n. 12, assurent qu'il est permis de dérober non
seulement dans une extrême nécessité, mais encore dans une nécessité grave,
quoique non pas extrême. Escobar le rapporte aussi au tr. I, ex. 9, n. 29.
Cela est surprenant, mon Père: il n'y a guère de gens dans le monde qui ne
trouvent leur nécessité grave, et à qui vous ne donniez par là le pouvoir de
dérober en sûreté de conscience. Et quand vous en réduiriez la permission aux
seules personnes qui sont effectivement en cet état, c'est ouvrir la porte à
une infinité de larcins, que les juges puniraient nonobstant cette nécessité
grave, et que vous devriez réprimer à bien plus forte raison, vous qui devez
maintenir parmi les hommes non seulement la justice, mais encore la charité,
qui est détruite par ce principe. Car enfin n'est-ce pas la violer, et faire
tort à son prochain, que de lui faire perdre son bien pour en profiter
soi-même? C'est ce qu'on m'a appris jusqu'ici. Cela n'est pas toujours
véritable, dit le Père; car notre grand Molina nous a appris, t. 2, tr. 2,
dis. 328, n. 8, que l'ordre de la charité n'exige pas qu'on se prive d'un
profit pour sauver par là son prochain d'une perte pareille. C'est ce qu'il
dit pour montrer ce qu'il avait entrepris de prouver en cet endroit-là: Qu'on
n'est pas obligé en conscience de rendre les biens qu'un autre nous aurait
donnés, pour en frustrer ses créanciers. Et Lessius, qui soutient la même
opinion, la confirme par ce même principe au l. 2, c. 20, d. 19, n. 168.
Vous n'avez pas assez
de compassion pour ceux qui sont mal à leur aise; nos Pères ont eu plus de
charité que cela. Ils rendent justice aux pauvres aussi bien qu'aux riches.
Je dis bien davantage, ils la rendent même aux pécheurs. Car encore qu'ils
soient fort opposés à ceux qui commettent des crimes, néanmoins ils ne
laissent pas d'enseigner que les biens gagnés par des crimes peuvent être
légitimement retenus. C'est ce que Lessius enseigne généralement, l. 2, c.
14, d. 8. On n'est point, dit-il, obligé, ni par la loi de nature, ni par les
lois positives, c'est-à-dire par aucune loi de rendre ce qu'on a reçu pour
avoir commis une action criminelle, comme pour un adultère, encore même que
cette action soit contraire à la justice. Car, comme dit encore Escobar en
citant Lessius, tr. I, ex. 8, n. 59: Les biens qu'une femme acquiert par
l'adultère sont véritablement gagnés par une voie illégitime, mais néanmoins
la possession en est légitime; Quamvis mulier illicite acquirat, licite tamen
retinet acquisita. Et c'est pourquoi les plus célèbres de nos Pères décident
formellement que ce qu'un juge prend d'une des parties qui a mauvais droit
pour rendre en sa faveur un arrêt injuste, et ce qu'un soldat reçoit pour
avoir tué un homme, et ce qu'on gagne par les crimes infâmes, peut être
légitimement retenu. C'est ce qu'Escobar ramasse de nos auteurs, et qu'il
assemble au tr. 3, ex. I, num. 23, où il fait cette règle générale: Les biens
acquis par des voies honteuses, comme par un meurtre, une sentence injuste,
une action déshonnête, etc., sont légitimement possédés, et on n'est point
obligé à les restituer. Et encore au tr. 5, ex. 5, n. 53: On peut disposer de
ce qu'on reçoit pour des homicides, des sentences injustes, des péchés
infâmes, etc., parce que la possession en est juste, et qu'on acquiert le
domaine et la propriété des choses que l'on y gagne. O mon Père! Lui dis-je,
je n'avais jamais ouï parler de cette voie d'acquérir, et je doute que la
justice l'autorise et qu'elle prenne pour un juste titre l'assassinat,
l'injustice et l'adultère. Je ne sais, dit le Père ce que les livres du droit
en disent; mais je sais bien que les nôtres, qui sont les véritables règles
des consciences, en parlent comme moi. Il est vrai qu'ils en exceptent un cas
auquel ils obligent à restituer. C'est quand on a reçu de l'argent de ceux
qui n'ont pas le pouvoir de disposer de leur bien, tels que sont les enfants
de famille et les religieux. Car notre grand Molina les en excepte au t. I,
De Just. tr. 2, disp. 94, nisi mulier accepisset ab eo qui alienare non
potest, ut a religioso et filiofamilias. Car alors il faut leur rendre leur
argent. Escobar cite ce passage au tr. I, ex. 8, n. 59, et il confirme la
même chose au tr. 3, ex. I, n. 23.
Mon Révérend Père,
lui dis-je, je vois les religieux mieux traités en cela que les autres. Point
du tout, dit le Père; n'en fait-on pas autant pour tous les mineurs
généralement, au nombre desquels les religieux sont toute leur vie? Il est
juste de les excepter. Mais à l'égard de tous les autres, on n'est point
obligé de leur rendre ce qu'on reçoit d'eux pour une mauvaise action. Et
Lessius le prouve amplement au I. 2, De Just., c. 14, d. 8, n. 52. Car,
dit-il, une méchante action peut être estimée pour de l'argent, en
considérant l'avantage qu'en reçoit celui qui la fait faire, et la peine qu'y
prend celui qui l'exécute; et c'est pourquoi on n'est point obligé à
restituer ce qu'on reçoit pour la faire, de quelque nature qu'elle soit,
homicide, sentence injuste, action sale (car ce sont les exemples dont il se
sert dans toute cette matière), si ce n'est qu'on eût reçu de ceux qui n'ont
pas le pouvoir de disposer de leur bien. Vous direz peut-être que celui qui
reçoit de l'argent pour un méchant coup, pèche, et qu'ainsi il ne peut ni le
prendre ni le retenir. Mais je réponds qu'après que la chose est exécutée, il
n'y a plus aucun péché ni à payer, ni à en recevoir le payement. Notre grand
Filiutius entre plus encore dans le détail de la pratique. Car il marque qu'on
est obligé en conscience de payer différemment les actions de cette sorte,
selon les différentes conditions des personnes qui les commettent, et que les
unes valent plus que les autres. C'est ce qu'il établit sur des solides
raisons, au tr. 31, c. 9, n. 231: Occultoe fornicarioe debetur pretium in
conscientia, et multo majore ratione, quam publicoe. Copia enim quam occulta
facit mulier sui corporis, multo plus valet quam ea quam publica facit
meretrix; nec ulla est lex positiva quoe reddat eam incapacem pretii. Idem
dicendum de pretio promisso virgini, conjugatoe, moniali, et cuicumque alii.
Est enim omnium eadem ratio,
Il me fit voir
ensuite, dans ses auteurs, des choses de cette nature si infâmes, que je
n'oserais les rapporter, et dont il aurait eu horreur lui-même (car il est
bon homme), sans le respect qu'il a pour ses Pères, qui lui fait recevoir
avec vénération tout ce qui vient de leur part. Je me taisais cependant,
moins par le dessein de l'engager à continuer cette matière, que par la
surprise de voir des livres de religieux pleins de décisions si horribles, si
injustes et si extravagantes tout ensemble. Il poursuivit donc en liberté son
discours, dont la conclusion fut ainsi. C'est pour cela, dit-il, que notre
illustre Molina (je crois qu'après cela vous serez content) décide ainsi
cette question:
Quand on a reçu de
l'argent pour faire une méchante action, est-on obligé à le rendre? Il faut
distinguer, dit ce grand homme; si on n'a pas fait l'action pour laquelle on
a été payé, il faut rendre l'argent; mais si on l'a faite, on n'y est point
obligé: si non fecit hoc malum, tenetur restituere; secus, si fecit. C'est ce
qu'Escobar rapporte au tr. 3, ex. 2, n. 138.
Voilà quelques-uns de
nos principes touchant la restitution. Vous en avez bien appris aujourd'hui,
je veux voir maintenant comment vous en aurez profité. Répondez-moi donc. Un
juge qui a reçu de l'argent d'une des parties pour rendre un jugement en sa
faveur est-il obligé à le rendre? Vous venez de me dire que non, mon Père. Je
m'en doutais bien, dit-il; vous l'ai-je dit généralement? je vous ai dit
qu'il n'est pas obligé de rendre, s'il a fait gagner le procès à celui qui
n'a pas bon droit. Mais quand on a bon droit, voulez-vous qu'on achète encore
le gain de sa cause, qui est dû légitimement? Vous n'avez pas de raison. Ne
comprenez-vous pas que le juge doit la justice, et qu'ainsi il ne la peut pas
vendre; mais qu'il ne doit pas l'injustice, et qu'ainsi il peut en recevoir
de l'argent? Aussi tous nos principaux auteurs, comme Molina, disp. 94 et 99;
Reginaldus, l. 10, n. 184, 185 et 178; Filiutius, tr. 31, n. 220 et 228;
Escobar tr. 3, ex. I, n. 21 et 23; Lessius, Lib. 2, c. 14, d. 8, n. 52,
enseignent tous uniformément: Qu'un juge est bien obligé de rendre ce qu'il a
reçu pour faire justice, si ce n'est qu'on le lui eût donné par libéralité;
mais qu'il n'est jamais obligé à rendre ce qu'il a reçu d'un homme en faveur
duquel il a rendu un arrêt injuste.
Je fus tout interdit
par cette fantasque décision; et, pendant que j'en considérais les pernicieuses
conséquences, le Père me préparait une autre question, et me dit: Répondez
donc une autre fois avec plus de circonspection. Je vous demande maintenant:
Un homme qui se mêle de deviner est-il obligé de rendre l'argent qu'il a
gagné par cet exercice? Ce qu'il vous plaira, mon Révérend Père, lui dis-je.
Comment, ce qu'il me plaira! Vraiment vous êtes admirable! Il semble, de la
façon que vous parlez, que la vérité dépende de notre volonté. Je vois bien
que vous ne trouveriez jamais celle-ci de vous-même. Voyez donc résoudre
cette difficulté-là à Sanchez; mais aussi c'est Sanchez. Premièrement il
distingue en sa Som., l. 2, c. 38, n. 94, 95 et 96: Si ce devin ne s'est
servi que de l'astrologie et des autres moyens naturels, ou s'il a employé
l'art diabolique: car il dit qu'il est obligé de restituer en un cas, et non
pas en l'autre. Diriez-vous bien maintenant auquel? Il n'y a pas là de
difficulté, lui dis-je. Je vois bien, répliqua-t-il, ce que vous voulez dire.
Vous croyez qu'il doit restituer au cas qu'il se soit servi de l'entremise
des démons? Mais vous n'y entendez rien; c'est tout au contraire. Voici la
résolution de Sanchez, au même lieu: Si ce devin n'a pris la peine et le soin
de savoir, par le moyen du diable, ce qui ne se pouvait savoir autrement, si
nullam operam apposuit ut arte diaboli id sciret, il faut qu'il restitue;
mais s'il en a pris la peine, il n'y est point obligé. Et d'où vient cela,
mon Père, Ne l'entendez-vous pas? me dit-il. C'est parce qu'on peut bien
deviner par l'art du diable, au lieu que l'astrologie est un moyen faux.
Mais, mon Père, si le diable ne répond pas à la vérité car il n'est guère
plus véritable que l'astrologie, il faudra donc que le devin restitue par la
même raison? Non pas toujours, me dit-il. Distinguo, dit Sanchez sur cela.
Car si le devin est ignorant en l'art diabolique, si sit artis diabolicae
ignarus, il est obligé à restituer; mais s'il est habile sorcier, et qu'il
ait fait ce qui est en lui pour savoir la vérité, il n'y est point obligé;
car alors la diligence d'un tel sorcier peut être estimée pour de l'argent:
diligentia a mago apposita est pretio aestimabilis. Cela est de bon sens, mon
Père, lui dis-je: car voilà le moyen d'engager les sorciers à se rendre
savants et experts en leur art, par l'espérance de gagner du bien
légitimement, selon vos maximes, en servant fidèlement le public, je crois
que vous raillez, dit le Père; cela n'est pas bien: car si vous parliez ainsi
en des lieux où vous ne fussiez pas connu, il pourrait se trouver des gens
qui prendraient mal vos discours, et qui vous reprocheraient de tourner les
choses de la religion en raillerie. Je me défendrais facilement de ce
reproche, mon Père; car je crois que, si on prend la peine d'examiner le
véritable sens de mes paroles, on n'en trouvera aucune qui ne marque
parfaitement le contraire, et peut-être s'offrira-t-il un jour, dans nos
entretiens, l'occasion de le faire amplement paraître. Ho! Ho! dit le Père,
vous ne riez plus. Je vous confesse, lui dis-je, que ce soupçon que je me
voulusse railler des choses saintes me serait bien sensible, comme il serait
bien injuste. Je ne le disais pas tout de bon, repartit le Père; mais parlons
plus sérieusement. J'y suis tout disposé, si vous le voulez, mon Père; cela
dépend de vous. Mais je vous avoue que j'ai été surpris de voir que vos Pères
ont tellement étendu leurs soins à toutes sortes de conditions, qu'ils ont
voulu même régler le gain légitime des sorciers. On ne saurait, dit le Père,
écrire pour trop de monde, ni particulariser trop les cas, ni répéter trop
souvent les mêmes choses en différents livres. Vous le verrez bien par ce
passage d'un des plus graves de nos Pères. Vous le pouvez juger, puisqu'il
est aujourd'hui notre Père Provincial: c'est le R. P. Cellot, en son l. 8 de
la Hiérarch., ch. 16, § 2. Nous savons, dit-il, qu'une personne qui portait
une grande somme d'argent pour la restituer par ordre de son confesseur,
s'étant arrêtée en chemin chez un libraire, et lui ayant demandé s'il n'y
avait rien de nouveau, num quid novi? il lui montra un nouveau livre de
théologie morale, et que, le feuilletant avec négligence et sans penser à
rien, il tomba sur son cas et y apprit qu'il n'était point obligé à
restituer: de sorte que, s'étant déchargé du fardeau de son scrupule, et
demeurant toujours chargé du poids de son argent, il s'en retourna bien plus
léger en sa maison: objecta. scrupuli sarcina, retento auri pondere, levior
domum, repetiit.
Eh bien, dites-moi,
après cela, s'il est utile de savoir nos maximes? En rirez-vous maintenant?
Et ne ferez-vous [pas] plutôt, avec le P. Cellot, cette pieuse réflexion sur
le bonheur de cette rencontre: Les rencontres de cette sorte sont en Dieu
l'effet de sa providence, en l'Ange gardien l'effet de sa conduite, et en
ceux à qui elles arrivent, l'effet de leur prédestination. Dieu, de toute
éternité, a voulu que la chaîne d'or de leur salut dépendît d'un tel auteur,
et non pas de cent autres qui disent la même chose, parce qu'il n'arrive pas
qu'ils les rencontrent. Si celui-là n'avait écrit, celui-ci ne serait pas
sauvé. Conjurons donc, par les entrailles de Jésus-Christ, ceux qui blâment
la multitude de nos auteurs de ne leur pas envier les livres que l'élection
éternelle de Dieu et le sang de Jésus-Christ leur a acquis. Voilà de belles
paroles, par lesquelles ce savant homme prouve si solidement cette
proposition qu'il avait avancée:
Combien il est utile
qu'il y ait un grand nombre d'auteurs qui écrivent de la théologie morale:
Quam utile sit de theologia morali multos scribere.
Mon Père, lui dis-je,
je remettrai à une autre fois à vous déclarer mon sentiment sur ce passage,
et je ne vous dirai présentement autre chose, sinon que, puisque vos maximes
sont si utiles, et qu'il est si important de les publier, vous devez
continuer à m'en instruire; car je vous assure que celui à qui je les envoie
les fait voir à bien des gens. Ce n'est pas que nous ayons autrement
l'intention de nous en servir, mais c'est qu'en effet nous pensons qu'il sera
utile que le monde en soit bien informé. Aussi, me dit-il, vous voyez que je
ne les cache pas; et pour continuer, je pourrai bien vous parler, la première
fois, des douceurs et des commodités de la vie que nos Pères permettent pour
rendre le salut aisé et la dévotion facile, afin qu'après avoir [appris]
jusqu'ici ce qui touche les conditions particulières, vous appreniez ce qui
est général pour toutes, et qu'ainsi il ne vous manque rien pour une parfaite
instruction. Après que ce Père m'eut parlé de la sorte, il me quitta.
Je suis, etc.
J'ai toujours oublié
à vous dire qu'il y a des Escobars de différentes impressions. Si vous en
achetez, prenez de ceux de Lyon, ou il y a à l'entrée une image d'un agneau
qui est sur un livre scellé de sept sceaux, ou de ceux de Bruxelles de 1651.
Comme ceux-là sont les derniers, ils sont meilleurs et plus amples que ceux
des éditions précédentes de Lyon, des années 1644 et 1646. Depuis tout ceci,
on en a imprimé une nouvelle édition à Paris, chez Piget, plus exacte que
toutes les autres. Mais on peut encore bien mieux apprendre les sentiments
d'Escobar dans la Grande Théologie morale, dont il y a déjà deux volumes
in-folio imprimés à Lyon. Ils sont très dignes d'être vus, pour connaître
l'horrible renversement que les Jésuites font de la morale de l'Eglise.
Neuvième lettre
De Paris, ce 3
juillet 1656.
Monsieur,
Je ne vous ferai pas
plus de compliment que le bon Père m'en fit la dernière fois que je le vis.
Aussitôt qu'il m'aperçut, il vint à moi et me dit, en regardant dans un livre
qu'il tenait à la main: Qui vous ouvrirait le Paradis, ne vous obligerait-il
pas parfaitement? Ne donneriez-vous pas les millions d'or pour en avoir une
clef, et entrer dedans quand bon vous semblerait? Il ne faut point entrer en
de si grands frais; en voici une, voire cent, à meilleur compte. Je ne savais
si le bon Père lisait, ou s'il parlait de lui-même. Mais il m'ôta de peine en
disant: Ce sont les premières paroles d'un beau livre du P. Barry de notre
Société, car je ne dis jamais rien de moi-même. Quel livre, lui dis-je, mon
Père? En voici le titre, dit-il:
Le Paradis ouvert à
Philagie, par cent dévotions à la Mère de Dieu, aisées à pratiquer. Eh quoi!
mon Père, chacune de ces dévotions aisées suffit pour ouvrir le ciel? Oui,
dit-il; voyez-le encore dans la suite des paroles que vous avez ouïes: Tout autant
de dévotions à la Mère de Dieu que vous trouverez en ce livre sont autant de
clefs du ciel qui vous ouvriront le Paradis tout entier, pourvu que vous les
pratiquiez: et c'est pourquoi il dit dans la conclusion, qu'il est content si
on en pratique une seule.
Apprenez-m'en donc
quelqu'une des plus faciles, mon Père. Elles le sont toutes, répondit-il: par
exemple, saluer la sainte Vierge au rencontre de ses images; dire le petit
chapelet des dix plaisirs de la Vierge; prononcer souvent le nom de Marie; donner
commission aux Anges de lui faire la révérence de notre part; souhaiter de
lui bâtir plus d'églises que n'ont fait tous les monarques ensemble; lui
donner tous les matins le bonjour, et sur le tard le bonsoir; dire tous les
jours l'Ave Maria, en l'honneur du coeur de Marie. Et il dit que cette
dévotion-là assure, de plus, d'obtenir le coeur de la Vierge. Mais, mon Père,
lui dis-je, c'est pourvu qu'on lui donne aussi le sien? Cela n'est pas
nécessaire, dit-il, quand on est trop attaché au monde. Ecoutez-le: Coeur
pour coeur, ce serait bien ce qu'il faut; mais le vôtre est un peu trop
attaché et tient un peu trop aux créatures: ce qui fait que je n'ose vous
inviter à offrir aujourd'hui ce petit esclave que vous appelez votre coeur.
Et ainsi il se contente de l'Ave Maria, qu'il avait demandé. Ce sont les
dévotions des pages 33, 59, 145, 156, 172, 258 et 420 de la première édition.
Cela est tout à fait commode, lui dis-je, et je crois qu'il n'y aura personne
de damné après cela. Hélas! dit le Père, je vois bien que vous ne savez pas
jusqu'où va la dureté du coeur de certaines gens! Il y en a qui ne
s'attacheraient jamais à dire tous les jours ces deux paroles, bonjour,
bonsoir, parce que cela ne se peut faire sans quelque application de mémoire.
Et ainsi il a fallu que le P. Barry leur ait fourni des pratiques encore plus
faciles, comme d'avoir jour et nuit un chapelet au bras en forme de bracelet,
ou de porter sur soi un rosaire, ou bien une image de la Vierge. Ce sont là
les dévotions des pages 14, 326 et 447. Et puis dites que je ne vous fournis
pas des dévotions faciles pour acquérir les bonnes grâces de Marie, comme dit
le Père Barry, page 106. Voilà, mon Père, lui dis-je, l'extrême facilité.
Aussi, dit-il, c'est tout ce qu'on a pu faire, et je crois que cela suffira;
car il faudrait être bien misérable pour ne vouloir pas prendre un moment en
toute sa vie pour mettre un chapelet à son bras, ou un rosaire dans sa poche,
et assurer par là son salut avec tant de certitude, que ceux qui en font
l'épreuve n'y ont jamais été trompés, de quelque manière qu'ils aient vécu,
quoique nous conseillions de ne laisser pas de bien vivre. Je ne vous en
rapporterai que l'exemple de la page 34 d'une femme qui, pratiquant tous les
jours la dévotion de saluer les images de la Vierge, vécut toute sa vie en
péché mortel, et mourut enfin dans cet état, et qui ne laissa pas d'être
sauvée par le mérite de cette dévotion. Et comment cela? m'écriai-je. C'est,
dit-il, que Notre-Seigneur la fit ressusciter exprès. Tant il est sûr qu'on
ne peut périr quand on pratique quelqu'une de ces dévotions.
En vérité, mon Père,
je sais que les dévotions à la Vierge sont un puissant moyen pour le salut,
et que les moindres sont d'un grand mérite, quand elles partent d'un
mouvement de foi et de charité, comme dans les saints qui les ont pratiquées.
Mais de faire accroire à ceux qui en usent sans changer leur mauvaise vie,
qu'ils se convertiront à la mort, ou que Dieu les ressuscitera, c'est ce que
je trouve bien plus propre à entretenir les pécheurs dans leurs désordres,
par la fausse paix que cette confiance téméraire apporte, qu'à les en retirer
par une véritable conversion que la grâce seule peut produire. Qu'importe,
dit le Père, par où nous entrions dans le Paradis, moyennant que nous y
entrions? comme dit sur un semblable sujet notre célèbre P. Binet, qui a été
notre Provincial, en son excellent livre De la marque de Prédestination, n.
31, p. 130 de la quinzième édition. Soit de bond ou de volée, que nous en
chaut-il, pourvu que nous prenions la ville de gloire? comme dit encore ce
Père au même lieu. J'avoue, lui dis-je, que cela n'importe; mais la question
est de savoir si on y entrera. La Vierge, dit-il, en répond: voyez-le dans
les dernières lignes du livre du P. Barry: S'il arrivait qu'à la mort
l'ennemi eût quelque prétention sur vous, et qu'il y eût du trouble dans la
petite république de vos pensées, vous n'avez qu'à dire que Marie répond pour
vous, et que c'est à elle qu'il faut s'adresser.
Mais, mon Père, qui
voudrait pousser cela vous embarrasserait; car enfin qui nous a assuré que la
Vierge en répond? Le P. Barry, dit-il, en répond pour elle, page 465: Quant
au profit et bonheur qui vous en reviendra, je vous en réponds, et me rends
pleige pour la bonne Mère. Mais, mon Père, qui répondra pour le P. Barry?
Comment! dit le Père, il est de notre Compagnie. Et ne savez-vous pas encore
que notre Société répond de tous les livres de nos Pères? Il faut vous
apprendre cela; il est bon que vous le sachiez. Il y a un ordre dans notre
Société, par lequel il est défendu à toutes sortes de Libraires d'imprimer
aucun ouvrage de nos Pères sans l'approbation des théologiens de notre
Compagnie, et sans la permission de nos supérieurs. C'est un règlement fait
par Henri III, le 10 mai 1583, et confirmé par Henri IV, le 20 décembre 1603,
et par Louis XIII, le 14 février 1612: de sorte que tout notre corps est
responsable des livres de chacun de nos Pères. Cela est particulier à notre
Compagnie; et de là vient qu'il ne sort aucun ouvrage de chez nous qui n'ait
l'esprit de la Société. Voilà ce qu'il était à propos de vous apprendre. Mon
Père, lui dis-je, vous m'avez fait plaisir, et je suis fâché seulement de ne
l'avoir pas su plus tôt, car cette connaissance engage à avoir bien plus
d'attention pour vos auteurs. Je l'eusse fait, dit-il, si l'occasion s'en fût
offerte; mais profitez-en à l'avenir, et continuons notre sujet.
Je crois vous avoir
ouvert des moyens d'assurer son salut assez faciles, assez sûrs et en assez
grand nombre; mais nos Pères souhaiteraient bien qu'on n'en demeurât pas à ce
premier degré, où l'on ne fait que ce qui est exactement nécessaire pour le
salut. Comme ils aspirent sans cesse à la plus grande gloire de Dieu, ils
voudraient élever les hommes à une vie plus pieuse. Et parce que les gens du
monde sont d'ordinaire détournés de la dévotion par l'étrange idée qu'on leur
en a donnée, nous avons cru qu'il était d'une extrême importance de détruire
ce premier obstacle; et c'est en quoi le P. Le Moyne a acquis beaucoup de
réputation par le livre de la Dévotion aisée, qu'il a fait à ce dessein.
C'est là qu'il fait une peinture tout à fait charmante de la dévotion. Jamais
personne ne l'a connue comme lui. Apprenez-le par les premières paroles de
cet ouvrage: La vertu ne s'est encore montrée à personne; on n'en a point
fait de portrait qui lui ressemble. Il n'y a rien d'étrange qu'il y ait eu si
peu de presse à grimper sur son rocher. On en a fait une fâcheuse qui n'aime
que la solitude; on lui a associé la douleur et le travail; et enfin on l'a faite
ennemie des divertissements et des jeux qui sont la fleur de la joie et
l'assaisonnement de la vie. C'est ce qu'il dit, page 92.
Mais, mon Père, je
sais bien au moins qu'il y a de grands saints dont la vie a été extrêmement
austère. Cela est vrai, dit-il; mais aussi il s'est toujours vu des saints
polis et des dévots civilisés, selon ce Père, page 191; et vous verrez, page
86, que la différence de leurs moeurs vient de celle de leurs humeurs.
Ecoutez-le. Je ne nie pas qu'il ne se voie des dévots qui sont pâles et
mélancoliques de leur complexion, qui aiment le silence et la retraite, et
qui n'ont que du flegme dans les veines et de la terre sur le visage. Mais il
s'en voit assez d'autres qui sont d'une complexion plus heureuse, et qui ont
abondance de cette humeur douce et chaude, et de ce sang bénin et rectifié
qui fait la joie.
Vous voyez de là que
l'amour de la retraite et du silence n'est pas commun à tous les dévots; et
que, comme je vous le disais, c'est l'effet de leur complexion plutôt que de
la piété. Au lieu que ces moeurs austères dont vous parlez sont proprement le
caractère d'un sauvage et d'un farouche. Aussi vous les verrez placées entre
les moeurs ridicules et brutales d'un fou mélancolique, dans la description
que le P. Le Moyne en a faite au 7e livre de ses Peintures morales. En voici
quelques traits. Il est sans yeux pour les beautés de l'art et de la nature.
Il croirait s'être chargé d'un fardeau incommode, s'il avait pris quelque
matière de plaisir pour soi. Les jours de fête, il se retire parmi les morts.
Il s'aime mieux dans un tronc d'arbre ou dans une grotte que dans un palais
ou sur un trône. Quant aux affronts et aux injures, il y est aussi insensible
que s'il avait des yeux et des oreilles de statue. L'honneur et la gloire
sont des idoles qu'il ne connaît point, et pour lesquelles il n'a point
d'encens à offrir. Une belle personne lui est un spectre. Et ces visages
impérieux et souverains, ces agréables tyrans qui font partout des esclaves
volontaires et sans chaînes, ont le même pouvoir sur ses yeux que le soleil
sur ceux des hiboux, etc.
Mon Révérend Père, je
vous assure que si vous ne m'aviez dit que le P. Le Moyne est l'auteur de
cette peinture, j'aurais dit que c'eût été quelque impie qui l'aurait faite à
dessein de tourner les saints en ridicule. Car, si ce n'est là l'image d'un
homme tout à fait détaché des sentiments auxquels l'Evangile oblige de
renoncer, je confesse que je n'y entends rien. Voyez donc, dit-il, combien
vous vous y connaissez peu; car ce sont là des traits d'un esprit faible et
sauvage, qui n'a pas les affections honnêtes et naturelles qu'il devrait
avoir, comme le P. Le Moyne le dit dans la fin de cette description. C'est
par ce moyen qu'il enseigne la vertu et la philosophie chrétiennes, selon le
dessein qu'il en avait dans cet ouvrage, comme il le déclare dans
l'avertissement. Et, en effet, on ne peut nier que cette méthode de traiter
de la dévotion n'agrée tout autrement au monde que celle dont on se servait
avant nous. Il n'y a point de comparaison, lui dis-je, et je commence à
espérer que vous me tiendrez parole. Vous le verrez bien mieux, dans la
suite, dit-il; je ne vous ai encore parlé de la piété qu'en général. Mais,
pour vous faire voir en détail combien nos Pères en ont ôté de peines,
n'est-ce pas une chose pleine de consolation pour les ambitieux, d'apprendre
qu'ils peuvent conserver une véritable dévotion avec un amour désordonné pour
les grandeurs? Eh quoi! mon Père, avec quelque excès qu'ils les recherchent?
Oui, dit-il; car ce ne serait toujours que péché véniel, à moins qu'on
désirât les grandeurs pour offenser Dieu ou l'Etat plus commodément. Or les
péchés véniels n'empêchent pas d'être dévot, puisque les plus grands saints
n'en sont pas exempts. Ecoutez donc Escobar, tr. 2, ex. 2, n. 17: L'ambition,
qui est un appétit désordonné des charges et des grandeurs, est de soi-même
un péché véniel; mais, quand on désire ces grandeurs pour nuire à l'Etat, ou
pour avoir plus de commodité d'offenser Dieu, ces circonstances extérieures
le rendent mortel.
Cela est assez
commode, mon Père. Et n'est-ce pas encore, continua-t-il, une doctrine bien
douce, pour les avares de dire, comme fait Escobar, au tr. 5, ex. 5, n. 154:
Je sais que les riches ne pèchent point mortellement quand ils ne donnent
point l'aumône de leur superflu dans les grandes nécessités des pauvres: Scio
in gravi pauperum necessitate divites non dando superflua, non peccare
mortaliter? En vérité, lui dis-je, si cela est, je vois bien que je ne me
connais guère en péchés. Pour vous le montrer encore mieux, dit-il, ne
pensez-vous pas que la bonne opinion de soi-même, et la complaisance qu'on a
pour ses ouvrages, est un péché des plus dangereux? Et ne serez-vous pas bien
surpris si je vous fais voir qu'encore même que cette bonne opinion soit sans
fondement, c'est si peu un péché, que c'est au contraire un don de Dieu?
Est-il possible, mon Père? Oui, dit-il, et c'est ce que nous a appris notre
grand P. Garasse, dans son livre français intitulé: Somme des vérités
capitales de la Religion, p. 2, p. 419. C'est un effet, dit-il, de justice
commutative, que tout travail honnête soit récompensé ou de louange, ou de
satisfaction... Quand les bons esprits font un ouvrage excellent, ils sont
justement récompensés par les louanges publiques. Mais quand un pauvre esprit
travaille beaucoup pour ne rien faire qui vaille, et qu'il ne peut ainsi
obtenir de louanges publiques, afin que son travail ne demeure pas sans
récompense, Dieu lui en donne une satisfaction personnelle qu'on ne peut lui
envier sans une injustice plus que barbare. C'est ainsi que Dieu, qui est
juste, donne aux grenouilles de la satisfaction de leur chant.
Voilà, lui dis-je, de
belles décisions en faveur de la vanité, de l'ambition et de l'avarice. Et
l'envie, mon Père, sera-t-elle plus difficile à excuser? Ceci est délicat,
dit le Père. Il faut user de la distinction du P. Bauny, dans sa
Somme des péchés. Car
son sentiment, c. 7, p. 123, de la cinquième et sixième édition, est que
l'envie du bien spirituel du prochain est mortelle, mais que l'envie du bien
temporel n'est que vénielle. Et par quelle raison, mon Père? Ecoutez-la me
dit-il. Car le bien qui se trouve ès choses temporelles est si mince, et de
si peu de conséquence pour le ciel, qu'il est de nulle considération devant
Dieu et ses saints. Mais mon Père, si ce bien est si mince et de si petite
considération, comment permettez-vous de tuer les hommes pour le conserver?
Vous prenez mal les choses, dit le Père: on vous dit que le bien est de nulle
considération devant Dieu, mais non pas devant les hommes. Je ne pensais pas
à cela, lui dis-je; et j'espère que, par ces distinctions-là, il ne restera
plus de péchés mortels au monde. Ne pensez pas cela, dit le Père, car il y en
a qui sont toujours mortels de leur nature, comme par exemple la paresse.
O mon Père! lui
dis-je, toutes les commodités de la vie sont donc perdues? Attendez, dit le
Père, quand vous aurez vu la définition de ce vice qu'Escobar en donne, tr.
2, ex. 2, num. 81, peut-être en jugerez-vous autrement; écoutez-la. La
paresse est une tristesse de ce que les choses spirituelles sont
spirituelles, comme serait de s'affliger de ce que les sacrements sont la
source de la grâce; et c'est un péché mortel. O mon Père! lui dis-je, je ne
crois pas que personne se soit jamais avisé d'être paresseux en cette sorte.
Aussi, dit le Père, Escobar dit ensuite, n. 105: J'avoue qu'il est bien rare
que personne tombe jamais dans le péché de paresse. Comprenez-vous bien par
là combien il importe de bien définir les choses? Oui, mon Père, lui dis-je et
je me souviens sur cela de vos autres définitions de l'assassinat, du
guet-apens et des bien superflus. Et d'où vient, mon Père, que vous n'étendez
pas cette méthode à toutes sortes de cas, pour donner à tous les péchés des
définitions de votre façon, afin qu'on ne péchât plus en satisfaisant ses
plaisirs?
Il n'est pas toujours
nécessaire, me dit-il, de changer pour cela les définitions des choses. Vous
l'allez voir sur le sujet de la bonne chère, qui passe pour un des plus
grands plaisirs de la vie, et qu'Escobar permet en cette sorte, n. 102, dans
la pratique selon notre Société: Est-il permis de boire et manger tout son
saoul sans nécessité, et pour la seule volupté? Oui, certainement, selon
Sanchez, pourvu que cela ne nuise point à la santé, parce qu'il est permis à
l'appétit naturel de jouir des actions qui lui sont propres: an comedere, et
bibere usque ad satietatem absque necessitate ob solam voluptatem, sit
peccatum? Cum Sanctio negative respondeo, modo non obsit valetudini, quia
licite potest appetitus naturalis suis actibus frui. O mon Père! lui dis-je,
voilà le passage le plus complet, et le principe le plus achevé de toute
votre morale, et dont on peut tirer d'aussi commodes conclusions. Eh quoi! la
gourmandise n'est donc pas même un péché véniel? Non pas, dit-il, en la
manière que je viens de dire; mais elle serait péché véniel selon Escobar, n.
56, si, sans aucune nécessité, on [se gorgeait] de boire et de manger jusqu'à
vomir: si quis se usque ad vomitum ingurgitet.
Cela suffit sur ce
sujet, et je veux maintenant vous parler des facilités que nous avons
apportées pour faire éviter le péché dans les conversations et dans les
intrigues du monde. Une chose des plus embarrassantes qui s'y trouve est
d'éviter le mensonge, et surtout quand on voudrait bien faire accroire une
chose fausse. C'est à quoi sert admirablement notre doctrine des équivoques,
par laquelle il est permis d'user de termes ambigus, en les faisant entendre
en un autre sens qu'on ne les entend soi-même, comme dit Sanchez, Op. Mor.,
p. 2, l. 3, ch. 6, n. 13. Je sais cela, mon Père, lui dis-je. Nous l'avons
tant publié, continua-t-il, qu'à la fin tout le monde en est instruit. Mais
savez-vous bien comment il faut faire quand on ne trouve point de mots
équivoques? Non, mon Père. Je m'en doutais bien, dit-il; cela est nouveau:
c'est la doctrine des restrictions mentales. Sanchez la donne au même lieu:
On peut jurer, dit-il, qu'on n'a pas fait une chose, quoiqu'on l'ait faite
effectivement, en entendant en soi-même qu'on ne l'a pas faite un certain
jour ou avant qu'on fût né, ou en sous-entendant quelque autre circonstance
pareille, sans que les paroles dont on se sert aient aucun sens qui le puisse
faire connaître; et cela est fort commode en beaucoup de rencontres, et est
toujours très juste quand cela est nécessaire ou utile pour la santé,
l'honneur ou le bien.
Comment! mon Père, et
n'est-ce pas là un mensonge, et même un parjure? Non, dit le Père: Sanchez le
prouve au même lieu, et notre P. Filiutius aussi, tr. 25, c. II, n. 331; parce,
dit-il, que c'est l'intention qui règle la qualité de l'action. Et il y donne
encore, n. 328, un autre moyen plus sûr d'éviter le mensonge: c'est qu'après
avoir dit tout haut: Je jure que je n'ai point fait cela, on ajoute tout bas,
aujourd'hui; ou qu'après avoir dit tout haut: Je jure, on dise tout bas, que
je dis, et que l'on continue ensuite tout haut, que je n'ai point fait cela.
Vous voyez bien que c'est dire la vérité. Je l'avoue, lui dis-je; mais nous
trouverions peut-être que c'est dire la vérité tout bas, et un mensonge tout
haut: outre que je craindrais que bien des gens n'eussent pas assez de
présence d'esprit pour se servir de ces méthodes. Nos Pères, dit-il, ont
enseigné au même lieu, en faveur de ceux qui ne sauraient pas user de ces
restrictions, qu'il leur suffit, pour ne point mentir, de dire simplement
qu'ils n'ont point fait ce qu'ils ont fait, pourvu qu'ils aient en général
l'intention de donner à leurs discours le sens qu'un habile homme y
donnerait.
Dites la vérité, il
vous est arrivé bien des fois d'être embarrassé, manque de cette
connaissance? Quelquefois, lui dis-je. Et n'avouerez-vous pas de même,
continua-t-il, qu'il serait souvent bien commode d'être dispensé en
conscience de tenir de certaines paroles qu'on donne? Ce serait, lui dis-je,
mon Père, la plus grande commodité du monde! Ecoutez donc Escobar au tr. 3,
ex. 3, n. 48, où il donne cette règle générale: Les promesses n'obligent
point, quand on n'a point intention de s'obliger en les faisant. Or il
n'arrive guère qu'on ait cette intention, à moins que l'on les confirme par
serment ou par contrat: de sorte que, quand on dit simplement: Je le ferai,
on entend qu'on le fera si l'on ne change de volonté: car on ne veut pas se
priver par là de sa liberté. Il en donne d'autres que vous y pouvez voir
vous-même; et il dit à la fin, que tout cela est pris de Molina et de nos
autres auteurs: Omnia ex Molina et aliis. Et ainsi on n'en peut pas douter.
O mon Père! lui
dis-je, je ne savais pas que la direction d'intention eût la force de rendre
les promesses nulles. Vous voyez, dit le Père, que voilà une grande facilité
pour le commerce du monde; mais ce qui nous a donné le plus de peine a été de
régler les conversations entre les hommes et les femmes, car nos Pères sont
plus réservés sur ce qui regarde la chasteté. Ce n'est pas qu'ils ne traitent
des questions assez curieuses et assez indulgentes, et principalement pour
les personnes mariées ou fiancées. J'appris sur cela les questions les plus
extraordinaires qu'on puisse s'imaginer; il m'en donna de quoi remplir
plusieurs lettres; mais je ne veux pas seulement en marquer les citations,
parce que vous faites voir mes lettres à toutes sortes de personnes, et je ne
voudrais pas donner l'occasion de cette lecture à ceux qui n'y chercheraient
que leur divertissement.
La seule chose que je
puis vous marquer de ce qu'il me montra dans leurs livres, même français, est
ce que vous pouvez voir dans la Somme des péchés du P. Bauny, p. 165, de
certaines petites privautés qu'il y explique, pourvu qu'on dirige bien son
intention, comme à passer pour galant: et vous serez surpris d'y trouver, p.
148, un principe de morale touchant le pouvoir qu'il dit que les filles ont
de disposer de leur virginité sans leurs parents. Voici ses termes: Quand
cela se fait du consentement de la fille, quoique le père ait sujet de s'en
plaindre, ce n'est pas néanmoins que ladite fille, ou celui à qui elle s'est
prostituée, lui aient fait aucun tort, ou violé pour son égard la justice;
car la fille est en possession de sa virginité aussi bien que de son corps;
elle en peut faire ce que bon lui semble, à l'exclusion de la mort ou du
retranchement de ses membres. Jugez par là du reste. Je me souvins sur cela
d'un passage d'un poète païen, qui a été meilleur casuiste que ces Pères,
puisqu'il a dit: Que la virginité d'une fille ne lui appartient pas tout
entière, qu'une partie appartient au père et l'autre à la mère, sans lesquels
elle n'en peut disposer même pour le mariage. Et je doute qu'il y ait aucun
juge qui ne prenne pour une loi le contraire de cette maxime du P. Bauny.
Voilà tout ce que je
puis dire de tout ce que j'entendis, et qui dura si longtemps, que je fus
obligé de prier enfin le Père de changer de matière. Il le fit et m'entretint
de leurs règlements pour les habits des femmes en cette sorte. Nous ne
parlerons point, dit-il, de celles qui auraient l'intention impure; mais,
pour les autres, Escobar dit au tr. I, ex. 8, n. 5: Si on se pare sans
mauvaise intention, mais seulement pour satisfaire l'inclination naturelle
qu'on a à la vanité, ob naturalem fastus inclinationem, ou ce n'est qu'un
péché véniel, ou ce n'est point péché du tout. Et le P. Bauny, en sa Somme
des péchés, Ch. 46, p. 1094, dit: Que bien que la femme eût connaissance du
mauvais effet que sa diligence à se parer opérerait et au corps et en l'âme
de ceux qui la contempleraient ornée de riches et précieux habits, qu'elle ne
pécherait néanmoins en s'en servant. Et il cite, entre autres, notre P.
Sanchez pour être du même avis.
Mais, mon Père, que
répondent donc vos auteurs aux passages de l'Ecriture, qui parlent avec tant
de véhémence contre les moindres choses de cette sorte? Lessius, dit le Père,
y a doctement satisfait, De Just., l. 4, c. 4, d. 14, n. 114, en disant: Que
ces passages de l'Ecriture n'étaient des préceptes qu'à l'égard des femmes de
ce temps-là, pour donner par leur modestie un exemple d'édification aux
païens. Et d'où a-t-il pris cela, mon Père? Il n'importe pas d'où il l'ait
pris; il suffit que les sentiments de ces grands hommes-là sont toujours
probables d'eux-mêmes. Mais le P. Le Moyne a apporté une modération à cette
permission générale, car il ne le veut point du tout souffrir aux vieilles:
c'est dans sa Dévotion aisée, et, entre autres, pages 127, 157, 163. La
jeunesse, dit-il, peut-être parée de droit naturel. Il peut-être permis de se
parer en un âge qui est la fleur et la verdure des ans. Mais il en faut
demeurer là: le contretemps serait étrange de chercher des roses sur la
neige. Ce n'est qu'aux étoiles qu'il appartient d'être toujours au bal, parce
qu'elles ont le don de jeunesse perpétuelle. Le meilleur donc en ce point
serait de prendre conseil de la raison et d'un bon miroir, de se rendre à la
bienséance et à la nécessité, et de se retirer quand la nuit approche. Cela
est tout à fait judicieux, lui dis-je. Mais, continua-t-il, afin que vous
voyiez combien nos Pères ont eu soin de tout, je vous dirai que, donnant
permission aux femmes de jouer, et voyant que cette permission leur serait
souvent inutile, si on ne leur donnait aussi le moyen d'avoir de quoi jouer,
ils ont établi une autre maxime en leur faveur, qui se voit dans Escobar, au
chap. du larcin, tr. I, ex. 9, n. 13. Une femme, dit-il, peut jouer et
prendre pour cela de l'argent à son mari.
En vérité, mon Père,
cela est bien achevé. Il y a bien d'autres choses néanmoins, dit le Père;
mais il faut les laisser pour parler des maximes plus importantes, qui
facilitent l'usage des choses saintes comme, par exemple, la manière
d'assister à la Messe. Nos grands théologiens, Gaspard Hurtado, De Sacr., to.
2, d. 5, dist. 2, et Coninck, q. 83, a. 6, n. 197, ont enseigné sur ce sujet,
qu'il suffit d'être présent à la Messe de corps, quoiqu'on soit absent
d'esprit, pourvu qu'on demeure dans une contenance respectueuse extérieurement.
Et Vasquez passe plus avant, car il dit qu'on satisfait au précepte d'ouïr la
Messe, encore même qu'on ait l'intention de n'en rien faire. Tout cela est
aussi dans Escobar, tr. I, ex. II, n. 74 et 107; et encore au tr. I, ex. I,
n. 116, où il l'explique par l'exemple de ceux qu'on mène à la Messe par
force, et qui ont l'intention expresse de ne la point entendre. Vraiment, lui
dis-je, je ne le croirais jamais, si un autre me le disait. En effet, dit-il,
cela a quelque besoin de l'autorité de ces grands hommes; aussi bien que ce
que dit Escobar, au tr I, ex. II, n. 31: Qu'une méchante intention, comme de
regarder des femmes avec un désir impur, jointe à celle d'ouïr la Messe comme
il faut, n'empêche pas qu'on s'y satisfasse: Nec obest alia prava intentio,
ut aspiciendi libidinose feminas.
Mais on trouve encore
une chose commode dans notre savant Turrianus, Select., p. 2, d. 16, dub. 7:
Qu'on peut ouir la moitié d'une même Messe d'un prêtre, et ensuite une autre
moitié d'un autre, et mime qu'on peut ouïr d'abord la fin de l'une, et
ensuite le commencement d'une autre. Et je vous dirai de plus qu'on a permis
encore d'ouïr deux moitiés de Messe en même temps de deux différents prêtres,
lorsque l'un commence la Messe quand l'autre en est à l'Elévation; parce qu'on
peut avoir l'attention à ces deux côtés à la fois, et que deux moitiés de
Messe font une Messe entière: Duoe medietates unam missam constituant. C'est
ce qu'ont décidé nos Pères Bauny, tr. 6, q. 9, p. 312; Hurtado, De Sacr., to.
2, De Missa, d. 5, diff. 4; Azorius, p. I, l. 7, cap. 3, q. 3, Escobar, tr.
I, ex. II, n. 73, dans le chapitre De la Pratique pour ouïr la Messe selon
notre Société. Et vous verrez les conséquences qu'il en tire dans ce même
livre, des éditions de Lyon, des années 1644 et 1646, en ces termes: De là je
conclus que vous pouvez ouïr la Messe en très peu de temps: si, par exemple,
vous rencontrez quatre Messes à la fois, qui soient tellement assorties que,
quand l'une commence, l'autre soit à l'Evangile, une autre à la Consécration et
la dernière à la Communion. Certainement, mon Père, on entendra la Messe dans
Notre-Dame en un instant par ce moyen. Vous voyez donc, dit-il, qu'on ne
pouvait pas mieux faire pour faciliter la manière d'ouïr la Messe.
Mais je veux vous
faire voir maintenant comment on a adouci l'usage des sacrements, et surtout
de celui de la pénitence; car c'est là où vous verrez la dernière bénignité
de la conduite de nos Pères; et vous admirerez que la dévotion, qui étonnait
tout le monde, ait pu être traitée par nos Pères avec une telle prudence,
qu'ayant abattu cet épouvantail que les démons avaient mis à sa porte, ils
l'aient rendue plus facile que le vice, et plus aisée que la volupté; en
sorte que le simple vivre est incomparablement plus malaisé que le bien vivre,
pour user des termes du P. Le Moyne, p. 244 et 291 de sa Dévotion aisée.
N'est-ce pas là un merveilleux changement? En vérité, lui dis-je, mon Père,
je ne puis m'empêcher de vous dire ma pensée: Je crains que vous ne preniez
mal vos mesures, et que cette indulgence ne soit capable de choquer plus de
monde que d'en attirer. Car la Messe, par exemple, est une chose si grande et
si sainte, qu'il suffirait, pour faire perdre à vos auteurs toute créance
dans l'esprit de plusieurs personnes, de leur montrer de quelle manière ils
en parlent. Cela est bien vrai, dit le Père, à l'égard de certaines gens;
mais ne savez-vous pas que nous nous accommodons à toute sorte de personnes?
Il semble que vous ayez perdu la mémoire de ce que je vous ai dit si souvent
sur ce sujet. Je veux donc vous en entretenir la première fois à loisir, en
différant pour cela notre entretien des adoucissements de la confession. Je
vous le ferai si bien entendre, que vous ne l'oublierez jamais. Nous nous
séparâmes là-dessus; et ainsi je m'imagine que notre première conversation
sera de leur politique.
Je suis, etc...
Dixième lettre
De Paris, ce 2 août
1656.
Monsieur,
Ce n'est pas encore
ici la politique de la Société, mais c'en est un des plus grands principes.
Vous y verrez les adoucissements de la Confession, qui sont assurément le
meilleur moyen que ces Pères aient trouvé pour attirer tout le monde et ne
rebuter personne. Il fallait savoir cela avant que de passer outre; et c'est
pourquoi le Père trouva à propos de m'en instruire en cette sorte.
Vous avez vu, me
dit-il, par tout ce que je vous ai dit jusques ici, avec quel succès nos
Pères ont travaillé à découvrir, par leur lumière qu'il y a un grand nombre
de choses permises qui passaient autrefois pour défendues; mais, parce qu'il reste
encore des péchés qu'on n'a pu excuser, et que l'unique remède en est la
Confession, il a été bien nécessaire d'en adoucir les difficultés par les
voies que j'ai maintenant à vous dire. Et ainsi, après vous avoir montré,
dans toutes nos conversations précédentes, comment on a soulagé les scrupules
qui troublaient les consciences, en faisant voir que ce qu'on croyait mauvais
ne l'est pas, il reste à vous montrer en celle-ci la manière d'expier
facilement ce qui est véritablement péché, en rendant la Confession aussi
aisée qu'elle était difficile autrefois. Et par quel moyen, mon Père? C'est,
dit-il, par ces subtilités admirables qui sont propres à notre Compagnie, et
que nos Pères de Flandre appellent, dans l'Image de notre premier siècle, l.
3, or. I, p. 401, et l. I, c. 2, de pieuses et saintes finesses, et un saint
artifice de dévotion: piam et religiosam calliditatem, et pietatis solertiam.
Au l. 3, c. 8, c'est par le moyen de ces inventions que les crimes s'expient
aujourd'hui alacrius, avec plus d'allégresse et d'ardeur qu'ils ne se
commettaient autrefois; en sorte que plusieurs personnes effacent leurs
taches aussi promptement qu'ils les contractent: plurimi vix citius maculas
contrahunt quam eluunt, comme il est dit au même lieu. Apprenez-moi donc, je
vous prie, mon Père, ces finesses si salutaires. Il y en a plusieurs, me
dit-il; car, comme il se trouve beaucoup de choses pénibles dans la
Confession, on a apporté des adoucissements à chacune; et parce que les
principales peines qui s'y rencontrent sont la honte de confesser de certains
péchés, le soin d'en exprimer les circonstances, la pénitence qu'il en faut
faire, la résolution de n'y plus tomber, la fuite des occasions prochaines
qui y engagent, et le regret de les avoir commis; j'espère vous montrer
aujourd'hui qu'il ne reste presque rien de fâcheux en tout cela, tant on a eu
soin d'ôter toute l'amertume et toute l'aigreur d'un remède si nécessaire.
Car, pour commencer
par la peine qu'on a de confesser de certains péchés, comme vous n'ignorez pas
qu'il est souvent assez important de se conserver dans l'estime de son
confesseur, n'est-ce pas une chose bien commode de permettre, comme font nos
Pères, et entre autres Escobar, qui cite encore Suarez, tr. 7, a. 4, n. 135,
d'avoir deux confesseurs, l'un pour les péchés mortels, et l'autre pour les
véniels, afin de se maintenir en bonne réputation auprès de son confesseur
ordinaire, uti bonam famam apud ordinarium tueatur, pourvu qu'on ne prenne
pas de là occasion de demeurer dans le péché mortel? Et il donne ensuite un
autre subtil moyen pour se confesser d'un péché, même à son confesseur
ordinaire, sans qu'il s'aperçoive qu'on l'a commis depuis la dernière
confession. C'est, dit-il, de faire une confession générale, et de confondre
ce dernier péché avec les autres dont on s'accuse en gros. Il dit encore la
même chose, Princ. ex. 2, n. 73. Et vous avouerez, je m'assure, que cette
décision du P. Bauny, Théol. mor. tr. 4, q. 15, p. 137, soulage encore bien
la honte qu'on a de confesser ses rechutes: Que, hors de certaines occasions
qui n'arrivent que rarement, le confesseur n'a pas le droit de demander si le
péché dont on s'accuse est un péché d'habitude, et qu'on n'est pas obligé de
lui répondre sur cela, parce qu'il n'a pas droit de donner à son pénitent la
honte de déclarer ses rechutes fréquentes.
Comment, mon Père!
j'aimerais autant dire qu'un médecin n'a pas droit de demander à son malade
s'il y a longtemps qu'il a la fièvre. Les péchés ne sont-ils pas tous
différents selon ces différentes circonstances? Et le dessein d'un véritable
pénitent ne doit-il pas être d'exposer tout l'état de sa conscience à son
confesseur, avec la même sincérité et la même ouverture de coeur que s'il
parlait à Jésus-Christ, dont le prêtre tient la place? Or, n'est-on pas bien
éloigné de cette disposition quand on cache ses rechutes fréquentes, pour
cacher la grandeur de son péché? Je vis le bon Père embarrassé là-dessus: de
sorte qu'il pensa à éluder cette difficulté plutôt qu'à la résoudre, en
m'apprenant une autre de leurs règles, qui établit seulement un nouveau
désordre, sans justifier en aucune sorte cette décision du P. Bauny, qui est,
à mon sens, une de leurs plus pernicieuses maximes, et des plus propres à
entretenir les vicieux dans leurs mauvaises habitudes. Je demeure d'accord,
me dit-il, que l'habitude augmente la malice du pêché; mais elle n'en change
pas la nature: et c'est pourquoi on n'est pas obligé à s'en confesser, selon
la règle de nos Pères, qu'Escobar rapporte, Princ. ex. [2], n. 39: Qu'on
n'est obligé de confesser que les circonstances qui changent l'espèce du
péché, et non pas celles qui l'aggravent.
C'est selon cette
règle que notre Père Granados dit, in 5 part. cont. 7, t. 9, d. 9, n. 22, que
si on a mangé de la viande en Carême, il suffit de s'accuser d'avoir rompu le
jeûne, sans dire si c'est en mangeant de la viande, ou en faisant deux repas
maigres. Et selon notre Père Reginaldus, tr. I, l. 6, c. 4, n. 114: Un devin
qui s'est servi de l'art diabolique n'est pas obligé à déclarer cette
circonstance; mais il suffit de dire qu'il s'est mêlé de deviner, sans
exprimer si c'est par la chiromancie, ou par un pacte avec le démon. Et
Fagundez, de notre Société, p. 2, l. 4, c. 3, n. 17, dit aussi: Le rapt n'est
pas une circonstance qu'on soit tenu de découvrir quand la fille y a
consenti. Notre père Escobar rapporte tout cela au même lieu, n. 41, 61, 62,
avec plusieurs autres décisions assez curieuses des circonstances qu'on n'est
pas obligé de confesser. Vous pouvez les y voir vous-même. Voilà, lui dis-je,
des artifices de dévotion bien accommodants.
Tout cela néanmoins,
dit-il ne serait rien, si on n'avait de plus adouci la pénitence, qui est une
des choses qui éloignait davantage de la confession. Mais maintenant les plus
délicats ne la sauraient plus appréhender, après ce que nous avons soutenu
dans nos thèses du Collège de Clermont: Que si le Confesseur impose une
pénitence convenable, convenientem, et qu'on ne veuille pas néanmoins
l'accepter, on peut se retirer en renonçant à l'absolution et à la pénitence
imposée. Et Escobar dit encore dans la Pratique de la Pénitence selon notre
Société, tr. 7, ex. 4, n. 188: Que si le pénitent déclare qu'il veut remettre
à l'autre monde à faire pénitence, et souffrir en purgatoire toutes les
peines qui lui sont dues, alors le confesseur doit lui imposer une pénitence
bien légère pour l'intégrité du sacrement, et principalement s'il reconnaît
qu'il n'en accepterait pas une plus grande. Je crois, lui dis-je, que si cela
était, on ne devrait plus appeler la Confession le sacrement de pénitence.
Vous avez tort, dit-il, car au moins on en donne toujours quelqu'une pour la
forme. Mais, mon Père, jugez-vous qu'un homme soit digne de recevoir
l'absolution quand il ne veut rien faire de pénible pour expier ses offenses?
Et quand des personnes sont en cet état, ne devriez-vous pas plutôt leur
retenir leurs péchés que de leur remettre? Avez-vous l'idée véritable de
l'étendue de votre ministère? et ne savez-vous pas que vous y exercez le
pouvoir de lier et délier? Croyez-vous qu'il soit permis de donner
l'absolution indifféremment à tous ceux qui la demandent, sans reconnaître
auparavant si Jésus-Christ délie dans le ciel ceux que vous déliez sur la
terre? Eh quoi! dit le Père, pensez-vous que nous ignorions que le confesseur
doit se rendre juge de la disposition de son pénitent, tant parce qu'il est
obligé de ne pas dispenser les sacrements à ceux qui en sont indignes,
Jésus-Christ lui ayant ordonné d'être dispensateur fidèle, et de ne pas
donner les choses saintes aux chiens, que parce qu'il est juge, et que c'est
le devoir d'un juge de juger justement, en déliant ceux qui en sont dignes,
et liant ceux qui en sont indignes, et aussi parce qu'il ne doit pas absoudre
ceux que Jésus-Christ condamne? De qui sont ces paroles-là, mon Père? De
notre Père Filiutius, répliqua-t-il, to. I, tr. 7, n. 354. Vous me surprenez,
lui dis-je; je les prenais pour être d'un des Pères de l'Eglise. Mais, mon
Père, ce passage doit bien étonner les confesseurs et les rendre bien
circonspects dans la dispensation de ce sacrement, pour reconnaître si le
regret de leurs pénitents est suffisant, et si les promesses qu'ils donnent
de ne plus pécher à l'avenir sont recevables. Cela n'est point du tout
embarrassant, dit le Père. Filiutius n'avait garde de laisser les confesseurs
dans cette peine; et c'est pourquoi, ensuite de ces paroles, il leur donne
cette méthode facile pour en sortir: Le confesseur peut aisément se mettre en
repos, touchant la disposition de son pénitent; car s'il ne donne pas des
signes suffisants de douleur, le confesseur n'a qu'à lui demander s'il ne
déteste pas le péché dans son âme; et s'il répond que oui, il est obligé de
l'en croire. Et il faut dire la même chose de la résolution pour l'avenir, à
moins qu'il y eût quelque obligation de restituer ou de quitter quelque
occasion prochaine. Pour ce passage, mon Père, je vois bien qu'il est de
Filiutius. Vous vous trompez, dit le Père: car il a pris tout cela mot à mot
de Suarez, in 3 part., to. 4, disp. 32, Sect. 2, n. 2. Mais, mon Père, ce dernier
passage de Filiutius détruit ce qu'il avait établi dans le premier; car les
confesseurs n'auront plus le pouvoir de se rendre juges de la disposition de
leurs pénitents, puisqu'ils sont obligés de les en croire sur leur parole,
lors même qu'ils ne donnent aucun signe suffisant de douleur. Est-ce qu'il y
a tant de certitude dans ces paroles qu'on donne, que ce seul signe soit
convaincant? Je doute que l'expérience ait fait connaître à vos Pères que
tous ceux qui leur font ces promesses les tiennent, et je suis trompé s'ils
n'éprouvent souvent le contraire. Cela n'importe, dit le Père; on ne laisse
pas d'obliger toujours les confesseurs à les croire: car le P. Bauny, qui a
traité cette question à fond dans sa Somme des péchés, c. 46, p. 1090, 1091,
et 1092, conclut que toutes les fois que ceux qui récidivent souvent, sans
qu'on y voie aucun amendement, se présentent au confesseur, et lui disent
qu'ils ont regret du passé et bon dessein pour l'avenir, il les en doit
croire sur ce qu'ils le disent, quoiqu'il soit à présumer telles résolutions
ne passer pas le bout des lèvres. Et quoiqu'ils se portent ensuite avec plus
de liberté et d'excès que jamais dans les mêmes fautes, on peut néanmoins
leur donner l'absolution selon mon opinion. Voilà, je m'assure, tous vos
doutes bien résolus.
Mais, mon Père, lui
dis-je, je trouve que vous imposez une grande charge aux confesseurs, en les
obligeant de croire le contraire de ce qu'ils voient. Vous n'entendez pas
cela, dit-il; on veut dire par là qu'ils sont obligés d'agir et d'absoudre,
comme s'ils croyaient que cette résolution fût ferme et constante, encore
qu'ils ne le croient pas en effet. Et c'est ce que nos PP. Suarez et
Filiutius expliquent ensuite des passages de tantôt. Car après avoir dit que
le prêtre est obligé de croire son pénitent sur sa parole, ils ajoutent qu'il
n'est pas nécessaire que le confesseur se persuade que la résolution de son
pénitent s'exécutera, ni qu'il le juge même probablement; mais il suffit
qu'il pense qu'il en a à l'heure même le dessein en général, quoiqu'il doive
retomber en bien peu de temps. Et c'est ce qu'enseignent tous nos auteurs,
ita docent omnes autores. Douterez-vous d'une chose que tous nos auteurs
enseignent? Mais, mon Père, que deviendra donc ce que le P. Pétau a été
obligé de reconnaître lui-même dans la préface de la Pén. Publ., p. 4: Que
les saints Pères, les Docteurs et les Conciles sont d'accord, comme d'une
vérité certaine, que la pénitence qui prépare à l'eucharistie doit être
véritable, constante, courageuse, et non pas lâche et endormie, ni sujette
aux rechutes et aux reprises? Ne voyez-vous pas, dit-il, que le P. Pétau
parle de l'ancienne Eglise? Mais cela est maintenant si peu de saison, pour
user des termes de nos Pères, que, selon le P. Bauny, le contraire est seul véritable;
c'est au tr. 4. q. 15, p. 95. Il y a des auteurs qui disent qu'on doit
refuser l'absolution à ceux qui retombent souvent dans les mêmes péchés, et
principalement lorsque, après les avoir plusieurs fois absous, il n'en paraît
aucun amendement: et d'autres disent que non. Mais la seule véritable opinion
est qu'il ne faut point leur refuser l'absolution: et encore qu'ils ne
profitent point de tous les avis qu'on leur a souvent donnés, qu'ils n'aient
pas gardé les promesses qu'ils ont faites de changer de vie, qu'ils n'aient
pas travaillé à se purifier, il n'importe: et quoi qu'en disent les autres,
la véritable opinion, et laquelle on doit suivre, est que, même en tous ces
cas, on les doit absoudre. Et, tr. 4, q. 22, p. 100: Qu'on ne doit ni refuser
ni différer l'absolution à ceux qui sont dans des péchés d'habitude contre la
loi de Dieu, de nature et de l'Eglise, quoiqu'on n'y voie aucune espérance
d'amendement: Etsi emendationis futuroe nulla spes appareat.
Mais, mon Père, lui
dis-je, cette assurance d'avoir toujours l'absolution pourrait bien porter
les pécheurs... Je vous entends, dit-il en m'interrompant; mais écoutez le P.
Bauny, q. 15: On peut absoudre celui qui avoue que l'espérance d'être absous
l'a porté à pécher avec plus de facilité qu'il n'eût fait sans cette
espérance. Et le P. Caussin, défendant cette proposition, dit, page 211 de sa
Rép. à la Théol. mor., Que si elle n'était véritable, l'usage de la
confession serait interdit à la plupart du monde; et qu'il n'y aurait plus
d'autre remède aux pécheurs, qu'une branche d'arbre et une corde. O mon Père!
que ces maximes-là attireront de gens à vos confessionnaux! Aussi, dit-il,
vous ne sauriez croire combien il y en vient: nous sommes accablés et comme
opprimés sous la foule de nos pénitents, poenitentium numero obruimur, comme
il est dit en l'Image de notre premier siècle, l. 3, c. 8. Je sais, lui
dis-je, un moyen facile de vous décharger de cette presse. Ce serait
seulement, mon Père, d'obliger les pécheurs à quitter les occasions prochaines.
Vous vous soulageriez assez par cette seule invention. Nous ne cherchons pas
ce soulagement, dit-il; au contraire: car comme il est dit dans le même
livre, l. 3, c. 7, p. 374: Notre Société a pour but de travailler à établir
les vertus, de faire la guerre aux vices, et de servir un grand nombre
d'âmes. Et comme il y a peu d'âmes qui veuillent quitter les occasions
prochaines, on a été obligé de définir ce que c'est qu'occasion prochaine;
comme on voit dans Escobar, en la Pratique de notre Société, tr. 7, ex. 4, n.
226. On n'appelle pas occasion prochaine celle où l'on ne pèche que rarement,
comme de pécher par un transport soudain avec celle avec qui on demeure,
trois ou quatre fois par an; ou selon le P. Bauny, dans son livre français,
une ou deux fois par mois, p. 1082; et encore p. 1089; où il demande ce qu'on
doit faire entre les maîtres et servantes, cousins et cousines qui demeurent
ensemble, et qui se portent mutuellement à pécher par cette occasion. Il les
faut séparer, lui dis-je. C'est ce qu'il dit aussi, si les rechutes sont
fréquentes et presque journalières: mais s'ils n'offensent que rarement par
ensemble, comme serait une ou deux fois le mois, et qu'ils ne puissent se
séparer sans grande incommodité et dommage, on pourra les absoudre, selon ces
auteurs, et entre autres Suarez, pourvu qu'ils promettent bien de ne plus
pécher, et qu'ils aient un vrai regret du passé. Je l'entendis bien, car il
m'avait déjà appris de quoi le confesseur se doit contenter pour juger de ce
regret. Et le P. Bauny, continua-t-il, permet, p. 1083 et 1084, à ceux qui
sont engagés dans les occasions prochaines, d'y demeurer, quand ils ne les
pourraient quitter sans bailler sujet au monde de parler, ou sans en recevoir
de l'incommodité. Et il dit de même en sa Théologie morale, tr. 4, De
Poenit., et q. 14, p. 94, q. 13, p. 93: Qu'on peut et qu'on doit absoudre une
femme qui a chez elle un homme avec qui elle pèche souvent, si elle ne peut
le faire sortir honnêtement, ou qu'elle ait quelque cause de le retenir: Si
non potest honeste ejicere, aut habeat aliquam causam retinendi; pourvu
qu'elle propose bien de ne plus pécher avec lui.
O mon Père! lui
dis-je, l'obligation de quitter les occasions est bien adoucie, si on en est
dispensé aussitôt qu'on en recevrait de l'incommodité; mais je crois au moins
qu'on y est obligé, selon vos Pères, quand il n'y a point de peine? Oui, dit
le Père, quoique toutefois cela ne soit pas sans exception. Car le P. Bauny
dit au même lieu: Il est permis à toutes sortes de personnes d'entrer dans des
lieux de débauche pour y convertir des femmes perdues, quoiqu'il soit bien
vraisemblable qu'on y péchera: comme si on a déjà éprouvé souvent qu'on s'est
laissé aller au péché par la vue et les cajoleries de ces femmes. Et encore
qu'il y ait des Docteurs qui n'approuvent pas cette opinion et qui croient
qu'il n'est pas permis de mettre volontairement son salut en danger pour
secourir son prochain, je ne laisse pas d'embrasser très volontiers cette
opinion qu'ils combattent. Voilà, mon Père, une nouvelle sorte de
prédicateurs. Mais sur quoi se fonde le Père Bauny pour leur donner cette
mission? C'est, me dit-il, sur un de ses principes qu'il donne au même lieu
après Basile Ponce. Je vous en ai parlé autrefois, et je crois que vous vous
en souvenez. C'est qu'on peut rechercher une occasion directement et par
elle-même, primo et per se, pour le bien temporel ou spirituel de soi ou du
prochain. Ces passages me firent tant d'horreur, que je pensai rompre
là-dessus; mais je me retins, afin de le laisser aller jusqu'au bout, et me
contentai de lui dire: Quel rapport y a-t-il, mon Père, de cette doctrine à
celle de l'Evangile, qui oblige à s'arracher les yeux, et à retrancher les
choses les plus nécessaires quand elles nuisent au salut? Et comment
pouvez-vous concevoir qu'un homme qui demeure volontairement dans les
occasions des péchés les déteste sincèrement? N'est-il pas visible, au
contraire, qu'il n'en est point touché comme il faut, et qu'il n'est pas
encore arrivé à cette véritable conversion de coeur, qui fait autant aimer
Dieu qu'on a aimé les créatures?
Comment! dit-il, ce
serait là une véritable contrition. Il semble que vous ne sachiez pas que,
comme dit le P. Pinthereau en la 2 p. p. 50 de l'Abbé de Boisic: tous nos
Pères enseignent d'un commun accord que c'est une erreur et presque une
hérésie de dire que la contrition soit nécessaire, et que l'attrition toute
seule, et même conçue par LE SEUL motif des peines de l'enfer, qui exclut la
volonté d'offenser, ne suffit pas avec le sacrement. Quoi, mon Père! c'est
presque un article de foi que l'attrition conçue par la seule crainte des
peines suffit avec le sacrement? Je crois que cela est particulier à vos
Pères. Car les autres, qui croient que l'attrition suffit avec le sacrement,
veulent au moins qu'elle soit mêlée de quelque amour de Dieu. Et de plus, il
me semble que vos auteurs mêmes ne tenaient point autrefois que cette
doctrine fût si certaine. Car votre Père Suarez en parle de cette sorte, de
Poen. q. 90, art. 4, disp. 15, sect. 4, n. 17. Encore, dit-il, que ce soit
une opinion probable que l'attrition suffit avec le Sacrement, toutefois elle
n'est pas certaine, et elle peut être fausse. Non est certa, et potest esse
falsa. Et si elle est fausse, l'attrition ne suffit pas pour sauver un homme.
Donc celui qui meurt sciemment en cet état s'expose volontairement au péril
moral de la damnation éternelle. Car cette opinion n'est ni fort ancienne, ni
fort commune: Nec valde antiqua, nec multum communis. Sanchez ne trouvait pas
non plus qu'elle fût si assurée, puisqu'il dit en sa Somme, l. I. c. 9,n. 34:
Que le malade et son confesseur qui se contenteraient à la mort de
l'attrition avec le sacrement, pécheraient mortellement, à cause du grand
péril de damnation où le pénitent s'exposerait, si l'opinion qui assure que
l'attrition suffit avec le sacrement ne se trouvait pas véritable. Ni
Comitolus aussi, quand il dit, Resp. Mor. l. I, q. 32, n. 7, 8: Qu'il n'est
pas trop sûr que l'attrition suffise avec le sacrement.
Le bon Père m'arrêta
là-dessus. Eh quoi, dit-il, vous lisez donc nos auteurs? Vous faites bien;
mais vous feriez encore mieux de ne les lire qu'avec quelqu'un de nous. Ne
voyez-vous pas que, pour les avoir lus tout seul, vous en avez conclu que ces
passages font tort à ceux qui soutiennent maintenant notre doctrine de
l'attrition; au lieu qu'on vous aurait montré qu'il n'y a rien qui les relève
davantage? Car quelle gloire est-ce à nos Pères d'aujourd'hui, d'avoir en
moins de rien répandu si généralement leur opinion partout, que, hors les
théologiens, il n'y a presque personne qui ne s'imagine que ce que nous
tenons maintenant de l'attrition n'ait été de tout temps l'unique créance des
fidèles? Et ainsi, quand vous montrez, par nos Pères mêmes, qu'il y a peu
d'années que cette opinion n'était pas certaine, que faites-vous autre chose,
sinon donner à nos derniers auteurs tout l'honneur de cet établissement?
Aussi Diana, notre
ami intime, a cru nous faire plaisir de marquer par quels degrés on y est
arrivé. C'est ce qu'il fait p. 5, tr. 13, où il dit: Qu'autrefois les anciens
scolastiques soutenaient que la contrition était nécessaire aussitôt qu'on
avait fait un péché mortel; mais que depuis on a cru qu'on n'y était obligé
que les jours de fêtes, et ensuite que quand quelque grande calamité menaçait
tout le peuple; que, selon d'autres, on était obligé à ne la pas différer
longtemps quand on approche de la mort. Mais que nos Pères Hurtado et Vasquez
ont réfuté excellemment toutes ces opinions-là, et établi qu'on n'y était
obligé que quand on ne pouvait être absous par une autre voie, ou à l'article
de la mort. Mais, pour continuer le merveilleux progrès de cette doctrine,
j'ajouterai que nos Pères Fagundez, praec. 2, t. 2, c. 4, n. 13; Granados, in
3 part. contr. 7, d. 3, sec. 4, n. 17; et Escobar, tr. 7, ex. 4, n. 88, dans
la pratique selon notre Société, ont décidé: Que la contrition n'est pas
nécessaire même à la mort, parce, disent-ils, que si l'attrition avec le
sacrement ne suffisante pas à la mort, il s'ensuivrait que l'attrition ne
serait pas suffisante avec le sacrement. Et notre savant Hurtado, de sacr. d.
6, cité par Diana, part. 4, tr. 4, Miscell. r. 193, et par Escobar, tr. 7,
ex. 4, n. 91, va encore plus loin; écoutez-le: Le regret d'avoir péché, qu'on
ne conçoit qu'à cause du seul mal temporel qui en arrive, comme d'avoir perdu
la santé ou son argent, est-il suffisant? Il faut distinguer. Si on ne pense
pas que ce mal soit envoyé de la main de Dieu, ce regret ne suffit pas; mais
si on croit que ce mal est envoyé de Dieu, comme en effet tout mal, dit
Diana, excepté le péché, vient de lui, ce regret est suffisant. C'est ce que
dit Escobar en la Pratique de notre Société. Notre P. François Lamy soutient
aussi la même chose, T. 8, disp. 3, n. 13.
Vous me surprenez,
mon Père, car je ne vois rien en toute cette attrition-là que de naturel; et
ainsi un pécheur se pourrait rendre digne de l'absolution sans aucune grâce
surnaturelle. Or il n'y a personne qui ne sache que c'est une hérésie
condamnée par le Concile. Je l'aurais pensé comme vous, dit-il, et pourtant
il faut bien que cela ne soit pas. Car nos Pères du Collège de Clermont ont
soutenu dans leurs thèses du 23 mai et du 6 juin 1644, col. 4, n. I: Qu'une
attrition peut être sainte et suffisante pour le sacrement, quoiqu'elle ne
soit pas surnaturelle. Et dans celle du mois d'août 1643: Qu'une attrition
qui n'est que naturelle suffit pour le sacrement, pourvu qu'elle soit
honnête: Ad sacramentum sufficit attritio naturalis, modo honesta. Voilà tout
ce qui se peut dire, si ce n'est qu'on veuille ajouter une conséquence, qui
se tire aisément de ces principes: qui est que la contrition est si peu
nécessaire au sacrement, qu'elle y serait au contraire nuisible, en ce
qu'effaçant les péchés par elle-même, elle ne laisserait rien à faire au
sacrement. C'est ce que dit notre Père Valentia, ce célèbre Jésuite, Tom. 4,
Disp. 7 qu. 8, p. 4: La contrition n'est point du tout nécessaire pour
obtenir l'effet principal du sacrement; mais, au contraire, elle y est plutôt
un obstacle: Imo obstat potius quominus effectus sequatur. On ne peut rien
désirer de plus à l'avantage de l'attrition. Je le crois, mon Père; mais
souffrez que je vous en dise mon sentiment, et que je vous fasse voir à quel
excès cette doctrine conduit. Lorsque vous dites que l'attrition conçue par la
seule crainte des peines suffit avec le Sacrement pour justifier les
pécheurs, ne s'ensuit-il pas de là qu'on pourra toute sa vie expier ses
péchés de cette sorte, et ainsi être sauvé sans avoir jamais aimé Dieu en sa
vie? Or vos Pères oseraient-ils soutenir cela?
Je vois bien,
répondit le Père, par ce que vous me dites, que vous avez besoin de savoir la
doctrine de nos Pères touchant l'amour de Dieu. C'est le dernier trait de
leur morale, et le plus important de tous. Vous deviez l'avoir compris par
les passages que je vous ai cités de la contrition. Mais en voici d'autres
plus précis sur l'amour de Dieu; ne m'interrompez donc pas, car la suite même
en est considérable. Ecoutez Escobar, qui rapporte les opinions différentes
de nos auteurs sur ce sujet, dans la Pratique de l'Amour de Dieu selon notre
Société, au tr. I, ex. 2, n. 21 et tr. 5, ex. 4, n. 8, sur cette question:
Quand est-on obligé d'avoir affection actuellement pour Dieu? Suarez dit que
c'est assez, si on l'aime avant l'article de la mort, sans déterminer aucun
temps; Vasquez, qu'il suffit encore à l'article de la mort; d'autres, quand
on reçoit le Baptême; d'autres, quand on est obligé d'être contrit; d'autres,
les jours de fêtes. Mais notre Père Castro Palao combat toutes ces
opinions-là, et avec raison, merito. Hurtado de Mendoza prétend qu'on y est
obligé tous les ans, et qu'on nous traite bien favorablement encore de ne
nous y obliger pas plus souvent; mais notre Père Coninch croit qu'on y est
obligé en trois ou quatre ans; Henriquez tous les cinq ans, et Filiutius dit
qu'il est probable qu'on n'y est pas obligé à la rigueur tous les cinq ans.
Et quand donc? Il le remet au jugement des sages. Je laissai passer tout ce
badinage, où l'esprit de l'homme se joue si insolemment de l'amour de Dieu. Mais,
poursuivit-il, notre P. Antoine Sirmond, qui triomphe sur cette matière dans
son admirable livre de la Défense de la vertu, où il parle français en
France, comme il dit au lecteur, discourt ainsi au 2e tr., sect. 1, pag. 12,
13, 14, etc.: Saint Thomas dit qu'on est obligé à aimer Dieu aussitôt après
l'usage de raison: c'est un peu bientôt. Scotus, chaque dimanche: sur quoi
fondé? D'autres, quand on est grièvement tenté: oui, en cas qu'il n'y eût que
cette voie de fuir la tentation. Sotus, quand on reçoit un bienfait de Dieu:
bon pour l'en remercier. D'autres, à la mort: c'est bien tard. Je ne crois
pas non plus que ce soit à chaque réception de quelque sacrement: l'attrition
y suffit avec la confession, si on en a la commodité. Suarez dit qu'on y est
obligé en un temps: mais en quel temps? Il vous en fait juge, et il n'en sait
rien. Or ce que ce Docteur n'a pas su, je ne sais qui le sait. Et il conclut
enfin qu'on n'est obligé à autre chose à la rigueur, qu'à observer les autres
commandements, sans aucune affection pour Dieu, et sans que notre coeur soit
à lui, pourvu qu'on ne le haïsse pas. C'est ce qu'il prouve en tout son
second traité. Vous le verrez à chaque page, et entre autres aux 16, 19, 24,
28, où il dit ces mots: Dieu, en nous commandant de l'aimer, se contente que
nous lui obéissions en ses autres commandements. Si Dieu eût dit: Je vous
perdrai, quelque obéissance que vous me rendiez, si de plus votre coeur n'est
à moi: ce motif, à votre avis, eût-il été bien proportionné à la fin que Dieu
a dû et a pu avoir? Il est donc dit que nous aimerons Dieu en faisant sa
volonté, comme si nous l'aimions d'affection, comme si le motif de la charité
nous y portait. Si cela arrive réellement, encore mieux: sinon, nous ne
laisserons pas pourtant d'obéir en rigueur au commandement d'amour, en ayant
les oeuvres, de façon que (voyez la bonté de Dieu) il ne nous est pas tant
commandé de l'aimer que de ne le point haïr.
C'est ainsi que nos
Pères ont déchargé les hommes de l'obligation pénible d'aimer Dieu actuellement;
et cette doctrine est si avantageuse, que nos Pères Annat, Pinthereau, Le
Moyne et A. Sirmond même l'ont défendue vigoureusement, quand on a voulu la
combattre. Vous n'avez qu'à le voir dans leurs réponses à la Théologie
Morale: et celle du P. Pinthereau en la 2 p. de l'Abbé de Boisic, p. 53, vous
fera juger de la valeur de cette dispense par le prix qu'il dit qu'elle a
coûté, qui est le sang de Jésus-Christ. C'est le couronnement de cette
doctrine. Vous y verrez donc que cette dispense de l'obligation fâcheuse
d'aimer Dieu est le privilège de la loi évangélique par-dessus la judaïque.
Il a été raisonnable, dit-il, que dans la loi de grâce du Nouveau Testament,
Dieu levât l'obligation fâcheuse et difficile, qui était en la loi de
rigueur, d'exercer un acte de parfaite contrition pour être justifié, et
qu'il instituât des sacrements pour suppléer à son défaut, à l'aide d'une
disposition plus facile. Autrement, certes, les chrétiens, qui sont les
enfants, n'auraient pas maintenant plus de facilité à se remettre aux bonnes
grâces de leur père que les Juifs, qui étaient les esclaves, pour obtenir
miséricorde de leur Seigneur.
O mon Père! lui
dis-je, il n'y a point de patience que vous ne mettiez à bout, et on ne peut
ouïr sans horreur les choses que je viens d'entendre. Ce n'est pas de
moi-même, dit-il. Je le sais bien, mon Père, mais vous n'en avez point
d'aversion; et bien loin de détester les auteurs de ces maximes, vous avez de
l'estime pour eux. Ne craignez-vous pas que votre consentement ne vous rende
participant de leur crime? Et pouvez-vous ignorer que saint Paul juge dignes
de mort, non seulement les auteurs des maux, mais aussi ceux qui y
consentent? Ne suffisait-il pas d'avoir permis aux hommes tant de choses
défendues, par les palliations que vous y avez apportées? Fallait-il encore
leur donner l'occasion de commettre les crimes mêmes que vous n'avez pu
excuser par la facilité et l'assurance de l'absolution que vous leur en
offrez, en détruisant à ce dessein la puissance des Prêtres, et les obligeant
d'absoudre, plutôt en esclaves qu'en juges, les pécheurs les plus envieillis,
sans changement de vie, sans aucun signe de regret, que des promesses cent
fois violées, sans pénitence, s'ils n'en veulent point accepter; et sans
quitter les occasions des vices, s'ils en reçoivent de l'incommodité?
Mais on passe encore
au-delà, et la licence qu'on a prise d'ébranler les règles les plus saintes
de la conduite chrétienne se porte jusqu'au renversement entier de la loi de
Dieu. On viole le grand commandement, qui comprend la loi et les Prophètes;
on attaque la piété dans le coeur; on en ôte l'esprit qui donne la vie; on
dit que l'amour de Dieu n'est pas nécessaire au salut; et on va même jusqu'à
prétendre que cette dispense d'aimer Dieu est l'avantage que Jésus-Christ a
apporté au monde. C'est le comble de l'impiété. Le prix du sang de
Jésus-Christ sera de nous obtenir la dispense de l'aimer! Avant
l'Incarnation, on était obligé d'aimer Dieu; mais depuis que Dieu a tant aimé
le monde, qu'il lui a donné son Fils unique, le monde, racheté par lui, sera
déchargé de l'aimer! Etrange théologie de nos jours! On ose lever l'anathème
que saint Paul prononce contre ceux qui n'aiment pas le Seigneur Jésus! On
ruine ce que dit saint Jean, que qui n'aime point demeure en la mort; et ce
que dit Jésus-Christ même, que qui ne J'aime point, ne garde point ses
préceptes! Ainsi on rend dignes de jouir de Dieu dans l'éternité ceux qui
n'ont jamais aimé Dieu en toute leur vie! Voilà le mystère d'iniquité
accompli. Ouvrez enfin les yeux, mon Père; et si vous n'avez point été touché
par les autres égarements de vos casuistes, que ces derniers vous en retirent
par leurs excès. Je le souhaite de tout mon coeur pour vous et pour tous vos
Pères, et je prie Dieu qu'il daigne leur faire connaître combien est fausse
la lumière qui les a conduits jusqu'à de tels précipices, et qu'il remplisse
de son amour ceux qui en osent dispenser les hommes.
Après quelques
discours de cette sorte, je quittai le Père, et je ne vois guère d'apparence
d'y retourner. Mais n'y ayez pas de regret; car s'il était nécessaire de vous
entretenir encore de leurs maximes, j'ai assez lu leurs livres pour pouvoir
vous en dire à peu près autant de leur morale, et peut-être plus de leur
politique, qu'il n'eût fait lui-même.
Je suis, etc.
Onzième lettre
Du 18 août 1656.
Mes Révérends Pères,
J'ai vu les lettres
que vous débitez contre celles que j'ai écrites à un de mes amis sur le sujet
de votre morale, où l'un des principaux points de votre défense est que je
n'ai pas parlé assez sérieusement de vos maximes: c'est ce que vous répétez
dans tous vos écrits, et que vous poussez jusqu'à dire Que j'ai tourné les
choses saintes en raillerie.
Ce reproche, mes
Pères, est bien surprenant et bien injuste; car en quel lieu trouvez-vous que
je tourne les choses saintes en raillerie? Vous marquez en particulier le
contrat Mohatra, et l'histoire de Jean d'Alba. Mais est-ce cela que vous
appelez des choses saintes? Vous semble-t-il que le Mohatra soit une chose si
vénérable, que ce soit un blasphème de n'en pas parler avec respect? Et les
leçons du P. Bauny pour le larcin, qui portèrent Jean d'Alba à le pratiquer
contre vous-mêmes, sont-elles si sacrées, que vous ayez droit de traiter
d'impies ceux qui s'en moquent?
Quoi! mes Pères, les
imaginations de vos auteurs passeront pour les vérités de la foi, et on ne
pourra se moquer des passages d'Escobar, et des décisions si fantasques et si
peu chrétiennes de vos autres auteurs, sans qu'on soit accusé de rire de la
religion? Est-il possible que vous ayez osé redire si souvent une chose si
peu raisonnable? et ne craignez-vous point, en me blâmant de m'être moqué de
vos égarements, de me donner un nouveau sujet de me moquer de ce reproche, et
de le faire retomber sur vous-mêmes, en montrant que je n'ai pris sujet de
rire que de ce qu'il y a de ridicule dans vos livres; et qu'ainsi, en me
moquant de votre morale, j'ai été aussi éloigné de me moquer des choses
saintes, que la doctrine de vos casuistes est éloignée de la doctrine sainte
de l'Evangile?
En vérité, mes Pères,
il y a bien de la différence entre rire de la religion, et rire de ceux qui
la profanent par leurs opinions extravagantes. Ce serait une impiété de
manquer de respect pour les vérités que l'esprit de Dieu a révélées: mais ce
serait une autre impiété de manquer de mépris pour les faussetés que l'esprit
de l'homme leur oppose.
Car, mes Pères,
puisque vous m'obligez d'entrer en ce discours, je vous prie de considérer
que, comme les vérités chrétiennes sont dignes d'amour et de respect, les
erreurs qui leur sont contraires sont dignes de mépris et de haine, parce
qu'il y a deux choses dans les vérités de notre religion: une beauté divine
qui les rend aimables, et une sainte majesté qui les rend vénérables; et
qu'il y a aussi deux choses dans les erreurs: l'impiété qui les rend
horribles, et l'impertinence qui les rend ridicules. C'est pourquoi, comme
les saints ont toujours pour la vérité ces deux sentiments d'amour et de
crainte, et que leur sagesse est toute comprise entre la crainte qui en est
le principe, et l'amour qui en est la fin, les saints ont aussi pour l'erreur
ces deux sentiments de haine et de mépris, et leur zèle s'emploie également à
repousser avec force la malice des impies, et à confondre avec risée leur
égarement et leur folie.
Ne prétendez donc
pas, mes Pères, de faire accroire au monde que ce soit une chose indigne d'un
chrétien de traiter les erreurs avec moquerie, puisqu'il est aisé de faire
connaître à ceux qui ne le sauraient pas que cette pratique est juste,
qu'elle est commune aux Pères de l'Eglise, et qu'elle est autorisée par
l'Ecriture, par l'exemple des plus grands saints, et par celui de Dieu même.
Car ne voyons-nous
pas que Dieu hait et méprise les pécheurs tout ensemble, jusque-là même qu'à
l'heure de leur mort, qui est le temps où leur état est le plus déplorable et
le plus triste, la sagesse divine joindra la moquerie et la risée à la
vengeance et à la fureur qui les condamnera à des supplices éternels: In
interitu vestro ridebo et subsannabo? Et les saints, agissant par le même
esprit, en useront de même, puisque, selon David, quand ils verront la
punition des méchants, ils en trembleront et en riront en même temps:
Videbunt justi et timebunt: et super eum ridebunt. Et Job en parle de même:
Innocens subsannabit eos.
Mais c'est une chose
bien remarquable sur ce sujet, que, dans les premières paroles que Dieu a
dites à l'homme depuis sa chute, on trouve un discours de moquerie, et une
ironie piquante, selon les Pères. Car, après qu'Adam eut désobéi, dans
l'espérance que le démon lui avait donnée d'être fait semblable à Dieu, il
paraît par l'Ecriture que Dieu, en punition, le rendit sujet à la mort, et
qu'après l'avoir réduit à cette misérable condition qui était due à son
péché, il se moqua de lui en cet état par ces paroles de risée: Voilà l'homme
qui est devenu comme l'un de nous: Ecce Adam quasi unus ex nobis: Ce qui est
une ironie sanglante et sensible dont Dieu le piquait vivement, selon saint
Chrysostome et les interprètes. Adam, dit Rupert, méritait d'être raillé par
cette ironie, et on lui faisait sentir sa folie bien plus vivement par cette
expression ironique que par une expression sérieuse. Et Hugues de
Saint-Victor, ayant dit la même chose, ajoute que cette ironie était due à sa
sotte crédulité; et que cette espèce de raillerie est une action de justice,
lorsque celui envers qui on en use l'a méritée.
Vous voyez donc, mes
Pères, que la moquerie est quelquefois plus propre à faire revenir les hommes
de leurs égarements, et qu'elle est alors une action de justice; parce que,
comme dit Jérémie, les actions de ceux qui errent sont dignes de risée, à
cause de leur vanité: vana sunt et risu digna. Et c'est si peu une impiété de
s'en rire, que c'est l'effet d'une sagesse divine, selon cette parole de
saint Augustin: Les sages rient des insensés, parce qu'ils sont sages, non
pas de leur propre sagesse, mais de cette sagesse divine qui rira de la mort
des méchants.
Aussi les Prophètes
remplis de l'esprit de Dieu ont usé de ces moqueries, comme nous voyons par
les exemples de Daniel et d'Elie. Enfin il s'en trouve des exemples dans les
discours de Jésus-Christ même; et saint Augustin remarque que, quand il
voulut humilier Nicodème, qui se croyait habile dans l'intelligence de la
loi: Comme il le voyait enflé d'orgueil par sa qualité de Docteur des Juifs,
il exerce et étonne sa présomption par la hauteur de ses demandes, et l'ayant
réduit à l'impuissance de répondre: Quoi! lui dit-il, vous êtes maîtres en
Israël, et vous ignorez ces choses? Ce qui est le même que s'il eût dit:
Prince superbe, reconnaissez que vous ne savez rien Et saint Chrysostome et
saint Cyrille disent sur cela qu'il méritait d'être joué de cette sorte.
Vous voyez, donc, mes
Pères, que, s'il arrivait aujourd'hui que des personnes qui feraient les
maîtres envers les Chrétiens, comme Nicodème et les Pharisiens envers les
juifs, ignoraient les principes de la religion, et, soutenaient, par exemple,
qu'on peut être sauvé sans avoir jamais aimé Dieu en toute sa vie on suivrait
en cela l'exemple de Jésus-Christ, en se jouant de leur vanité et de leur
ignorance.
Je m'assure, mes
Pères, que ces exemples sacrés suffisent pour vous faire entendre que ce
n'est pas une conduite contraire à celle des Saints de rire des erreurs et
des égarements des hommes: autrement il faudrait blâmer celle des plus grands
docteurs de l'Eglise qui l'ont pratiquée, comme saint Jérôme dans ses lettres
et dans ses écrits contre Jovinien, Vigilance, et les Pélagiens; Tertullien,
dans son Apologétique contre les folies des idolâtres; saint Augustin contre
les religieux d'Afrique, qu'il appelle les Chevelus; saint Irénée contre les
Gnostiques; saint Bernard et les autres Pères de l'Eglise, qui, ayant été les
imitateurs des Apôtres, doivent être imités par les fidèles dans toute la
suite des temps, puisqu'ils sont proposés, quoi qu'on en dise, comme le
véritable modèle des chrétiens mêmes d'aujourd'hui.
Je n'ai donc pas cru
faillir en les suivant. Et, comme je pense l'avoir assez montré, je ne dirai
plus sur ce sujet que ces excellentes paroles de Tertullien, qui rendent
raison de tout mon procédé. Ce que j'ai fait n'est qu'un jeu avant un
véritable combat. J'ai plutôt montré les blessures qu'on vous peut faire que
je ne vous en ai fait. Que s'il se trouve des endroits où l'on soit excité à
rire, c'est parce que les sujets mêmes y portaient. Il y a beaucoup de choses
qui méritent d'être moquées et jouées de la sorte, de peur de leur donner du
poids en les combattant sérieusement. Rien n'est plus dû à la vanité que la
risée; et c'est proprement à la vérité à qui il appartient de rire, parce
qu'elle est gaie, et de se jouer de ses ennemis, parce qu'elle est assurée de
la victoire. Il est vrai qu'il faut prendre garde que les railleries ne
soient pas basses et indignes de la vérité. Mais, à cela près, quand on
pourra s'en servir avec adresse, c'est un devoir que d'en user. Ne
trouvez-vous pas, mes Pères, que ce passage est bien juste à notre sujet? Les
lettres que j'ai faites jusqu'ici ne sont qu'un jeu avant un véritable
combat. Je n'ai fait encore que me jouer, et vous montrer plutôt les
blessures qu'on vous peut faire que je ne vous en ai fait. J'ai exposé
simplement vos passages sans y faire presque de réflexion. Que si on y a été
excité à rire, c'est parce que les sujets y portaient d'eux-mêmes. Car, qu'y
a-t-il de plus propre à exciter à rire que de voir une chose aussi grave que
la morale chrétienne remplie d'imaginations aussi grotesques que les vôtres?
On conçoit une si haute attente de ces maximes, qu'on dit que Jésus-Christ a
lui-même révélées à des Pères de la Société, que quand on y trouve qu'un
prêtre qui a reçu de l'argent pour dire une Messe peut, outre cela, en
prendre d'autres personnes, en leur cédant toute la part qu'il a au
sacrifice; qu'un religieux n'est pas excommunié pour quitter son habit
lorsque c'est pour danser, pour filouter, ou pour aller incognito en des
lieux de débauche; et qu'on satisfait au précepte d'unir la messe en
entendant quatre quarts de messe à la fois de différents prêtres, lors,
dis-je, qu'on entend ces décisions et autres semblables, il est impossible
que cette surprise ne fasse rire, parce que rien n'y porte davantage qu'une
disproportion surprenante entre ce qu'on attend et ce qu'on voit. Et comment
aurait-on pu traiter autrement la plupart de ces matières, puisque ce serait
les autoriser que de les traiter sérieusement, selon Tertullien?
Quoi! faut-il
employer la force de l'Ecriture et de la tradition pour montrer que c'est
tuer son ennemi en trahison que de lui donner des coups d'épée par derrière,
et dans une embûche; et que c'est acheter un bénéfice que de donner de
l'argent comme un motif pour se le faire résigner? Il y a donc [des] matières
qu'il faut mépriser, et qui méritent d'être jouées et moquées. Enfin ce que
dit cet ancien auteur, que rien n'est plus dû à la vanité que la risée, et le
reste de ces paroles s'applique ici avec tant de justesse, et avec une force
si convaincante, qu'on ne saurait plus douter qu'on peut bien rire des
erreurs sans blesser la bienséance.
Et je vous dirai
aussi, mes Pères, qu'on en peut rire sans blesser la charité, quoique ce soit
une des choses que vous me reprochez encore dans vos écrits. Car la charité
oblige quelquefois à rire des erreurs des hommes, pour les porter eux-mêmes à
en rire et à les fuir, selon cette parole de saint Augustin: Hoec tu
misericorditer irride, ut eis ridenda ac fugienda commendes. Et la même
charité oblige aussi quelquefois à les repousser avec colère, selon cette
autre parole de saint Grégoire de Nazianze: L'esprit de charité et de douceur
a ses émotions et ses colères. En effet, comme dit saint Augustin: Qui
oserait dire que la vérité doit demeurer désarmée contre le mensonge, et
qu'il sera permis aux ennemis de la foi d'effrayer les fidèles par des
paroles fortes, et de les réjouir par des rencontres d'esprit agréables; mais
que les catholiques ne doivent écrire qu'avec une froideur de style qui
endorme les lecteurs?
Ne voit-on pas que,
selon cette conduite, on laisserait introduire dans l'Eglise les erreurs les
plus extravagantes et les plus pernicieuses, sans qu'il fût permis de s'en
moquer avec mépris, de peur d'être accusé de blesser la bienséance, ni de les
confondre avec véhémence, de peur d'être accusé de manquer de charité?
Quoi! mes Pères, il
vous sera permis de dire qu'on peut tuer pour éviter un soufflet et une
injure, et il ne sera pas permis de réfuter publiquement une erreur publique
d'une telle conséquence? Vous aurez la liberté de dire qu'un juge peut en
conscience retenir ce qu'il a reçu pour faire une injustice, sans qu'on ait
la liberté de vous contredire? Vous imprimerez, avec privilège et approbation
de vos docteurs, qu'on peut être sauvé sans avoir jamais aimé Dieu, et vous
fermerez la bouche à ceux qui défendront la vérité de la foi, en leur disant qu'ils
blesseraient la charité de frères en vous attaquant, et la modestie de
Chrétiens en riant de vos maximes? Je doute, mes Pères, qu'il y ait des
personnes à qui vous ayez pu le faire accroire; mais néanmoins, s'il s'en
trouvait qui en fussent persuadés, et qui crussent que j'aurais blessé la
charité que je vous dois, en décriant votre morale, je voudrais bien qu'ils
examinassent avec attention d'où naît en eux ce sentiment. Car encore qu'ils
s'imaginent qu'il part de leur zèle, qui n'a pu souffrir sans scandale de
voir accuser leur prochain; je les prierais de considérer qu'il n'est pas
impossible qu'il vienne d'ailleurs, et qu'il est même assez vraisemblable
qu'il vient du déplaisir secret et souvent caché à nous-mêmes, que le
malheureux fond qui est en nous ne manque jamais d'exciter contre ceux qui
s'opposent au relâchement des moeurs. Et pour leur donner une règle qui leur
en fasse reconnaître le véritable principe, je leur demanderai si, en même
temps qu'ils se plaignent de ce qu'on a traité de la sorte des religieux, ils
se plaignent encore davantage de ce que des religieux ont traité la vérité de
la sorte. Que s'ils sont irrités non seulement contre les lettres, mais
encore plus contre les maximes qui y sont rapportées, j'avouerai qu'il se
peut faire que leur ressentiment parte de quelque zèle, mais peu éclairé; et
alors les passages qui sont ici suffiront pour les éclaircir. Mais s'ils
s'emportent seulement contre les répréhensions, et non pas contre les choses
qu'on a reprises, en vérité, mes Pères, je ne m'empêcherai jamais de leur
dire qu'ils sont grossièrement abusés, et que leur zèle est bien aveugle.
Etrange zèle qui
s'irrite contre ceux qui accusent des fautes publiques, et non pas contre
ceux qui les commettent! Quelle nouvelle charité qui s'offense de voir
confondre des erreurs manifestes et qui ne s'offense point de voir renverser
la morale par ces erreurs! Si ces personnes étaient en danger d'être
assassinées, s'offenseraient-elles de ce qu'on les avertirait de l'embûche
qu'on leur dresse; et au lieu de se détourner de leur chemin pour l'éviter,
s'amuseraient-elles à se plaindre du peu de charité qu'on aurait eu de
découvrir le dessein criminel de ces assassins? S'irritent-elles lorsqu'on
leur dit de ne manger pas d'une viande, parce qu'elle est empoisonnée, ou de
n'aller pas dans une ville, parce qu'il y a de la peste?
D'où vient donc
qu'ils trouvent qu'on manque de charité quand on découvre les maximes
nuisibles à la religion, et qu'ils croient au contraire qu'on manquerait de
charité, si on ne leur découvrait pas les choses nuisibles à leur santé et à
leur vie, sinon parce que l'amour qu'ils ont pour la vie leur fait recevoir
favorablement tout ce qui contribue à la conserver, et que l'indifférence
qu'ils ont pour la vérité fait que non seulement ils ne prennent aucune part
à sa défense, mais qu'ils voient même avec peine qu'on s'efforce de détruire
le mensonge?
Qu'ils considèrent
donc devant Dieu combien la morale que vos casuistes répandent de toutes
parts est honteuse et pernicieuse à l'Eglise; combien la licence qu'ils
introduisent dans les moeurs est scandaleuse et démesurée; combien la
hardiesse avec laquelle vous les soutenez est opiniâtre et violente. Et s'ils
ne jugent qu'il est temps de s'élever contre de tels désordres, leur aveuglement
sera aussi à plaindre que le vôtre, mes Pères, puisque et vous et eux avez un
pareil sujet de craindre cette parole de saint Augustin sur celle de
Jésus-Christ dans l'Evangile: Malheur aux aveugles qui conduisent! malheur
aux aveugles qui sont conduits! voe coecis ducentibus! voe coecis
sequentibus!
Mais afin que vous
n'ayez plus lieu de donner ces impressions aux autres, ni de les prendre
vous-mêmes, je vous dirai, mes Pères (et je suis honteux de ce que vous
m'engagez à vous dire ce que je devrais apprendre de vous), je vous dirai
donc quelles marques les Pères de l'Eglise nous ont données pour juger si les
répréhensions partent d'un esprit de piété et de charité, ou d'un esprit
d'impiété et de haine.
La première de ces
règles est que l'esprit de piété porte toujours à parler avec vérité et
sincérité; au lieu que l'envie et la haine emploient le mensonge et la
calomnie: splendentia et vehementia, sed rebus veris, dit saint Augustin.
Quiconque se sert du mensonge agit par l'esprit du diable. Il n'y a point de
direction d'intention qui puisse rectifier la calomnie: et quand il s'agirait
de convertir toute la terre, il ne serait pas permis de noircir des personnes
innocentes; parce qu'on ne doit pas faire le moindre mal pour en faire
réussir le plus grand bien, et que la vérité de Dieu n'a pas besoin de notre
mensonge, selon l'Ecriture. Il est du devoir des défenseurs de la vérité, dit
saint Hilaire, de n'avancer que des choses vraies. Aussi, mes Pères, je puis
dire devant Dieu qu'il n'y a rien que je déteste davantage que de blesser
tant soit peu la vérité; et que j'ai toujours pris un soin très particulier
non seulement de ne pas falsifier, ce qui serait horrible, mais de ne pas
altérer ou détourner le moins du monde le sens d'un passage. De sorte que, si
j'osais me servir, en cette rencontre, des paroles du même saint Hilaire, je
pourrais bien vous dire avec lui: Si nous disons des choses fausses, que nos
discours soient tenus pour infâmes; mais si nous montrons que celles que nous
produisons sont publiques et manifestes, ce n'est point sortir de la modestie
et de la liberté apostolique de les reprocher.
Mais ce n'est pas
assez, mes Pères, de ne dire que des choses vraies, il faut encore ne pas
dire toutes celles qui sont vraies, parce qu'on ne doit rapporter que les
choses qu'il est utile de découvrir, et non pas celles qui ne pourraient que
blesser sans apporter aucun fruit. Et ainsi, comme la première règle est de
parler avec vérité, la seconde est de parler avec discrétion. Les méchants,
dit saint Augustin, persécutent les bons en suivant l'aveuglement de la
passion qui les anime; au lieu que les bons persécutent les méchants avec une
sage discrétion: de même que les chirurgiens considèrent ce qu'ils coupent,
au lieu que les meurtriers ne regardent point où ils frappent. Vous savez
bien, mes Pères, que je n'ai pas rapporté, des maximes de vos auteurs, celles
qui vous auraient été les plus sensibles, quoique j'eusse pu le faire, et
même sans pécher contre la discrétion, non plus que de savants hommes et très
catholiques, mes Pères, qui l'ont fait autrefois; et tous ceux qui ont lu vos
auteurs savent aussi bien que vous combien en cela je vous ai épargnés: outre
que je n'ai parlé en aucune sorte contre ce qui vous regarde chacun en
particulier; et je serais fâché d'avoir rien dit des fautes secrètes et
personnelles, quelque preuve que j'en eusse. Car je sais que c'est le propre
de la haine et de l'animosité, et qu'on ne doit jamais le faire, à moins
qu'il y en ait une nécessité bien pressante pour le bien de l'Eglise. Il est
donc visible que je n'ai manqué en aucune sorte à la discrétion, dans ce que
j'ai été obligé de dire touchant les maximes de votre morale, et que vous
avez plus de sujet de vous louer de ma retenue que de vous plaindre de mon
indiscrétion.
La troisième règle,
mes Pères, est que quand on est obligé d'user de quelques railleries,
l'esprit de piété porte à ne les employer que contre les erreurs, et non pas
contre les choses saintes; au lieu que l'esprit de bouffonnerie, d'impiété et
d'hérésie, se rit de ce qu'il y a de plus sacré. Je me suis déjà justifié sur
ce point; et on est bien éloigné d'être exposé à ce vice quand on n'a qu'à
parler des opinions que j'ai rapportées de vos auteurs.
Enfin, mes Pères,
pour abréger ces règles, je ne vous dirai plus que celle-ci, qui est le
principe et la fin de toutes les autres: c'est que l'esprit de charité porte
à avoir dans le coeur le désir du salut de ceux contre qui on parle, et à
adresser ses prières à Dieu en même temps qu'on adresse ses reproches aux
hommes. On doit toujours, dit saint Augustin, conserver la charité dans le
coeur, lors même qu'on est obligé de faire au-dehors des choses qui
paraissent rudes aux hommes, et de les frapper avec une âpreté dure, mais
bienfaisante, leur utilité devant être préférée à leur satisfaction. Je
crois, mes Pères, qu'il n'y a rien dans mes lettres qui témoigne que je n'aie
pas eu ce désir pour vous; et ainsi la charité vous oblige à croire que je
l'ai eu en effet, lorsque vous n'y voyez rien de contraire. Il paraît donc
par là que vous ne pouvez montrer que j'aie péché contre cette règle, ni
contre aucune de celles que la charité oblige de suivre; et c'est pourquoi
vous n'avez aucun droit de dire que je l'aie blessée en ce que j'ai fait.
Mais si vous voulez,
mes Pères, avoir maintenant le plaisir de voir en peu de mots une conduite
qui pèche contre chacune de ces règles, et qui porte véritablement le
caractère de l'esprit de bouffonnerie, d'envie et de haine, je vous en
donnerai des exemples; et, afin qu'ils vous soient plus connus et plus
familiers, je les prendrai de vos écrits mêmes.
Car, pour commencer
par la manière indigne dont vos auteurs parlent des choses saintes, soit dans
leurs railleries, soit dans leurs galanteries, soit dans leurs discours sérieux,
trouvez-vous que tant de contes ridicules de votre P. Binet, dans sa
Consolation des malades soient fort propres au dessein qu'il avait pris de
consoler chrétiennement ceux que Dieu afflige? Direz-vous que la manière si
profane et si coquette dont votre P. Le Moyne a parlé de la piété dans sa
Dévotion Aisée, soit plus propre à donner du respect que du mépris pour
l'idée qu'il forme de la vertu chrétienne? Tout son livre des Peintures
Morales respire-t-il autre chose, et dans sa prose et dans ses vers, qu'un
esprit plein de la vanité et des folies du monde? Est-ce une pièce digne d'un
prêtre que cette ode du 7. livre intitulée: Eloge de la pudeur, où il est
montré que toutes les belles choses sont rouges, ou sujettes à rougir? C'est
ce qu'il fit pour consoler une dame, qu'il appelle Delphine, de ce qu'elle
rougissait souvent. Il dit donc, à chaque stance, que quelques-unes des
choses les plus estimées sont rouges, comme les roses, les grenades, la
bouche, la langue; et c'est parmi ces galanteries, honteuses à un religieux,
qu'il ose mêler insolemment ces esprits bienheureux qui assistent devant
Dieu, et dont les Chrétiens ne doivent parler qu'avec vénération:
Les Chérubins, ces
glorieux,
Composés de tête et
de plume,
Que Dieu de son
esprit allume,
Et qu'il éclaire de
ses yeux;
Ces illustres faces
volantes
Sont toujours rouges
et brûlantes,
Soit du feu de Dieu,
soit du leur,
Et dans leurs flammes
mutuelles
Font du mouvement de
leurs ailes
Un éventail à leur
chaleur.
Mais la rougeur
éclate en toi,
Delphine, avec plus
d'avantage,
Quand l'honneur est
sur ton visage
Vêtu de pourpre comme
un roi, etc.
Qu'en dites-vous, mes
Pères? Cette préférence de la rougeur de Delphine à l'ardeur de ces esprits
qui n'en ont point d'autre que la charité, et la comparaison d'un éventail
avec ces ailes mystérieuses, vous paraît-elle fort chrétienne dans une bouche
qui consacre le Corps adorable de Jésus-Christ? je sais qu'il ne l'a dit que
pour faire le galant et pour rire; mais c'est cela qu'on appelle rire des choses
saintes. Et n'est-il pas vrai que, si on lui faisait justice, il ne se
garantirait pas d'une censure, quoique, pour s'en défendre, il se servît de
cette raison, qui n'est pas elle-même moins censurable, qu'il rapporte au
livre I: Que la Sorbonne n'a point de juridiction sur le Parnasse, et que les
erreurs de ce pays-là ne sont sujettes ni aux Censures, ni à l'Inquisition,
comme s'il n'était défendu d'être blasphémateur et impie qu'en prose. Mais au
moins on n'en garantirait pas par là cet autre endroit de l'avant-propos du
même livre: Que l'eau de la rivière au bord de laquelle il a composé ses vers
est si propre à faire des poètes, que, quand on en ferait de l'eau bénite,
elle ne chasserait pas le démon de la poésie: non plus que celui-ci de votre
P. Garasse dans sa Somme des Vérités Capitales de la Religion, p. 649, où il
joint le blasphème à l'hérésie, en parlant du mystère sacré de l'Incarnation
en cette sorte: La personnalité humaine a été comme entée ou mise à cheval
sur la personnalité du Verbe. Et cet autre endroit du même auteur, P. 510,
sans en rapporter beaucoup d'autres, où il dit sur le sujet du nom de Jésus,
figuré ordinairement ainsi IHS: Que quelques-uns en ont ôté la croix pour
prendre les seuls caractères en cette sorte, IHS, qui est un Jésus dévalisé.
C'est ainsi que vous
traitez indignement les vérités de la religion, contre la règle inviolable
qui oblige à n'en parler qu'avec révérence, mais vous ne péchez pas moins
contre celle qui oblige à ne parler qu'avec vérité et discrétion. Qu'y a-t-il
de plus ordinaire dans vos écrits que la calomnie? Ceux du P. Brisacier
sont-ils sincères? Et parle-t-il avec vérité quand il dit, 4e part., P. 24 et
15 que les religieuses de Port-Royal ne prient pas les saints, et qu'elles
n'ont point d'images dans leur église? Ne sont-ce pas des faussetés bien
hardies, puisque le contraire paraît à la vue de tout Paris? Et parle-t-il
avec discrétion, quand il déchire l'innocence de ces filles, dont la vie est
si pure et si austère, quand il les appelle des Filles impénitentes,
asacramentaires, incommuniantes, des vierges folles, fantastiques, Calaganes,
désespérées, et tout ce qu'il vous plaira, et qu'il les noircit par tant
d'autres médisances, qui ont mérité la censure de feu M. l'archevêque de
Paris? Quand il calomnie des prêtres dont les moeurs sont irréprochables,
jusqu'à dire, I part., p. 22: Qu'ils pratiquent des nouveautés dans les
confessions, pour attraper les belles et les innocentes; et qu'il aurait
horreur de rapporter les crimes abominables qu'ils commettent, n'est-ce pas
une témérité insupportable d'avancer des impostures si noires, non seulement
sans preuve, mais sans la moindre ombre et sans la moindre apparence? je ne
m'étendrai pas davantage sur ce sujet, et je remets à vous en parler plus au
long une autre fois: car j'ai à vous entretenir sur cette matière, et ce que
j'ai dit suffit pour faire voir combien vous péchez contre la vérité et la
discrétion tout ensemble.
Mais on dira
peut-être que vous ne péchez pas au moins contre la dernière règle, qui
oblige d'avoir le désir du salut de ceux qu'on décrie, et qu'on ne saurait
vous en accuser sans violer le secret de votre coeur, qui n'est connu que de
Dieu seul. C'est une chose étrange, mes Pères, qu'on ait néanmoins de quoi
vous en convaincre; que, votre haine contre vos adversaires ayant été jusqu'à
souhaiter leur perte éternelle, votre aveuglement ait été jusqu'à découvrir
un souhait si abominable; que, bien loin de former en secret des désirs de
leur salut, vous ayez fait en public des voeux pour leur damnation; et
qu'après avoir produit ce malheureux souhait dans la ville de Caen avec le
scandale de toute l'Eglise, vous ayez osé depuis soutenir encore à Paris,
dans vos livres imprimés, une action si diabolique. Il ne se peut rien
ajouter à ces excès contre la piété: railler et parler indignement des choses
les plus sacrées; calomnier les vierges et les prêtres faussement et
scandaleusement; et enfin former des désirs et des voeux pour leur damnation.
Je ne sais, mes Pères, si vous n'êtes point confus, et comment vous avez pu
avoir la pensée de m'accuser d'avoir manqué de charité, moi qui n'ai parlé
qu'avec tant de vérité et de retenue, sans faire de réflexion sur les
horribles violements de la charité, que vous faites vous-mêmes par de si
déplorables emportements.
Enfin, mes Pères,
pour conclure, par un autre reproche que vous me faites, de ce qu'entre un si
grand nombre de vos maximes que je rapporte, il y en a quelques-unes qu'on
vous avait déjà objectées, sur quoi vous vous plaignez de ce que je redis
contre vous ce qui avait été dit, je réponds que c'est au contraire parce que
vous n'avez pas profité de ce qu'on vous l'a déjà dit, que je vous le redis
encore: car quel fruit a-t-il paru de ce que de savants docteurs et
l'Université entière vous en ont repris par tant de livres? Qu'ont fait vos
Pères Annat, Caussin, Pinthereau et Le Moyne, dans les réponses qu'ils y ont
faites, sinon de couvrir d'injures ceux qui leur avaient donné ces avis si
salutaires? Avez-vous supprimé les livres où ces méchantes maximes sont
enseignées? En avez-vous réprimé les auteurs? En êtes-vous devenus plus
circonspects? Et n'est-ce pas depuis ce temps-là qu'Escobar a tant été
imprimé de fois en France et aux Pays-Bas; et que vos Pères Cellot, Bagot
Bauny, Lamy, Le Moyne et les autres, ne cessent de publier tous les jours les
mêmes choses, et de nouvelles encore aussi licencieuses que jamais? Ne vous
plaignez donc plus, mes Pères, ni de ce que je vous ai reproché des maximes
que vous n'avez point quittées, ni de ce que je vous en ai objecté de
nouvelles, ni de ce que j'ai ri de toutes. Vous n'avez qu'à les considérer
pour y trouver votre confusion et ma défense. Qui pourra voir, sans en rire,
la décision du Père Bauny pour celui qui fait brûler une grange: celle du P.
Cellot, pour la restitution: le règlement de Sanchez en faveur des sorciers:
la manière dont Hurtado fait éviter le péché du duel en se promenant dans un
champ, et y attendant un homme: les compliments du P. Bauny pour éviter
l'usure: la manière d'éviter la simonie par un détour d'intention, et celle
d'éviter le mensonge, en parlant tantôt haut, tantôt bas, et le reste des
opinions de vos docteurs les plus graves? En faut-il davantage, mes Pères,
pour me justifier? Et y a-t-il rien de mieux dû à la vanité et à la faiblesse
de ces opinions que la risée, selon Tertullien? Mais, mes Pères, la
corruption des moeurs que vos maximes apportent est digne d'une autre
considération, et nous pouvons bien faire cette demande avec le même
Tertullien: Faut-il rire de leur folie, ou déplorer leur aveuglement? Rideam
vanitatem, an exprobrem, coecitatem? Je crois, mes Pères, qu'on peut en rire
et en pleurer à son choix: Hoec tolerabilius vel ridentur, vel flentur, dit
saint Augustin. Reconnaissez donc qu'il-y a un temps de rire et un temps de
pleurer, selon l'Ecriture. Et je souhaite, mes Pères, que je n'éprouve pas en
vous la vérité de ces paroles des Proverbes: Qu'il y a des personnes si peu
raisonnables, qu'on n'en peut avoir de satisfaction, de quelque manière qu'on
agisse avec eux, soit qu'on rie, soit qu'on se mette en colère.
Douzième lettre aux
révérends pères jésuites
Du 9 septembre 1656.
Mes Révérends Pères,
J'étais prêt à vous
écrire sur le sujet des injures que vous me dites depuis si longtemps dans
vos écrits, où vous m'appelez impie, bouffon, ignorant, farceur, imposteur,
calomniateur, fourbe, hérétique, calviniste déguisé, disciple de Du Moulin,
possédé d'une légion de diables, et tout ce qu'il vous plaît. Je voulais
faire entendre au monde pourquoi vous me traitez de la sorte, car je serais
fâché qu'on crût tout cela de moi; et j'avais résolu de me plaindre de vos
calomnies et de vos impostures, lorsque j'ai vu vos réponses, où vous m'en
accusez moi-même. Vous m'avez obligé par là de changer mon dessein, et néanmoins
je ne laisserai pas de le continuer en quelque sorte, puisque j'espère, en me
défendant, vous convaincre de plus d'impostures véritables que vous ne m'en
avez imputé de fausses. En vérité, mes Pères, vous en êtes plus suspects que
moi; car il n'est pas vraisemblable qu'étant seul comme le suis, sans force
et sans aucun appui humain contre un si grand corps, et n'étant soutenu que
par la vérité et la sincérité, je me sois exposé à tout perdre, en m'exposant
à être convaincu d'imposture. Il est trop aisé de découvrir les faussetés
dans les questions de fait comme celle-ci. Je ne manquerais pas de gens pour
m'en accuser, et la justice ne leur en serait pas refusée. Pour vous, mes
Pères, vous n'êtes pas en ces termes; et vous pouvez dire contre moi ce que vous
voulez, sans que je trouve à qui m'en plaindre. Dans cette différence de nos
conditions, je ne dois pas être peu retenu, quand d'autres considérations ne
m'y engageraient pas. Cependant vous me traitez comme un imposteur insigne,
et ainsi vous me forcez à repartir: mais vous savez que cela ne se peut faire
sans exposer de nouveau, et même sans découvrir plus à fond les points de
votre morale; en quoi je doute que vous soyez bons politiques. La guerre se
fait chez vous et à vos dépens; et quoique vous ayez pensé qu'en embrouillant
les questions par des termes d'Ecole, les réponses en seraient si longues, si
obscures, et si épineuses, qu'on en perdrait le goût, cela ne sera peut-être
pas tout à fait ainsi, car j'essaierai de vous ennuyer le moins qu'il se peut
en ce genre d'écrire. Vos maximes ont je ne sais quoi de divertissant qui
réjouit toujours le monde. Souvenez-vous au moins que c'est vous qui
m'engagez d'entrer dans cet éclaircissement, et voyons qui se défendra le
mieux.
La première de vos
impostures est sur l'opinion de Vasquez touchant l'aumône. Souffrez donc que
je l'explique nettement, pour ôter toute obscurité de nos disputes. C'est une
chose assez connue, mes Pères, que, selon l'esprit de l'Eglise, il y a deux
préceptes touchant l'aumône: l'un, de donner de son superflu dans les
nécessités ordinaires des pauvres; l'autre, de donner même de ce qui est
nécessaire, selon sa condition, dans les nécessités extrêmes. C'est ce que
dit Cajetan, après saint Thomas: de sorte que, pour faire voir l'esprit de
Vasquez touchant l'aumône, il faut montrer comment il a réglé, tant celle
qu'on doit faire du superflu, que celle qu'on doit faire du nécessaire.
Celle du superflu,
qui est le plus ordinaire secours des pauvres, est entièrement abolie par
cette seule maxime De El. c. 4, n. 14, que j'ai rapportée dans mes Lettres.
Ce que les gens du monde gardent pour relever leur condition et celle de
leurs parents n'est pas appelé superflu. Et ainsi à peine trouvera-t-on qu'il
y ait jamais de superflu dans les gens du monde, et non pas même dans les
Rois. Vous voyez bien, mes Pères, que, par cette définition, tous ceux qui
auront de l'ambition n'auront point de superflu; et qu'ainsi l'aumône en est
anéantie à l'égard de la plupart du monde. Mais, quand il arriverait même
qu'on en aurait, on serait encore dispensé d'en donner dans les nécessités
communes, selon Vasquez, qui s'oppose à ceux qui veulent y obliger les
riches. Voici ses termes, c. I, n. 32: Corduba, dit-il, enseigne que,
lorsqu'on a du superflu, on est obligé d'en donner à ceux qui sont dans une
nécessité ordinaire, au moins une partie, afin d'accomplir le précepte en
quelque chose; MAIS CELA NE ME PLAIT PAS: sed hoc non placet: CAR NOUS AVONS
MONTRE LE CONTRAIRE contre Cajetan et Navarre. Ainsi, mes Pères, l'obligation
de cette aumône est absolument ruinée, selon ce qu'il plaît à Vasquez.
Pour celle du
nécessaire, qu'on est obligé de faire dans les nécessités extrêmes et
pressantes, vous verrez, par les conditions qu'il apporte pour former cette
obligation, que les plus riches de Paris peuvent n'y être pas engagés une
seule fois en leur vie. Je n'en rapporterai que deux: l'une, QUE L'ON SACHE
que le pauvre ne sera secouru d'aucun autre: hoec intelligo et coetera omnia,
quando SCIO nullum alium opem laturum, c. I, n. 28. Qu'en dites-vous, mes
Pères? arrivera-t-il souvent que dans Paris, où il y a tant de gens
charitables, on puisse savoir qu'il ne se trouvera personne pour secourir un
pauvre qui s'offre à nous? Et cependant, si on n'a pas cette connaissance, on
pourra le renvoyer sans secours, selon Vasquez. L'autre condition est que la
nécessité de ce pauvre soit telle, qu'il soit menacé de quelque accident
mortel, ou de perdre sa réputation, n. 24 et 26, ce qui est bien peu commun.
Mais ce qui en marque encore la rareté, c'est qu'il dit, num. 45, que le
pauvre qui est en cet état où il dit qu'on est obligé à lui donner l'aumône,
peut voler le riche en conscience. Et ainsi il faut que cela soit bien
extraordinaire, si ce n'est qu'il veuille qu'il soit ordinairement permis de
voler. De sorte qu'après avoir détruit l'obligation de donner l'aumône du
superflu, qui est la plus grande source des charités, il n'oblige les riches
d'assister les pauvres de leur nécessaire que lorsqu'il permet aux pauvres de
voler les riches. Voilà la doctrine de Vasquez, où vous renvoyez les lecteurs
pour leur édification.
Je viens maintenant à
vos impostures. Vous vous étendez d'abord sur l'obligation que Vasquez impose
aux ecclésiastiques de faire l'aumône; mais je n'en ai point parlé, et j'en
parlerai quand il vous plaira; il n'en est donc pas question ici. Pour les
laïques, desquels seuls il s'agit, il semble que vous vouliez faire entendre
que Vasquez ne parle en l'endroit que j'ai cité que selon le sens de Cajetan,
et non pas selon le sien propre; mais comme il n'y a rien de plus faux, et
que vous ne l'avez pas dit nettement, je veux croire pour votre honneur que
vous ne l'avez pas voulu dire.
Vous vous plaignez
ensuite hautement de ce qu'après avoir rapporté cette maxime de Vasquez: A
peine se trouvera-t-il que les gens du monde, et même les Rois, aient jamais
de superflu, j'en ai conclu que les riches sont donc à peine obligés de
donner l'aumône de leur superflu. Mais que voulez-vous dire, mes Pères? S'il
est vrai que les riches n'ont presque jamais de superflu, n'est-il pas
certain qu'ils ne seront presque jamais obligés de donner l'aumône de leur
superflu? Je vous en ferais un argument en forme, si Diana, qui estime tant
Vasquez, qu'il l'appelle le Phénix des esprits, n'avait tiré la même
conséquence du même principe. Car, après avoir rapporté cette maxime de
Vasquez, il en conclut: Que dans la question, savoir si les riches sont
obligés de donner l'aumône de leur superflu, quoique l'opinion qui les y
oblige fût véritable, il n'arriverait jamais, ou presque jamais, qu'elle
obligeât dans la pratique. Je n'ai fait que suivre mot à mot tout ce
discours. Que veut donc dire ceci, mes Pères? Quand Diana rapporte avec éloge
les sentiments de Vasquez, quand il les trouve probables, et très commodes
pour les riches, comme il le dit au même lieu, il n'est ni calomniateur ni
faussaire, et vous ne vous plaignez point qu'il lui impose: au lieu que,
quand je représente ces mêmes sentiments de Vasquez, mais sans le traiter de
phénix, je suis un imposteur, un faussaire et un corrupteur de ses maximes.
Certainement, mes Pères, vous avez sujet de craindre que la différence de vos
traitements envers ceux qui ne diffèrent pas dans le rapport, mais seulement
dans l'estime qu'ils font de votre doctrine, ne découvre le fond de votre
coeur, et ne fasse juger que vous avez pour principal objet de maintenir le
crédit et la gloire de votre Compagnie; puisque, tandis que votre théologie
accommodante passe pour une sage condescendance, vous ne désavouez point ceux
qui la publient, et au contraire vous les louez comme contribuant à votre
dessein. Mais quand on la fait passer pour un relâchement pernicieux, alors
le même intérêt de votre Société vous engage à désavouer des maximes qui vous
font tort dans le monde: et ainsi vous les reconnaissez ou les renoncez, non
pas selon la vérité qui ne change jamais, mais selon les divers changements
des temps, suivant cette parole d'un ancien: Omnia pro tempore, nihil pro
veritate. Prenez-y garde, mes Pères; et afin que vous ne puissiez plus
m'accuser d'avoir tiré du principe de Vasquez une conséquence qu'il eût
désavouée, sachez qu'il l'a tirée lui-même, c. I, n. 27: A peine est-on
obligé de donner l'aumône, quand on n'est obligé de la donner que de son
superflu, selon l'opinion de Cajetan ET SELON LA MIENNE, et secundum nostram.
Confessez donc, mes Pères, par le propre témoignage de Vasquez, que j'ai
suivi exactement sa pensée; et considérez avec quelle conscience vous avez
osé dire, que si l'on allait à la source, on verrait avec étonnement qu'il y
enseigne tout le contraire.
Enfin, vous faites
valoir, par-dessus tout, ce que vous dites que, si Vasquez n'oblige pas les
riches de donner l'aumône de leur superflu, il les oblige en récompense de la
donner de leur nécessaire. Mais vous avez oublié de marquer l'assemblage des
conditions qu'il déclare être nécessaires pour former cette obligation,
lesquelles j'ai rapportées, et qui la restreignent si fort, qu'elles
l'anéantissent presque entièrement: et au lieu d'expliquer ainsi sincèrement
sa doctrine, vous dites généralement, qu'il oblige les riches à donner même
ce qui est nécessaire à leur condition. C'est en dire trop, mes Pères: la
règle de l'Evangile ne va pas si avant; ce serait une autre erreur, dont
Vasquez est bien éloigné. Pour couvrir son relâchement, vous lui attribuez un
excès de sévérité qui le rendrait répréhensible, et par là vous vous ôtez la
créance de l'avoir rapporté fidèlement. Mais il n'est pas digne de ce
reproche, après avoir établi, comme je l'ai fait voir, que les riches ne sont
point obligés, ni par justice, ni par charité, de donner de leur superflu, et
encore moins du nécessaire dans tous les besoins ordinaires des pauvres, et
qu'ils ne sont obligés de donner du nécessaire qu'en des rencontres si rares,
qu'elles n'arrivent presque jamais.
Vous ne m'objectez
rien davantage; de sorte qu'il ne me reste qu'à faire voir combien est faux
ce que vous prétendez, que Vasquez est plus sévère que Cajetan; et cela sera
bien facile, puisque ce cardinal enseigne qu'on est obligé par justice de
donner l'aumône de son superflu, même dans les communes nécessités des
pauvres: parce que, selon les saints Pères, les riches sont seulement
dispensateurs de leur superflu, pour le donner à qui ils veulent d'entre ceux
qui en ont besoin. Et ainsi, au lieu que Diana dit des maximes de Vasquez
qu'elles seront bien commodes et bien agréables aux riches et à leurs
confesseurs, ce Cardinal, qui n'a pas une pareille consolation à leur donner,
déclare, De Eleem., c. 6, qu'il n'a rien à dire aux riches que ces paroles de
Jésus-Christ: Qu'il est plus facile qu'un chameau passe par le trou d'une
aiguille, que non pas qu'un riche entre dans le ciel; et à leurs confesseurs
que cette parole du même Sauveur: si un aveugle en conduit un autre, ils tomberont
tous deux dans le précipice; tant il a trouvé cette obligation indispensable!
Aussi c'est ce que les Pères et tous les saints ont établi comme une vérité
constante. Il y a deux cas, dit saint Thomas, 2, 2, q. 118, art. 4, où l'on
est obligé de donner l'aumône par un devoir de justice, ex debito legali:
l'un quand les pauvres sont en danger, l'autre quand nous possédons des biens
superflus. Et q. 87, a. I,: Les troisièmes décimes que les Juifs devaient
manger avec les pauvres ont été augmentées dans la loi nouvelle, parce que
Jésus-Christ veut que nous donnions aux pauvres, non seulement la dixième
partie, mais tout notre superflu. Et cependant il ne plaît pas à Vasquez
qu'on soit obligé d'en donner une partie seulement, tant il a de complaisance
pour les riches, de dureté pour les pauvres, d'opposition à ces sentiments de
charité qui font trouver douce la vérité de ces paroles de saint Grégoire,
laquelle parait si rude aux riches du monde: Quand nous donnons aux pauvres
ce qui leur est nécessaire, nous ne leur donnons pas tant ce qui est à nous
que nous leur rendons ce qui est à eux: et c'est un devoir de justice plutôt
qu'une oeuvre de miséricorde.
C'est de cette sorte
que les saints recommandent aux riches de partager avec les pauvres les biens
de la terre, s'ils veulent posséder avec eux les biens du ciel. Et au lieu
que vous travaillez à entretenir dans les hommes l'ambition, qui fait qu'on
n'a jamais de superflu, et l'avarice, qui refuse d'en donner quand on en
aurait, les saints ont travaillé au contraire à porter les hommes à donner
leur superflu, et à leur faire connaître qu'ils en auront beaucoup, s'ils le
mesurent non par la cupidité, qui ne souffre point de bornes, mais par la
piété, qui est ingénieuse à se retrancher pour avoir de quoi se répandre dans
l'exercice de la charité. Nous avons beaucoup de superflu, dit saint
Augustin, si nous ne gardons que le nécessaire; mais, si nous recherchons les
choses vaines, rien ne nous suffira. Recherchez, mes frères, ce qui suffit à
l'ouvrage de Dieu, c'est-à-dire à la nature, et non pas ce qui suffit à votre
cupidité, qui est l'ouvrage du démon: et souvenez-vous que le superflu des
riches est le nécessaire des pauvres.
Je voudrais bien, mes
Pères, que ce que je vous dis servît non seulement à me justifier, ce serait
peu, mais encore à vous faire sentir et abhorrer ce qu'il y a de corrompu
dans les maximes de vos casuistes, afin de nous unir sincèrement dans les
saintes règles de l'Evangile, selon lesquelles nous devons tous être jugés.
Pour le second point,
qui regarde la simonie, avant que de répondre aux reproches que vous me
faites, je commencerai par l'éclaircissement de votre doctrine sur ce sujet.
Comme vous vous êtes trouvés embarrassés entre les Canons de I'Eglise qui
imposent d'horribles peines aux simoniaques, et l'avarice de tant de
personnes qui recherchent cet infâme trafic, vous avez suivi votre méthode
ordinaire, qui est d'accorder aux hommes ce qu'ils désirent, et donner à Dieu
des paroles et des apparences. Car qu'est-ce que demandent les simoniaques,
sinon d'avoir de l'argent en donnant leurs bénéfices? Et c'est cela que vous
avez exempté de simonie. Mais parce qu'il faut que le nom de simonie demeure,
et qu'il y ait un sujet où il soit attaché, vous avez choisi pour cela une
idée imaginaire, qui ne vient jamais dans l'esprit des simoniaques, et qui
leur serait inutile, qui est d'estimer l'argent considéré en lui-même autant
que le bien spirituel considéré en lui-même. Car qui s'aviserait de comparer
des choses si disproportionnées et d'un genre si différent? Et cependant,
pourvu qu'on ne fasse pas cette comparaison métaphysique, on peut donner son
bénéfice à un autre, et en recevoir de l'argent sans simonie, selon vos
auteurs.
C'est ainsi que vous
vous jouez de la religion pour suivre la passion des hommes; et voyez
néanmoins avec quelle gravité votre Père Valentia débite ses songes à
l'endroit cité dans mes Lettres, t. 3, disp. 16, p. 3, p. 2044: On peut,
dit-il, donner un temporel pour un spirituel en deux manières: l'une en
prisant davantage le temporel que le spirituel, et ce serait simonie: l'autre
en prenant le temporel comme le motif et la fin qui porte à donner le
spirituel, sans que néanmoins on prise le temporel plus que le spirituel; et
alors ce n'est point simonie. Et la raison en est, que la simonie consiste à
recevoir un temporel comme le juste prix d'un spirituel. Donc, si on demande
le temporel, si petatur temporale, non pas comme le prix, mais comme le motif
qui détermine à le conférer, ce n'est point du tout simonie, encore qu'on ait
pour fin et attente principale la possession du temporel: minime erit
simonia, etiamsi temporale principaliter intendatur et expectelur. Et votre
grand Sanchez n'a-t-il pas eu une pareille révélation, au rapport d'Escobar,
tr. 6, ex. 2, n. 40? Voici ses mots: Si on donne un bien temporel pour un
bien spirituel, non pas comme PRIX, mais comme Un MOTIF qui porte le
collateur à le donner, ou comme une reconnaissance, si on l'a déjà reçu
est-ce simonie? Sanchez assure que non. Vos thèses de Caen, de 1644: C'est
une opinion probable, enseignée par plusieurs catholiques, que ce n'est pas
simonie de donner un bien temporel pour un spirituel, quand on ne le donne
pas comme prix. Et quant à Tannerus, voici sa doctrine, pareille à celle de
Valentia, qui fera voir combien vous avez tort de vous plaindre de ce que
j'ai dit qu'elle n'est pas conforme à celle de saint Thomas; puisque lui-même
l'avoue au lieu cité dans ma Lettre, t. 3, d. 5, p. 1519: Il n'y a point,
dit-il, proprement et véritablement de simonie, sinon à prendre un bien
temporel comme le prix d'un spirituel: mais, quand on le prend comme un motif
qui porte à donner le spirituel, ou comme en reconnaissance de ce qu'on l'a
donné, ce n'est point simonie, au moins en conscience. Et un peu après: Il faut
dire la même chose, encore qu'on regarde le temporel comme sa fin principale,
et qu'on le préfère même au spirituel: quoique saint Thomas et d'autres
semblent dire le contraire, en ce qu'ils assurent que c'est absolument
simonie de donner un bien spirituel pour un temporel, lorsque le temporel en
est la fin.
Voilà, mes Pères,
votre doctrine de la simonie enseignée par vos meilleurs auteurs, qui se
suivent en cela bien exactement. Il ne me reste donc qu'à répondre à vos
impostures. Vous n'avez rien dit sur l'opinion de Valentia, et ainsi sa
doctrine subsiste après votre réponse. Mais vous vous arrêtez sur celle de
Tannerus, et vous dites qu'il a seulement décidé que ce n'était pas une
simonie de droit divin, et vous voulez faire croire que j'ai supprimé de ce
passage ces paroles de droit divin. Sur quoi vous n'êtes pas raisonnables,
mes Pères, car ces termes, de droit divin, ne furent jamais dans ce passage.
Vous ajoutez ensuite que Tannerus déclare que c'est une simonie de droit
positif. Vous vous trompez, mes Pères: il n'a pas dit cela généralement, mais
sur des cas particuliers, in casibus a jure expressis, comme il le dit en cet
endroit. En quoi il fait une exception de ce qu'il avait établi en général
dans ce passage, que ce n'est pas simonie en conscience; ce qui enferme que
ce n'en est pas aussi une de droit positif, si vous ne voulez faire Tannerus
assez impie pour soutenir qu'une simonie de droit positif n'est pas simonie
en conscience. Mais vous recherchez à dessein ces mots de droit divin, droit
positif, droit naturel, tribunal intérieur et extérieur, cas exprimés dans le
droit, présomption externe, et les autres qui sont peu connus, afin
d'échapper sous cette obscurité, et de faire perdre la vue de vos égarements.
Vous n'échapperez pas néanmoins, mes Pères, par ces vaines subtilités, car je
vous ferai des questions si simples, qu'elles ne seront point sujettes au
distinguo.
Je vous demande donc,
sans parler de droit positif, ni de présomption de tribunal extérieur, si un
bénéficier sera simoniaque, selon vos auteurs, en donnant un bénéfice de
quatre mille livres de rente, et recevant dix mille francs argent comptant,
non pas comme prix du bénéfice, mais comme un motif qui le porte à le donner.
Répondez-moi nettement, mes Pères; que faut-il conclure sur ce cas, selon vos
auteurs? Tannerus ne dira-t-il pas formellement que ce n'est pas simonie en
conscience, puisque le temporel n'est point le prix du bénéfice, mais
seulement le motif qui le fait donner? Valentia, vos thèses de Caen, Sanchez
et Escobar, ne décideront-ils pas de même, que ce n'est pas simonie par la
même raison? [En] faut-il davantage pour excuser ce bénéficier de simonie? Et
oseriez-vous le traiter de simoniaque dans vos confessionnaux, quelque
sentiment que vous en ayez par vous-mêmes, puisqu'il aurait droit de vous
fermer la bouche, ayant agi selon l'avis de tant de docteurs graves?
Confessez donc qu'un tel bénéficier est excusé de simonie, selon vous, et
défendez maintenant cette doctrine, si vous le pouvez.
Voilà, mes Pères,
comment il faut traiter les questions pour les démêler, au lieu de les
embrouiller, ou par des termes d'Ecole ou en changeant l'état de la question,
comme vous faites dans votre dernier reproche en cette sorte. Tannerus,
dites-vous, déclare au moins qu'un tel échange est un grand péché; et vous me
reprochez d'avoir supprimé malicieusement cette circonstance, qui le justifie
entièrement, à ce que vous prétendez. Mais vous avez tort, et en plusieurs
manières. Car, quand ce que vous dites serait vrai., il ne s'agissait pas, au
lieu où j'en parlais, de savoir s'il y avait en cela du péché, mais seulement
s'il y avait de la simonie. Or, ce sont deux questions fort séparées; les
péchés n'obligent qu'à se confesser, selon vos maximes; la simonie oblige à
restituer, et il y a des personnes à qui cela paraîtrait assez différent. Car
vous avez bien trouvé des expédients pour rendre la confession douce, mais
vous n'en avez point trouvé pour rendre la restitution agréable. J'ai à vous
dire de plus que le cas que Tannerus accuse de péché n'est pas simplement
celui où l'on donne un bien spirituel pour un temporel, qui en est le motif
même principal; mais il ajoute encore que l'on prise plus le temporel que le
spirituel, ce qui est ce cas imaginaire dont nous avons parlé. Et il ne fait
pas de mal de charger celui-là de péché, puisqu'il faudrait être bien méchant
ou bien stupide, pour ne vouloir pas éviter un péché par un moyen aussi
facile qu'est celui de s'abstenir de comparer les prix de ces deux choses,
lorsqu'il est permis de donner l'une pour l'autre. Outre que Valentia,
examinant, au lieu déjà cité, s'il y a du péché à donner un bien spirituel
pour un temporel, qui en est le motif principal, rapporte les raisons de ceux
qui disent que oui, en ajoutant: sed hoc non videtur mihi salis certum; cela
ne me parait pas assez certain.
Mais, depuis, votre
P. Erade Bille, professeur des cas de conscience à Caen, a décidé qu'il n'y a
en cela aucun péché, car les opinions probables vont toujours en mûrissant.
C'est ce qu'il déclare dans ses écrits de 1644, contre lesquels M. Dupré,
docteur et professeur à Caen, fit cette belle harangue imprimée, qui est
assez connue. Car, quoique ce P. Erade Bille reconnaisse que la doctrine de
Valentia, suivie par le P. Milhard, et condamnée en Sorbonne, soit contraire
au sentiment commun, suspecte de simonie en plusieurs choses, et punie en
justice, quand la pratique en est découverte, il ne laisse pas de dire que
c'est une opinion probable, et par conséquent sûre en conscience, et qu'il
n'y a en cela ni simonie ni péché. C'est, dit-il, une opinion probable et
enseignée par beaucoup de docteurs catholiques, qu'il n'y a aucune simonie,
NI AUCUN PECHE, à donner de l'argent, ou une autre chose temporelle pour un
bénéfice, soit par forme de reconnaissance, soit comme un motif sans lequel
on ne le donnerait pas, pourvu qu'on ne le donne pas comme un prix égal au
bénéfice. C'est là tout ce qu'on peut désirer. Et selon toutes ces maximes,
vous voyez, mes Pères, que la simonie sera si rare, qu'on en aurait exempté
Simon même le magicien, qui voulait acheter le Saint-Esprit, en quoi il est
l'image des simoniaques qui achètent; et Giezi, qui reçut de l'argent pour un
miracle, en quoi il est la figure des simoniaques qui vendent. Car il est
sans doute, que, quand Simon, dans les Actes, offrit de l'argent aux apôtres
pour avoir leur puissance, il ne se servit ni des termes d'acheter, ni de
vendre, ni de prix, et qu'il ne fit autre chose que d'offrir de l'argent,
comme un motif pour se faire donner ce bien spirituel. Ce qui étant exempt de
simonie, selon vos auteurs, il se fût bien garanti de l'anathème de saint
Pierre, s'il eût été instruit de vos maximes. Et cette ignorance fit aussi
grand tort à Giezi, quand il fut frappé de la lèpre par Elisée; car, n'ayant
reçu l'argent de ce prince guéri miraculeusement que comme une
reconnaissance, et non pas comme un prix égal à la vertu divine qui avait
opéré ce miracle, il eût obligé Elisée à le guérir, sur peine de péché
mortel, puisqu'il aurait agi selon tant de docteurs graves, et qu'en pareil
cas vos confesseurs sont obligés d'absoudre leurs pénitents et de les laver
de la lèpre spirituelle, dont la corporelle n'est que la figure.
Tout de bon, mes
Pères, il serait aisé de vous tourner là-dessus en ridicules: je ne sais
pourquoi vous vous y exposez. Car je n'aurais qu'à rapporter vos autres
maximes, comme celle-ci d'Escobar dans la pratique de la simonie selon la
Société de Jésus, si. 40: Est-ce simonie, lorsque deux religieux s'engagent
l'un à l'autre en cette sorte: Donnez-moi votre voix pour me faire élire
Provincial, et je vous donnerai la mienne pour vous faire Prieur? Nullement.
Et cet autre, n. 14: Ce n'est pas simonie de se faire donner un bénéfice en
promettant de l'argent, quand on n'a pas dessein de payer en effet; parce que
ce n'est qu'une simonie feinte, qui n'est non plus vraie que du faux or n'est
pas du vrai b or. C'est par cette subtilité de conscience qu'il a trouvé le
moyen, en ajoutant la fourbe à la simonie, de faire avoir des bénéfices sans
argent et sans simonie. Mais je n'ai pas le loisir d'en dire davantage; car
il faut que je pense à me défendre contre votre troisième calomnie sur le
sujet des banqueroutiers.
Pour celle-ci, mes
Pères, il n'y a rien de plus grossier. Vous me traitez d'imposteur sur le sujet
d'un sentiment de Lessius, que je n'ai point cité de moi-même, mais qui se
trouve allégué par Escobar, dans un passage que j'en rapporte; et ainsi,
quand il serait vrai que Lessius ne serait pas de l'avis qu'Escobar lui
attribue, qu'y a-t-il de plus injuste que de s'en prendre à moi? Quand je
cite Lessius et vos autres auteurs de moi-même, je consens d'en répondre.
Mais comme Escobar a ramassé les opinions des 24 de vos Pères, je vous
demande si je dois être garant d'autre chose que de ce que je cite de lui; et
s'il faut, outre cela, que je réponde des citations qu'il fait lui-même dans
les passages que j'en ai pris. Cela ne serait pas raisonnable. Or, c'est de
quoi il s'agit en cet endroit. J'ai rapporté dans ma Lettre ce passage
d'Escobar, traduit fort fidèlement, et sur lequel aussi vous ne dites rien:
Celui qui fait banqueroute peut-il en sûreté de conscience retenir de ses
biens autant qu'il est nécessaire pour vivre avec honneur, ne indecore vivat?
JE REPONDS QUE OUI AVEC LESSIUS, CUM LESSIO ASSERO POSSE etc. Sur cela vous
me dites que Lessius n'est pas de ce sentiment. Mais pensez un peu où vous
vous engagez. Car, s'il est vrai qu'il en est, on vous appellera imposteurs,
d'avoir assuré le contraire; et s'il n'en est pas, Escobar sera l'imposteur:
de sorte qu'il faut maintenant, par nécessité, que quelqu'un de la Société
soit convaincu d'imposture. Voyez un peu quel scandale! Aussi vous ne savez
prévoir la suite des choses. Il vous semble qu'il n'y a qu'à dire des injures
aux personnes, sans penser sur qui elles retombent. Que ne faisiez-vous
savoir votre difficulté à Escobar, avant que de la publier? Il vous eût
satisfait. Il n'est pas si malaisé d'avoir des nouvelles de Valladolid, où il
est en parfaite santé, et où il achève sa grande Théologie morale en six
volumes, sur les premiers desquels je vous pourrai dire un jour quelque
chose. On lui a envoyé les dix premières Lettres, vous pouviez aussi lui
envoyer votre objection, et je m'assure qu'il y eût bien répondu: car il a vu
sans doute dans Lessius ce passage, d'où il a pris le ne indecore vivat.
Lisez-le bien, mes Pères, et vous l'y trouverez comme moi, lib. 2, c. 16, n.
45: Idem colligitur aperte ex juribus citatis, maxime quoad ea bona quoe post
cessionem acquirit, de quibus is qui debilor est etiam ex delicto, potest
retinere quantum necessarium est, ut pro sua conditione NON INDECORE VIVAT.
Petes an leges id permittant de bonis quoe tempore insiantis cessionis
habebat? Ita vidécur colligi ex DD.
Je ne m'arrêterai pas
à vous montrer que Lessius, pour autoriser cette maxime, abuse de la loi qui
n'accorde que le simple vivre aux banqueroutiers, et non pas de quoi
subsister avec honneur. Il suffit d'avoir justifié Escobar contre une telle
accusation; c'est plus que je ne devais faire. Mais vous, mes Pères, vous ne
faites pas ce que vous devez: car il est question de répondre au passage
d'Escobar, dont les décisions sont commodes, en ce qu'étant indépendantes du
devant et de la suite, et toutes renfermées en de petits articles, elles ne
sont pas sujettes à vos distinctions. Je vous ai cité son passage entier, qui
permet à ceux qui font cession de retenir de leurs biens, quoique acquis
injustement, pour faire subsister leur famille avec honneur. Sur quoi je me
suis écrié dans mes Lettres: Comment! mes Pères, par quelle étrange charité
voulez-vous que les biens appartiennent plutôt à ceux qui les ont mal acquis
qu'aux créanciers légitimes? C'est à quoi il faut répondre: mais c'est ce qui
vous met dans un fâcheux embarras, que vous essayez en vain d'éluder en
détournant la question, et citant d'autres passages de Lessius, desquels il
ne s'agit point. Je vous demande donc si cette maxime d'Escobar peut être
suivie en conscience par ceux qui font banqueroute? Et prenez garde à ce que
vous direz. Car si vous répondez que non, que deviendra votre docteur, et
votre doctrine de la probabilité? Et si vous dites que oui, je vous renvoie
au Parlement.
Je vous laisse dans
cette peine, mes Pères; car je n'ai plus ici de place pour entreprendre
l'Imposture suivante sur le passage de Lessius touchant l'homicide; ce sera
pour la première fois, et le reste ensuite.
Je ne vous dirai rien
cependant sur les Avertissements pleins de faussetés scandaleuses par où vous
finissez chaque imposture: je repartirai à tout cela dans la Lettre où
j'espère montrer la source de vos calomnies. Je vous plains, mes Pères,
d'avoir recours à de tels remèdes. Les injures que vous me dites
n'éclairciront pas nos différends, et les menaces que vous me faites en tant
de façons ne m'empêcheront pas de me défendre. Vous croyez avoir la force et
l'impunité, mais je crois avoir la vérité et l'innocence. C'est une étrange
et longue guerre que celle où la violence essaie d'opprimer la vérité. Tous
les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité, et ne servent qu'à
la relever davantage. Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour
arrêter la violence, et ne font que l'irriter encore plus. Quand la force
combat la force, la plus puissante détruit la moindre: quand l'on oppose les
discours aux discours, ceux qui sont véritables et convaincants confondent et
dissipent ceux qui n'ont que la vanité et le mensonge: mais la violence et la
vérité ne peuvent rien l'une sur l'autre. Qu'on ne prétende pas de là
néanmoins que les choses soient égales: car il y a cette extrême différence,
que la violence n'a qu'un cours borné par l'ordre de Dieu, qui en conduit les
effets à la gloire de la vérité qu'elle attaque: au lieu que la vérité
subsiste éternellement, et triomphe enfin de ses ennemis, parce qu'elle est
éternelle et puissante comme Dieu même.
Treizième lettre aux
révérends pères jésuites
Du 30 septembre 1656.
Mes Révérends Pères,
Je viens de voir
votre dernier écrit, où vous continuez vos impostures jusqu'à la vingtième,
en déclarant que vous finissez par là cette sorte d'accusation, qui faisait
votre première partie, pour en venir à la seconde, où vous devez prendre une
nouvelle manière de vous défendre, en montrant qu'il y a bien d'autres
casuistes que les vôtres qui sont dans le relâchement aussi bien que vous. Je
vois donc maintenant, mes Pères, à combien d'impostures j'ai à répondre: et
puisque la quatrième où nous en sommes demeurés est sur le sujet de
l'homicide, il sera à propos, en y répondant, de satisfaire en même temps à
la 11, 13, 14, 15, 16, 17 et 18 qui sont sur le même sujet.
Je justifierai donc,
dans cette lettre, la vérité de mes citations contre les faussetés que vous
m'imposez. Mais parce que vous avez osé avancer dans vos écrits, que les
sentiments de vos auteurs sur le meurtre sont conformes aux décisions des
Papes et des lois ecclésiastiques, vous m'obligerez à détruire, dans ma
lettre suivante, une proposition si téméraire et si injurieuse à l'Eglise. Il
importe de faire voir qu'elle est exempte de vos corruptions, afin que les
hérétiques ne puissent pas se prévaloir de vos égarements pour en tirer des
conséquences qui la déshonorent. Et ainsi, en voyant d'une part vos
pernicieuses maximes, et de l'autre les Canons de l'Eglise qui les ont
toujours condamnées, on trouvera tout ensemble, et ce qu'on doit éviter, et
ce qu'on doit suivre.
Votre quatrième
imposture est sur une maxime touchant le meurtre, que vous prétendez que j'ai
faussement attribuée à Lessius. C'est celle-ci: Celui qui a reçu un soufflet
peut poursuivre à l'heure même son ennemi, et même à coups d'épée, non pas
pour se venger, mais pour réparer son honneur. Sur quoi vous dites que cette
opinion-là est du casuiste Victoria. Et ce n'est pas encore là le sujet de la
dispute, car il n'y a point de répugnance à dire qu'elle soit tout ensemble
de Victoria et de Lessius, puisque Lessius dit lui-même qu'elle est aussi de
Navarre et de votre Père Henriquez, qui enseignent que celui qui a reçu un
soufflet peut à l'heure même poursuivre son homme, et lui donner autant de
coups qu'il jugera nécessaire pour réparer son honneur. Il est donc seulement
question de savoir si Lessius est du sentiment de ces auteurs, aussi bien que
son confrère. Et c'est pourquoi vous ajoutez: Que Lessius ne rapporte cette
opinion que pour la réfuter; et qu'ainsi je lui attribue un sentiment qu'il
n'allègue que pour le combattre, qui est l'action du monde la plus lâche et
la plus honteuse à un écrivain. Or je soutiens, mes Pères, qu'il ne la
rapporte que pour la suivre. C'est une question de fait qu'il sera bien
facile de décider. Voyons donc comment vous prouvez ce que vous dites, et
vous verrez ensuite comment je prouve ce que je dis.
Pour montrer que
Lessius n'est pas de ce sentiment, vous dites qu'il en condamne la pratique;
et pour prouver cela, vous rapportez un de ses passages, liv. 2, c. 9, n. 82,
où il dit ces mots: J'en condamne la pratique. Je demeure d'accord que, si on
cherche ces paroles dans Lessius, au nombre 82, où vous les citez, on les y
trouvera. Mais que dira-t-on, mes Pères, quand on verra en même temps qu'il
traite en cet endroit d'une question toute différente de celle dont nous
parlons, et que l'opinion, dont il dit en ce lieu-là qu'il en condamne la
pratique, n'est en aucune sorte celle dont il s'agit ici, mais une autre toute
séparée? Cependant il ne faut, pour en être éclairci, qu'ouvrir le livre même
où vous renvoyez; car on y trouvera toute la suite de son discours en cette
manière.
Il traite la
question, savoir si on peut tuer pour un soufflet, au n. 79, et il la finit
au nombre 80, sans qu'il y ait en tout cela un seul mot de condamnation.
Cette question étant terminée, il en commence une nouvelle en l'article 81,
savoir si on peut tuer pour des médisances. Et c'est sur celle-là qu'il dit,
au n. 82, ces paroles que vous avez citées: J'en condamne la pratique.
N'est-ce donc pas une
chose honteuse, mes Pères, que vous osiez produire ces paroles, pour faire
croire que Lessius condamne l'opinion qu'on peut tuer pour un soufflet? Et
que, n'en ayant rapporté en tout que cette seule preuve, vous triomphiez
là-dessus, en disant, comme vous faites: Plusieurs personnes d'honneur dans
Paris ont déjà reconnu cette insigne fausseté par la lecture de Lessius, et
ont appris par là quelle créance on doit avoir à ce calomniateur? Quoi! mes
Pères, est-ce ainsi que vous abusez de la créance que ces personnes d'honneur
ont en vous? Pour leur faire entendre que Lessius n'est pas d'un sentiment,
vous leur ouvrez son livre en un endroit où il en condamne un autre; et comme
ces personnes n'entrent pas en défiance de votre bonne foi, et ne pensent pas
à examiner s'il s'agit en ce lieu-là de la question contestée, vous trompez
ainsi leur crédulité. Je m'assure, mes Pères, que, pour vous garantir d'un si
honteux mensonge, vous avez eu recours à votre doctrine des équivoques, et
que, lisant ce passage tout haut, vous disiez tout bas qu'il s'y agissait
d'une autre matière. Mais je ne sais si cette raison, qui suffit bien pour
satisfaire votre conscience, suffira pour satisfaire la juste plainte que vous
feront ces gens d'honneur quand ils verront que vous les avez joués de cette
sorte.
Empêchez-les donc
bien, mes Pères, de voir mes lettres, puisque c'est le seul moyen qui vous
reste pour conserver encore quelque temps votre crédit. Je n'en use pas ainsi
des vôtres; j'en envoie à tous mes amis; je souhaite que tout le monde les
voie; et je crois que nous avons tous raison. Car enfin, après avoir publié
cette quatrième imposture avec tant d'éclat, vous voilà décriés, si on vient
à savoir que vous y avez supposé un passage pour un autre. On jugera
facilement que, si vous eussiez trouvé ce que vous demandiez au lieu même où
Lessius traite cette matière, vous ne l'eussiez pas été chercher ailleurs; et
que vous n'y avez eu recours que parce que vous n'y voyiez rien qui fût
favorable à votre dessein. Vous vouliez faire trouver dans Lessius ce que
vous dites dans votre imposture, p. 10, ligne 12, qu'il n'accorde pas que
cette opinion soit probable dans la spéculation; et Lessius dit expressément
en sa conclusion, n. 80: Cette opinion, qu'on peut tuer pour un soufflet
reçu, est probable dans la spéculation. N'est-ce pas là mot à mot le
contraire de votre discours? Et qui peut assez admirer avec quelle hardiesse
vous produisez en propres termes, le contraire d'une vérité de fait? de sorte
qu'au lieu que vous concluiez, de votre passage supposé, que Lessius n'était
pas de ce sentiment, il se conclut fort bien, de son véritable passage, qu'il
est de ce même sentiment.
Vous vouliez encore
faire dire à Lessius qu'il en condamne la pratique. Et comme je l'ai déjà
dit, il ne se trouve pas une seule parole de condamnation en ce lieu-là; mais
il parle ainsi: Il semble qu'on n'en doit pas FACILEMENT permettre la
pratique: in praxi non videtur FACILE PERMITTENDA. Est-ce là, mes Pères, le
langage d'un homme qui condamne une maxime? Diriez-vous qu'il. ne faut pas
permettre facilement, dans la pratique, les adultères ou les incestes? Ne
doit-on pas conclure au contraire que, puisque Lessius ne dit autre chose,
sinon que la pratique n'en doit pas être facilement permise, son sentiment
est que cette pratique peut être quelquefois permise, quoique rarement? Et
comme s'il eût voulu apprendre à tout le monde quand on la doit permettre, et
ôter aux personnes offensées les scrupules qui les pourraient troubler mal à
propos, ne sachant en quelles occasions il leur est permis de tuer dans la
pratique, il a eu soin de leur marquer ce qu'ils doivent éviter pour
pratiquer cette doctrine en conscience. Ecoutez-le, mes Pères. Il semble,
dit-il, qu'on ne doit pas le permettre facilement, A CAUSE du danger qu'il
[y] a qu'on agisse en cela par haine, ou par vengeance, ou avec excès, ou que
cela ne causât trop de meurtres. De sorte qu'il est clair que ce meurtre
restera tout a fait permis dans la pratique, selon Lessius, si on évite ces
inconvénients, c'est-à-dire si l'on peut agir sans haine, sans vengeance, et
dans des circonstances qui [n']attirent pas beaucoup de meurtres. En
voulez-vous un exemple, mes Pères? En voici un assez nouveau; c'est celui du
soufflet de Compiègne. Car vous avouerez que celui qui l'a reçu a témoigné,
par la manière dont il s'est conduit, qu'il était assez maître des mouvements
de haine et de vengeance. Il ne lui restait donc qu'à éviter un trop grand
nombre de meurtres; et vous savez, mes Pères, qu'il est si rare que des
Jésuites donnent des soufflets aux officiers de la maison du roi, qu'il n'y
avait pas à craindre qu'un meurtre en cette occasion en eût tiré beaucoup
d'autres en conséquence. Et ainsi vous ne sauriez nier que ce Jésuite ne fût
tuable en sûreté de conscience, et que l'offensé ne pût en cette rencontre
pratiquer envers lui la doctrine de Lessius. Et peut-être, mes Pères, qu'il
l'eût fait, s'il eût été instruit dans votre école, et s'il eût appris
d'Escobar qu'un homme qui a reçu un soufflet est réputé sans honneur jusqu'à
ce qu'il ait tué celui qui le lui a donné. Mais vous avez sujet de croire que
les instructions fort contraires qu'il a reçues d'un curé que vous n'aimez
pas trop, n'ont pas peu contribué en cette occasion à sauver la vie à un
Jésuite.
Ne nous parlez donc
plus de ces inconvénients qu'on peut éviter en tant de rencontres, et hors
lesquels le meurtre est permis, selon Lessius, dans la pratique même. C'est
ce qu'ont bien reconnu vos auteurs, cités par Escobar dans la pratique de
l'homicide selon votre Société: Est-il permis, dit-il, de tuer celui qui a
donné un soufflet? Lessius dit que cela est permis dans la spéculation, mais
qu'on ne le doit pas conseiller dans la pratique, non consulendum in praxi, à
cause du danger de la haine ou des meurtres nuisibles à l'Etat qui en
pourraient arriver. MAIS LES AUTRES ONT JUGE QU'EN EVITANT CES INCONVENIENTS
CELA EST PERMIS ET SUR DANS LA PRATIQUE: in praxi probabilem et tutam
judicarunt Henriquez, etc. Voilà comment les opinions s'élèvent peu à peu
jusqu'au comble de la probabilité. Car vous y avez porté celle-ci, en la
permettant enfin sans aucune distinction de spéculation ni de pratique, en
ces termes: Il est permis, lorsqu'on a reçu un soufflet, de donner
incontinent un coup d'épée, non pas pour se venger, mais pour conserver son
honneur. C'est ce qu'ont enseigné vos Pères à Caen, en 1644, dans leurs
écrits publics, que l'Université produisit au Parlement lorsqu'elle y
présenta sa troisième requête contre votre doctrine de l'homicide, comme il
se voit en la p. 339 du livre qu'elle en fit alors imprimer.
Remarquez donc, mes
Pères, que vos propres auteurs ruinent d'eux-mêmes cette vaine distinction de
spéculation et de pratique que l'Université avait traitée de ridicule, et
dont l'invention est un secret de votre politique qu'il est bon de faire
entendre. Car, outre que l'intelligence en est nécessaire pour les 15. 16.
17. et 18. impostures, il est toujours à propos de découvrir peu à peu les
principes de cette politique mystérieuse.
Quand vous avez
entrepris de décider les cas de conscience d'une manière favorable et
accommodante, vous en avez trouvé où la religion seule était intéressée,
comme les questions de la contrition, de la pénitence, de l'amour de Dieu, et
toutes celles qui ne touchent que l'intérieur des consciences. Mais vous en
avez trouvé d'autres où l'Etat a intérêt aussi bien que la religion, comme
sont celles de l'usure, des banqueroutes, de l'homicide, et autres
semblables; et c'est une chose bien sensible à ceux qui ont un véritable
amour pour l'Eglise, de voir qu'en une infinité d'occasions où vous n'avez eu
que la religion à combattre, vous en avez renversé les lois sans réserve,
sans distinction et sans crainte, comme il se voit dans vos opinions si
hardies contre la pénitence et l'amour de Dieu, parce que vous saviez que ce
n'est pas ici le lieu où Dieu exerce visiblement sa justice. Mais dans celles
ou l'Etat est intéressé aussi bien que la religion, l'appréhension que vous
avez eue de la justice des hommes vous a fait partager vos décisions, et
former deux questions sur ces matières: l'une que vous appelez de
spéculation, dans laquelle, en considérant ces crimes en eux-mêmes, sans
regarder à l'intérêt de l'Etat, mais seulement à la loi de Dieu qui les
défend, vous les avez permis sans hésiter, en renversant ainsi la loi de Dieu
qui les condamne; l'autre, que vous appelez de pratique, dans laquelle, en
considérant le dommage que l'Etat en recevrait, et la présence des magistrats
qui maintiennent la sûreté publique, vous n'approuvez pas toujours dans la
pratique ces meurtres et ces crimes que vous trouvez permis dans la
spéculation, afin de vous mettre par là à couvert du côté des juges. C'est
ainsi, par exemple, que, sur cette question, s'il est permis de tuer pour des
médisances, vos auteurs, Filiutius, tr. 29, cap. 3, num. 52; Reginaldus, l.
21, cap. 5, num. 63, et les autres répondent: Cela est permis dans la
spéculation, ex probabili opinione licet; mais je n'en approuve pas la
pratique, à cause du grand nombre de meurtres qui en arriveraient et qui
feraient tort à l'Etat, si on tuait tous les médisants; et qu'aussi on serait
puni en justice en tuant pour ce sujet. Voilà de quelle sorte vos opinions
commencent à paraître sous cette distinction, par le moyen de laquelle vous
ne ruinez que la religion, sans blesser encore sensiblement l'Etat. Par là
vous croyez être en assurance. Car vous vous imaginez que le crédit que vous
avez dans l'Eglise empêchera qu'on ne punisse vos attentats contre la vérité;
et que les précautions que vous apportez pour ne mettre pas facilement ces
permissions en pratique, vous mettront à couvert de la part des magistrats,
qui, n'étant pas juges des cas de conscience, n'ont proprement intérêt qu'à
la pratique extérieure. Ainsi une opinion qui serait condamnée sous le nom de
pratique se produit en sûreté sous le nom de spéculation. Mais cette base
étant affermie, il n'est pas difficile d'y élever le reste de vos maximes. Il
y avait une distance infinie entre la défense que Dieu a faite de tuer, et la
permission spéculative que vos auteurs en ont donnée. Mais la distance est
bien petite de cette permission à la pratique. Il ne reste seulement qu'à
montrer que ce qui est permis dans la spéculative l'est bien aussi dans la
pratique. Or, on ne manquera pas de raisons pour cela. Vous en avez bien
trouvé en des cas plus difficiles. Voulez-vous voir, mes Pères, par où l'on y
arrive? Suivez ce raisonnement d'Escobar, qui l'a décidé nettement dans le
premier des six tomes de sa grande Théologie Morale, dont je vous ai parlé,
où il est tout autrement éclairé que dans ce recueil qu'il avait fait de vos
24 vieillards; car, au lieu qu'il avait pensé en ce temps-là qu'il pouvait y
avoir des opinions probables dans la spéculation qui ne fussent pas sûres
dans la pratique, il a connu le contraire depuis, et l'a fort bien établi
dans ce dernier ouvrage: tant la doctrine de la probabilité en général reçoit
d'accroissement par le temps, aussi bien que chaque opinion probable en
particulier. Ecoutez-le donc In proeloq. n. 15. Je ne vois pas, dit-il,
comment il se pourrait faire que ce qui parait permis dans la spéculation ne
le fût pas dans la pratique, puisque ce qu'on peut faire dans la pratique
dépend de ce qu'on trouve permis dans la spéculation, et que ces choses ne
diffèrent l'une de l'autre que comme l'effet de la cause. Car la spéculation
est ce qui détermine à l'action. D'où IL S'ENSUIT QU'ON PEUT EN SURETE DE
CONSCIENCE SUIVRE DANS LA PRATIQUE LES OPINIONS PROBABLES DANS LA SPECULATION,
et même avec plus de sûreté que celles qu'on n'a pas si bien examinées
spéculativement.
En vérité, mes Pères,
votre Escobar raisonne assez bien quelquefois. Et en effet, il y a tant de
liaison entre la spéculation et la pratique, que, quand l'une a pris racine,
vous ne faites plus difficulté de permettre [l'autre] sans déguisement. C'est
ce qu'on a vu dans la permission de tuer pour un soufflet, qui de la simple
spéculation, a été portée hardiment par Lessius à une pratique qu'on ne doit
pas facilement accorder, et de là par Escobar à une pratique facile; d'où vos
Pères de Caen l'ont conduite à une permission pleine, sans distinction de
théorie et de pratique, comme vous l'avez déjà vu.
C'est ainsi que vous
faites croître peu à peu vos opinions. Si elles paraissaient tout à coup dans
leur dernier excès, elles causeraient de l'horreur; mais ce progrès lent et
insensible y accoutume doucement les hommes, et en ôte le scandale. Et par ce
moyen la permission de tuer, si odieuse à l'Etat et à l'Eglise, s'introduit
premièrement dans I'Eglise, et ensuite de l'Eglise dans l'Etat.
On a vu un semblable
succès de l'opinion de tuer pour des médisances. Car elle est aujourd'hui
arrivée à une permission pareille sans aucune distinction. Je ne m'arrêterais
pas à vous en rapporter les passages de vos Pères, si cela n'était nécessaire
pour confondre l'assurance que vous avez eue de dire deux fois dans votre 15.
imposture, p. 26 et 30, qu'il n'y a pas un Jésuite qui permette de tuer pour
des médisances. Quand vous dites cela, mes Pères, vous devriez aussi empêcher
que je ne le visse, puisqu'il m'est si facile d'y répondre. Car, outre que
vos Pères Reginaldus, Filiutius, etc., l'ont permis dans la spéculation,
comme je l'ai déjà dit, et que de là le principe d'Escobar nous mène sûrement
à la pratique, j'ai à vous dire de plus que vous avez plusieurs auteurs qui
l'ont permis en mots propres, et entre autres le P. Héreau dans ses leçons
publiques, ensuite desquelles le Roi le fit mettre en arrêt en votre maison
pour avoir enseigné, outre plusieurs erreurs, que quand celui qui nous décrie
devant des gens d'honneur continue après l'avoir averti de cesser, il nous
est permis de le tuer; non pas véritablement en public, de peur de scandale,
mais en cachette, SED CLAM.
Je vous ai déjà parlé
du P. Lamy, et vous n'ignorez pas que sa doctrine sur ce sujet a été censurée
en 1649 par l'Université de Louvain. Et néanmoins il n'y a pas encore deux
mois que votre Père Des Bois a soutenu à Rouen cette doctrine censurée du P.
Lamy, et a enseigné qu'il est permis à un religieux de défendre l'honneur
qu'il a acquis par sa vertu, MEME EN TUANT celui qui attaque sa réputation,
ETIAM CUM MORTE INVASORIS. Ce qui a causé un tel scandale en cette ville-là,
que tous les Curés se sont unis pour lui faire imposer silence, et
[l']obliger à rétracter sa doctrine, par les voies canoniques. L'affaire en
est à l'Officialité.
Que voulez-vous donc
dire, mes Pères? Comment entreprenez-vous de soutenir après cela qu'aucun
Jésuite n'est d'avis qu'on puisse tuer pour des médisances? Et fallait-il
autre chose pour vous en convaincre que les opinions mêmes de vos Pères que
vous rapportez, puisqu'ils ne défendent pas spéculativement de tuer, mais
seulement dans la pratique, à cause du mai qui en arriverait à l'Etat? Car je
vous demande sur cela, mes Pères, s'il s'agit dans nos disputes d'autre
chose, sinon d'examiner si vous avez renversé la loi de Dieu qui défend
l'homicide. Il n'est pas question de savoir si vous avez blessé l'Etat, mais
la religion. A quoi sert-il donc, dans ce genre de dispute, de montrer que
vous avez épargné l'Etat, quand vous faites voir en même temps que vous avez
détruit la religion, en disant, comme vous faites, p. 28, l. 3, que le sens
de Reginaldus sur la question de tuer pour des médisances, est qu'un
particulier a droit d'user de cette sorte de défense, la considérant
simplement en elle-même? Je n'en veux pas davantage que cet aveu pour vous
confondre. Un particulier, dites-vous, a droit d'user de cette défense,
c'est-à-dire de tuer pour des médisances, en considérant la chose en
elle-même. Et par conséquent, mes Pères, la loi de Dieu qui défend de tuer
est ruinée par cette décision.
Et il ne sert de rien
de dire ensuite, comme vous faites, que cela est illégitime et criminel, même
selon la loi de Dieu, à raison des meurtres et des désordres qui en
arriveraient dans l'Etat, parce qu'on est obligé, selon Dieu, d'avoir égard
au bien de l'Etat. C'est sortir de la question. Car, mes Pères, il y a deux
lois à observer: l'une qui défend de tuer, l'autre qui défend de nuire à
l'Etat. Reginaldus n'a pas peut-être violé la loi qui défend de nuire à
l'Etat, mais il a violé certainement celle qui défend de tuer. Or, il ne
s'agit ici que de celle-là seule. Outre que vos autres Pères, qui ont permis
ces meurtres dans la pratique, ont ruiné l'une aussi bien que l'autre. Mais
allons plus avant, mes Pères. Nous voyons bien que vous défendez quelquefois
de nuire à l'Etat, et vous dites que votre dessein en cela est d'observer la
loi de Dieu qui oblige à le maintenir. Cela peut être véritable, quoiqu'il ne
soit pas certain; puisque vous pourriez faire la même chose par la seule
crainte des juges. Examinons donc, je vous prie, de quel principe part ce
mouvement.
N'est-il pas vrai,
mes Pères, que si vous regardiez véritablement Dieu, et que l'observation de
sa loi fût le premier et principal objet de votre pensée, ce respect
régnerait uniformément dans toutes vos décisions importantes, et vous
engagerait à prendre dans toutes ces occasions l'intérêt de la religion? Mais
si l'on voit au contraire que vous violez en tant de rencontres les ordres
les plus saints que Dieu ait imposés aux hommes, quand il n'y a que sa loi à
combattre, et que, dans les occasions mêmes dont il s'agit, vous anéantissez
la loi de Dieu, qui défend ces actions comme criminelles en elles-mêmes, et
ne témoignez craindre de les approuver dans la pratique que par la crainte
des juges, ne nous donnez-vous pas sujet de juger que ce n'est point Dieu que
vous considérez dans cette crainte, et que, si en apparence vous maintenez sa
loi en ce qui regarde l'obligation de ne pas nuire à l'Etat, ce n'est pas
pour sa loi même, mais pour arriver à vos fins, comme ont toujours fait les
moins religieux politiques?
Quoi, mes Pères! vous
nous direz qu'en ne regardant que la loi de Dieu qui défend l'homicide, on a
droit de tuer pour des médisances? Et après avoir ainsi violé la loi
éternelle de Dieu, vous croirez lever le scandale que vous avez causé, et
nous persuader de votre respect envers lui en ajoutant que vous en défendez
la pratique pour des considérations d'Etat, et par la crainte des juges?
N'est-ce pas au contraire exciter un scandale nouveau, non pas par le respect
que vous témoignez en cela pour les juges, car ce n'est pas cela que je vous
reproche, et vous vous jouez ridiculement là-dessus, page 29. Je ne vous
reproche pas de craindre les juges, mais de ne craindre que les juges. C'est
cela que je blâme, parce que c'est faire Dieu moins ennemi des crimes que les
hommes. Si vous disiez qu'on peut tuer un médisant selon les hommes, mais non
pas selon Dieu, cela serait moins insupportable; mais quand vous prétendez
que ce qui est trop criminel pour être souffert par les hommes soit innocent
et juste aux yeux de Dieu qui est la justice même, que faites-vous autre
chose, sinon montrer à tout le monde que, par cet horrible renversement si
contraire à l'esprit des saints, vous êtes hardis contre Dieu, et timides
envers les hommes? Si vous aviez voulu condamner sincèrement ces homicides,
vous auriez laissé subsister l'ordre de Dieu qui les défend; et si vous aviez
osé permettre d'abord ces homicides, vous les auriez permis ouvertement,
malgré les lois de Dieu et des hommes. Mais, comme vous avez voulu les
permettre insensiblement, et surprendre les magistrats qui veillent à la
sûreté publique, vous avez agi finement en séparant vos maximes, et proposant
d'un côté qu'il est permis, dans la spéculative, de tuer pour des médisances
(car on vous laisse examiner les choses dans la spéculation), et produisant
d'un autre côté cette maxime détachée, que ce qui est permis dans la
spéculation l'est bien aussi dans la pratique. Car quel intérêt l'Etat
semble-t-il avoir dans cette proposition générale et métaphysique? Et ainsi,
ces deux principes peu suspects étant reçus séparément, la vigilance des
magistrats est trompée; puisqu'il ne faut plus que rassembler ces maximes
pour en tirer cette conclusion où vous tendez, qu'on peut donc tuer dans la
pratique pour de simples médisances.
Car c'est encore ici,
mes Pères, une des plus subtiles adresses de votre politique, de séparer dans
vos écrits les maximes que vous assemblez dans vos avis. C'est ainsi que vous
avez établi à part votre doctrine de la probabilité, que j'ai souvent
expliquée. Et ce principe général étant affermi, vous avancez séparément des
choses qui, pouvant être innocentes d'elles-mêmes, deviennent horribles étant
jointes à ce pernicieux principe. J'en donnerai pour exemple ce que vous avez
dit, page II, dans vos impostures, et à quoi il faut que je réponde: Que plusieurs
théologiens célèbres sont d'avis qu'on peut tuer pour un soufflet reçu. Il
est certain, mes Pères, que, si une personne qui ne tient point la
probabilité avait dit cela, il n'y aurait rien à reprendre, puisqu'on ne
ferait alors qu'un simple récit qui n'aurait aucune conséquence. Mais vous,
mes Pères, et tous ceux qui tenez cette dangereuse doctrine, que tout ce
qu'approuvent des auteurs célèbres est probable et sûr en conscience, quand
vous ajoutez à cela, que plusieurs auteurs célèbres sont d'avis qu'on peut
tuer pour un soufflet, qu'est-ce faire autre chose, sinon de mettre à tous
les Chrétiens le poignard à la main pour tuer ceux qui les auront offensés,
en leur déclarant qu'ils le peuvent faire en sûreté de conscience, parce
qu'ils suivront en cela l'avis de tant d'auteurs graves?
Quel horrible langage
qui, en disant que des auteurs tiennent une opinion damnable, est en même
temps une décision en faveur de cette opinion damnable, et qui autorise en
conscience tout ce qu'il ne fait que rapporter! On l'entend, mes Pères, ce
langage de votre école. Et c'est une chose étonnante que vous ayez le front
de le parler si haut, puisqu'il marque votre sentiment si à découvert, et
vous convainc de tenir pour sûre en conscience cette opinion, qu'on peut tuer
pour un soufflet, aussitôt que vous nous avez dit que plusieurs auteurs
célèbres la soutiennent.
Vous ne pouvez vous
en défendre, mes Pères, non plus que vous prévaloir des passages de Vasquez
et de Suarez que vous m'opposez, où ils condamnent ces meurtres que leurs
confrères approuvent. Ces témoignages, séparés du reste de votre doctrine,
pourraient éblouir ceux qui ne l'entendent pas assez. Mais il faut joindre
ensemble vos principes et vos maximes. Vous dites donc ici que Vasquez ne
souffre point les meurtres. Mais que dites-vous d'un autre côté, mes Pères?
Que la probabilité d'un sentiment n'empêche pas la probabilité du sentiment
contraire. Et en un autre lieu, qu'il est permis de suivre l'opinion la moins
probable et la moins sûre, en quittant l'opinion la plus probable et la plus
sûre. Que s'ensuit-il de tout cela ensemble, sinon que nous avons une entière
liberté de conscience pour suivre celui qui nous plaira de tous ces avis
opposés? Que devient donc, mes Pères, le fruit que vous espériez de toutes ces
citations? Il disparaît, puisqu'il ne faut, pour votre condamnation, que
rassembler ces maximes que vous séparez pour votre justification. Pourquoi
produisez-vous donc ces passages de vos auteurs que je n'ai point cités, pour
excuser ceux que j'ai cités, puisqu'ils n'ont rien de commun? Quel droit cela
vous donne-t-il de m'appeler imposteur? Ai-je dit que tous vos Pères sont
dans un même dérèglement? Et n'ai-je pas fait voir au contraire que votre
principal intérêt est d'en avoir de tous avis pour servir à tous vos besoins?
A ceux qui voudront tuer on présentera Lessius; à ceux qui ne voudront pas
tuer, on produira Vasquez, afin que personne ne sorte malcontent, et sans
avoir pour soi un auteur grave. Lessius parlera en païen de l'homicide, et
peut-être en chrétien de l'aumône: Vasquez parlera en païen de l'aumône, et
en chrétien de l'homicide. Mais par le moyen de la probabilité, que Vasquez
et Lessius tiennent, et qui rend toutes vos opinions communes, ils se
prêteront leurs sentiments les uns aux autres, et seront obligés d'absoudre
ceux qui auront agi selon les opinions que chacun d'eux condamne. C'est donc
cette variété qui vous confond davantage. L'uniformité serait plus
supportable: et il n'y a rien de plus contraire aux ordres exprès de saint
Ignace et de vos premiers Généraux que ce mélange confus de toutes sortes
d'opinions. Je vous en parlerai peut-être quelque jour, mes Pères, et on sera
surpris de voir combien vous êtes déchus du premier esprit de votre Institut,
et que vos propres Généraux ont prévu que le dérèglement de votre doctrine
dans la morale pourrait être funeste non seulement à votre Société, mais
encore à l'Eglise universelle.
Je vous dirai
cependant que vous ne pouvez pas tirer aucun avantage de l'opinion de
Vasquez. Ce serait une chose étrange si, entre tant de Jésuites qui ont
écrit, il n'y en avait pas un ou deux qui eussent dit ce que tous les
Chrétiens confessent. Il n'y a point de gloire à soutenir qu'on ne peut pas
tuer pour un soufflet, selon l'Evangile; mais il y a une horrible honte à le
nier. De sorte que cela vous justifie si peu qu'il n'y a rien qui vous
accable davantage; puisque, ayant eu parmi vous des docteurs qui vous ont dit
la vérité, vous n'êtes pas demeurés dans la vérité, et que vous avez mieux
aimé les ténèbres que la lumière. Car vous avez appris de Vasquez que c'est
une opinion païenne, et non pas chrétienne, de dire qu'on puisse donner un
coup de bâton à celui qui a donné un soufflet; c'est ruiner le Décalogue et
l'Evangile de dire qu'on puisse tuer pour ce sujet, et que les plus scélérats
d'entre les hommes le reconnaissent. Et cependant vous avez souffert que,
contre ces vérités connues, Lessius, Escobar et les autres aient décidé que
toutes les défenses que Dieu a faites de l'homicide, n'empêchent point qu'on
ne puisse tuer pour un soufflet. A quoi sert-il donc maintenant de produire
ce passage de Vasquez contre le sentiment de Lessius, sinon pour montrer que
Lessius est un païen et un scélérat, selon Vasquez? Et c'est ce que je
n'osais dire. Qu'en peut-on conclure, si ce n'est que Lessius ruine le
Décalogue et l'Evangile; qu'au dernier jour Vasquez condamnera Lessius sur ce
point, comme Lessius condamnera Vasquez sur un autre, et que tous vos auteurs
s'élèveront en jugement les uns contre les autres pour se condamner
réciproquement dans leurs effroyables excès contre la loi de Jésus-Christ?
Concluons donc, mes
Pères, que puisque votre probabilité rend les bons sentiments de quelques-uns
de vos auteurs inutiles à l'Eglise, et utiles seulement à votre politique,
ils ne servent qu'à nous montrer, par leur contrariété, la duplicité de votre
coeur, que vous nous avez parfaitement découverte, en nous déclarant d'une
part que Vasquez et Suarez sont contraires à l'homicide, et de l'autre, que
plusieurs auteurs célèbres sont pour l'homicide, afin d'offrir deux chemins
aux hommes, en détruisant la simplicité de l'Esprit de Dieu, qui maudit ceux
qui sont doubles de coeur, et qui se préparent deux voies: Va duplici corde,
et ingredienti duabus viis!
Quatorzième lettre aux
révérends pères jésuites
Du 23 octobre 1656.
Mes Révérends Pères,
Si je n'avais qu'à
répondre aux trois impostures qui restent sur l'homicide, je n'aurais pas
besoin d'un long discours, et vous les verrez ici réfutées en peu de mots:
mais comme je trouve bien plus important de donner au monde de l'horreur de
vos opinions sur ce sujet que de justifier la fidélité de mes citations, je
serai obligé d'employer la plus grande partie de cette lettre à la réfutation
de vos maximes, pour vous représenter combien vous êtes éloignés des
sentiments de l'Eglise, et même de la nature. Les permissions de tuer, que
vous accordez en tant de rencontres, font paraître qu'en cette matière vous
avez tellement oublié la loi de Dieu, et tellement éteint les lumières naturelles,
que vous avez besoin qu'on vous remette dans les principes les plus simples
de la religion et du sens commun; car qu'y a-t-il de plus naturel que ce
sentiment qu'un particulier n'a pas droit sur la vie d'un autre? Nous en
sommes tellement instruits de nous-mêmes, dit saint Chrysostome, que, quand
Dieu a établi le précepte de ne point tuer, il n'a pas ajouté que c'est à
cause que l'homicide est un mal; parce, dit ce Père, que la loi suppose qu'on
a déjà appris cette vérité de la nature.
Aussi ce commandement
a été imposé aux hommes dans tous les temps. L'Evangile a confirmé celui de
la loi, et le Décalogue n'a fait que renouveler celui que les hommes avaient
reçu de Dieu avant la loi, en la personne de Noé, dont tous les hommes
devaient naître; car dans ce renouvellement du monde, Dieu dit à ce
patriarche: Je demanderai compte aux hommes [de la vie des hommes,] et au
frère de la vie de son frère. Quiconque versera le sang humain, son sang sera
répandu; parce que l'homme est créé à l'image de Dieu.
Cette défense
générale ôte aux hommes tout pouvoir sur la vie des hommes; et Dieu se l'est
tellement réservé à lui seul, que selon la vérité chrétienne, opposée en cela
aux fausses maximes du paganisme, l'homme n'a pas même pouvoir sur sa propre
vie. Mais parce qu'il a plu à sa providence de conserver les sociétés des
hommes, et de punir les méchants qui les troublent, il a établi lui-même des
lois pour ôter la vie aux criminels; et ainsi ces meurtres, qui seraient des
attentats punissables sans son ordre, deviennent des punitions louables par
son ordre, hors duquel il n'y a rien que d'injuste. C'est ce que saint
Augustin a représenté admirablement au I. l. de la Cité de Dieu, ch. 21:
Dieu, dit-il, a fait lui-même quelques exceptions à cette défense générale de
tuer, soit par les lois qu'il a établies pour faire mourir les criminels,
soit par les ordres particuliers qu'il a donnés quelquefois pour faire mourir
quelques personnes. Et quand on tue en ces cas-là, ce n'est pas l'homme qui
tue, mais Dieu, dont l'homme n'est que l'instrument, comme une épée entre les
mains de celui qui s'en sert. Mais si on excepte ces cas, quiconque tue se
rend coupable d'homicide.
Il est donc certain,
mes Pères, que Dieu seul a le droit d'ôter la vie, et que néanmoins, ayant
établi des lois pour faire mourir les criminels, il a rendu les Rois ou les
Républiques dépositaires de ce pouvoir; et c'est ce que saint Paul nous
apprend, lorsque, parlant du droit que les souverains ont de faire mourir les
hommes, il le fait descendre du ciel en disant que ce n'est pas en vain
qu'ils portent l'épée, parce qu'ils sont ministres de Dieu pour exécuter ses
vengeances contre les coupables.
Mais comme c'est Dieu
qui leur a donné ce droit, il les oblige à l'exercer ainsi qu'il le ferait
lui-même, c'est-à-dire avec justice, selon cette parole de saint Paul au même
lieu: Les princes ne sont pas établis pour se rendre terribles aux bons, mais
aux méchants. Qui veut n'avoir point sujet de redouter leur puissance n'a
qu'à bien faire; car ils sont ministres de Dieu pour le bien. Et cette
restriction rabaisse si peu leur puissance qu'elle la relève au contraire
beaucoup davantage; parce que c'est la rendre semblable à celle de Dieu, qui
est impuissant pour faire le mal, et tout-puissant pour faire le bien; et que
c'est la distinguer de celle des démons, qui sont impuissants pour le bien,
et n'ont de puissance que pour le mal. Il y a seulement cette différence
entre Dieu et les souverains, que Dieu étant la justice et la sagesse même,
il peut faire mourir sur-le-champ qui il lui plaît, et en la manière qu'il
lui plaît; car, outre qu'il est le maître souverain de la vie des hommes, il
est sans doute qu'il ne la leur ôte jamais ni sans cause, ni sans
connaissance, puisqu'il est aussi incapable d'injustice que d'erreur. Mais
les princes ne peuvent pas agir de la sorte, parce qu'ils sont tellement
ministres de Dieu qu'ils sont hommes néanmoins, et non pas dieux. Les
mauvaises impressions les pourraient surprendre, les faux soupçons les
pourraient la aigrir, passion les pourrait emporter; et c'est ce qui les a
engagés eux-mêmes à descendre dans les moyens humains, et à établir dans
leurs Etats des juges auxquels ils ont communiqué ce pouvoir, afin que cette
autorité que Dieu leur a donnée ne soit employée que pour la fin pour
laquelle ils l'ont reçue.
Concevez donc, mes
Pères, que, pour être exempts d'homicide, il faut agir tout ensemble et par
l'autorité de Dieu, et selon la justice de Dieu; et que, si des deux
conditions ne sont jointes, on pèche, soit en tuant avec son autorité, mais
sans justice; soit en tuant avec justice, mais sans son autorité. De la
nécessité de cette union il arrive, selon saint Augustin, que celui qui, sans
autorité tue un criminel, se rend criminel lui-même, par cette raison
principale qu'il usurpe une autorité que Dieu ne lui a pas donnée; et les
juges au contraire, qui ont cette autorité, sont néanmoins homicides, s'ils
font mourir un innocent contre les lois qu'ils doivent suivre.
Voilà, mes Pères, les
principes du repos et de la sûreté publique qui ont été reçus dans tous les
temps et dans tous les lieux, et sur lesquels tous les législateurs du monde,
saints et profanes, ont établi leurs lois, sans que jamais les païens mêmes
aient apporté d'exception à cette règle, sinon lorsqu'on ne peut autrement
éviter la perte de là pudicité ou de la vie; parce qu'ils ont pensé qu'alors,
comme dit Cicéron, les lois mêmes semblent offrir leurs armes à ceux qui sont
dans une telle nécessité.
Mais que, hors cette
occasion, dont je ne parle point ici, il y ait jamais eu de loi qui ait
permis aux particuliers de tuer, et qui l'ait souffert, comme vous faites,
pour se garantir d'un affront, et pour éviter la perte de l'honneur ou du
bien, quand on n'est point en même temps en péril de la vie; c'est, mes Pères,
ce que je soutiens que jamais les infidèles mêmes n'ont fait. Ils l'ont au
contraire défendu expressément; car la loi des 12 Tables de Rome portait:
qu'il n'est pas permis de tuer un voleur de jour qui ne se défend point avec
des armes. Ce qui avait déjà été défendu dans l'Exode, c. 22. Et la loi
Furem, ad Legem Corneliam, qui est prise d'Ulpien, défend de tuer même les
voleurs de nuit qui ne nous mettent pas en péril de mort. Voyez-le dans
Cujas, In tit. dig. de Justit. et Jure, ad l. 3.
Dites-nous donc, mes
Pères, par quelle autorité vous permettez ce que les lois divines et humaines
défendent; et par quel droit Lessius a pu dire, l. 2, c. 9, n. 66 et 72:
L'Exode défend de tuer les voleurs de jour, qui ne se défendent pas avec des
armes, et on punit en justice ceux qui tueraient de cette sorte. Mais
néanmoins on n'en serait pas coupable en conscience, lorsqu'on n'est pas
certain de pouvoir recouvrer ce qu'on nous dérobe, et qu'on est en doute,
comme dit Sotus; parce qu'on n'est pas obligé de s'exposer au péril de perdre
quelque chose pour sauver un voleur. Et tout cela est encore permis aux
ecclésiastiques mêmes. Quelle étrange hardiesse! La loi de Moïse punit ceux
qui tuent les voleurs, lorsqu'ils n'attaquent pas notre vie, et la loi de
l'Evangile, selon vous, les absoudra? Quoi! mes Pères, Jésus-Christ est-il
venu pour détruire la loi, et non pas pour l'accomplir? Les juges puniraient,
dit Lessius, ceux qui tueraient en cette occasion;. mais on n'en serait pas
coupable en conscience. Est-ce donc que la morale de Jésus-Christ est plus
cruelle et moins ennemie du meurtre que celle des païens, dont les juges ont
pris ces lois civiles qui les condamnent? Les Chrétiens font-ils plus d'état
des biens de la terre, ou font-ils moins d'état de la vie des hommes que n'en
ont fait les idolâtres et les infidèles? Sur quoi vous fondez-vous, mes
Pères? Ce n'est sur aucune loi expresse ni de Dieu, ni des hommes, mais
seulement sur ce raisonnement étrange: Les lois, dites-vous, permettent de se
défendre contre les voleurs et de repousser la force par la force. Or la
défense étant permise, le meurtre est aussi réputé permis, sans quoi la
défense serait souvent impossible.
Cela est faux, mes
Pères, que la défense étant permise, le meurtre soit aussi permis. C'est
cette cruelle manière de se défendre qui est la source de toutes vos erreurs,
et qui est appelée, par la Faculté de Louvain, UNE DEFENSE MEURTRIERE,
defensio occisiva, dans leur censure de la doctrine de votre P. Lamy sur
l'homicide. Je vous soutiens donc qu'il y a tant de différence, selon les
lois, entre tuer et se défendre, que, dans les mêmes occasions où la défense
est permise, le meurtre est défendu quand on n'est point en péril de mort.
Ecoutez-le, mes Pères, dans Cujas, au même lieu: Il est permis de repousser
celui qui vient pour s'emparer de notre possession, MAIS IL N'EST PAS PERMIS
DE LE TUER. Et encore: Si quelqu'un vient pour nous frapper, et non pas pour
nous tuer, il est bien permis de le repousser, MAIS IL N'EST PAS PERMIS DE LE
TUER.
Qui vous a donc donné
le pouvoir de dire, comme font Molina, Reginaldus, Filiutius, Escobar,
Lessius et les autres: Il est permis de tuer celui qui vient pour nous
frapper? Et ailleurs: Il est permis de tuer celui qui veut nous faire un
affront, selon l'avis de tous les casuistes, ex sententia omnium, comme dit
Lessius, n. 74? Par quelle autorité, vous qui n'êtes que des particuliers,
donnez-vous ce pouvoir de tuer aux particuliers et aux religieux mêmes? Et
comment osez-vous usurper ce droit de vie et de mort qui n'appartient
essentiellement qu'à Dieu, et qui est la plus glorieuse marque de la
puissance souveraine? C'est sur cela qu'il fallait répondre; et vous pensez y
avoir satisfait en disant simplement dans votre 13. imposture, que la valeur
pour laquelle Molina permet de tuer un voleur qui s'enfuit sans nous faire
aucune violence n'est pas aussi petite que j'ai dit, et qu'il faut qu'elle
soit plus grande que six ducats. Que cela est faible, mes Pères! Où
voulez-vous la déterminer? A quinze ou seize ducats? Je ne vous en ferai pas
moins de reproches. Au moins vous ne sauriez dire qu'elle passe la valeur
d'un cheval; car Lessius, l. 2, c. 9, n. 74, décide nettement qu'il est
permis de tuer un voleur qui s'enfuit avec notre cheval. Mais je vous dis de
plus que, selon Molina, cette valeur est déterminée à six ducats, comme je
l'ai rapporté: et si vous n'en voulez pas demeurer d'accord, prenons un
arbitre que vous ne puissiez refuser. Je choisis donc pour cela votre Père
Reginaldus, qui, expliquant ce même lieu de Molina, l. 21, n. 68, déclare que
Molina y DETERMINE la valeur pour laquelle il n'est pas permis de tuer, à
trois, ou quatre, ou cinq ducats. Et ainsi, mes Pères, je n'aurai pas
seulement Molina, mais encore Reginaldus.
Il ne me sera pas
moins facile de réfuter votre 14. imposture touchant la permission de tuer un
voleur qui nous veut ôter un écu, selon Molina. Cela est si constant,
qu'Escobar vous le témoignera, tr. I, ex. 7, n. 44, où il dit que Molina
détermine régulièrement la valeur pour laquelle on peut tuer, à un écu. Aussi
vous me reprochez seulement, dans la 14. imposture, que j'ai supprimé les
dernières paroles de ce passage: Que l'on doit garder en cela la modération
d'une juste défense. Que ne vous plaignez-vous donc aussi de ce qu'Escobar ne
les a point exprimées? Mais que vous êtes peu fins! Vous croyez qu'on
n'entend pas ce que c'est, selon vous, que se défendre. Ne savons-nous pas
que c'est user d'une défense meurtrière? Vous voudriez faire entendre que
Molina a voulu dire par là que, quand on se trouve en péril de la vie en
gardant son écu, alors on peut tuer, puisque c'est pour défendre sa vie. Si
cela était vrai, mes Pères, pourquoi Molina dirait-il, au même lieu, qu'il
est contraire en cela à Carrerus et Bald., qui permettent de tuer pour sauver
sa vie? Je vous déclare donc qu'il entend simplement que, si l'on peut sauver
son écu sans tuer le voleur, on ne doit pas le tuer; mais que, si l'on ne
peut le sauver qu'en tuant, encore même qu'on ne coure nul risque de la vie,
comme si le voleur n'a point d'armes, qu'il est permis d'en prendre et de le
tuer pour sauver son écu; et qu'en cela on ne sort point, selon lui, de la
modération d'une juste défense. Et pour vous le montrer, laissez-le
s'expliquer lui-même; tom. 4, tr. 3, d. II, n. 5: On ne laisse pas de
demeurer dans la modération d'une juste défense, quoiqu'on prenne des armes
contre ceux qui n'en ont point, ou qu'on en prenne de plus avantageuses
qu'eux. Je sais qu'il y en a qui sont d'un sentiment contraire: mais je
n'approuve point leur opinion, même dans le tribunal extérieur.
Aussi, mes Pères, il
est constant que vos auteurs permettent de tuer pour la défense de son bien
et de son honneur, sans qu'on soit en aucun péril de sa vie. Et c'est par ce
même principe qu'ils autorisent les duels, comme je l'ai fait voir par tant
de passages sur lesquels vous n'avez rien répondu. Vous n'attaquez dans vos
écrits qu'un seul passage de votre P. Layman, qui le permet, lorsque
autrement on serait en péril de perdre sa fortune ou son honneur: et vous
dites que j'ai supprimé ce qu'il ajoute, que ce cas-là est fort rare. Je vous
admire, mes Pères; voilà de plaisantes impostures que vous me reprochez! Il
est bien question de savoir si ce cas-là est rare! il s'agit de savoir si le
duel y est permis. Ce sont deux questions séparées. Layman, en qualité de
casuiste, doit juger si le duel y est permis, et il déclare que oui. Nous
jugerons bien sans lui si ce cas-là est rare, et nous lui déclarerons qu'il
est fort ordinaire. Et si vous aimez [mieux] en croire votre bon ami Diana,
il vous dira qu'il est fort commun, part. 5, tract. 14, misc. 2, resol. 99.
Mais qu'il soit rare ou non, et que Layman suive en cela Navarre, comme vous
le faites tant valoir, n'est-ce pas une chose abominable qu'il consente à
cette opinion: Que, pour conserver un faux honneur, il soit permis en
conscience d'accepter un duel, contre les édits de tous les Etats chrétiens,
et contre tous les Canons de l'Eglise, sans que vous ayez encore ici pour
autoriser toutes ces maximes diaboliques, ni lois, ni Canons, ni autorités de
l'Ecriture ou des Pères, ni exemple d'aucun saint, mais seulement ce
raisonnement impie: L'honneur est plus cher que la vie; or, il est permis de
tuer pour défendre sa vie: donc il est permis de tuer pour défendre son
honneur? Quoi! mes Pères, parce que le dérèglement des hommes leur a fait
aimer ce faux honneur plus que la vie que Dieu leur a donnée pour le servir,
il leur sera permis de tuer pour le conserver? C'est cela même qui est un mal
horrible, d'aimer cet honneur-là plus que la vie. Et cependant cette attache
vicieuse, qui serait capable de souiller les actions les plus saintes, si on
les rapportait à cette fin, sera capable de justifier les plus criminelles,
parce qu'on les rapporte à cette fin!
Quel renversement,
mes Pères! et qui ne voit à quels excès il peut conduire? Car enfin il est
visible qu'il portera jusqu'à tuer pour les moindres choses, quand on mettra
son honneur à les conserver; je dis même jusqu'à tuer pour une pomme. Vous
vous plaindriez de moi, mes Pères, et vous diriez que je tire de votre
doctrine des conséquences malicieuses, si je n'étais appuyé sur l'autorité du
grave Lessius, qui parle ainsi, n. 68: Il n'est pas permis de tuer pour
conserver une chose de petite valeur, comme pour un écu, ou POUR UNE POMME,
AUT PRO POMO, si ce n'est qu'il nous fût honteux de la perdre. Car alors on
peut la reprendre et même tuer, s'il est nécessaire, pour la ravoir, et si
opus est, occidere; parce que ce n'est pas tant défendre son bien que son
honneur. Cela est net, mes Pères. Et pour finir votre doctrine par une maxime
qui comprend toutes les autres, écoutez celle-ci de votre P. Héreau, qui
l'avait prise de Lessius: Le droit de se défendre s'étend à tout ce qui est
nécessaire pour nous garder de toute injure.
Que d'étranges suites
sont enfermées dans ce principe inhumain! et combien tout le monde est-il
obligé de s'y opposer, et surtout les personnes publiques! Ce n'est pas
seulement l'intérêt général qui les y engage, mais encore le leur propre,
puisque vos casuistes cités dans mes Lettres étendent leur permission de tuer
jusques à eux. Et ainsi les factieux qui craindront la punition de leurs
attentats, lesquels ne leur paraissent jamais injustes, se persuadant
aisément qu'on les opprime par violence, croiront en même temps que le droit
de se défendre s'étend à tout ce qui leur est nécessaire pour se garder de
toute injure. Ils n'auront plus à vaincre les remords de la conscience, qui
arrêtent la plupart des crimes dans leur naissance, et ils ne penseront plus
qu'à surmonter les obstacles du dehors.
Je n'en parlerai
point ici, mes Pères, non plus que des autres meurtres que vous avez permis,
qui sont encore plus abominables et plus importants aux Etats que tous
ceux-ci, dont Lessius traite si ouvertement dans les doutes 4. et 10. aussi
bien que tant d'autres de vos auteurs. Il serait à désirer que ces horribles
maximes ne fussent jamais sorties de l'enfer, et que le diable, qui en est le
premier auteur, n'eût jamais trouvé des hommes assez dévoués à ses ordres
pour les publier parmi les Chrétiens.
Il est aisé de juger
par tout ce que j'ai dit jusqu'ici combien le relâchement de vos opinions est
contraire à la sévérité des lois civiles, et même païennes. Que sera-ce donc
si on les compare avec les lois ecclésiastiques, qui doivent être
incomparablement plus saintes, puisqu'il n'y a que l'Eglise qui connaisse et
qui possède la véritable sainteté? Aussi cette chaste épouse du fils de Dieu
qui, à l'imitation de son époux, sait bien répandre son sang pour les autres,
mais non pas répandre pour elle celui des autres, a pour le meurtre une
horreur toute particulière, et proportionnée aux lumières particulières que
Dieu lui a communiquées. Elle considère les hommes non seulement comme
hommes, mais comme images du Dieu qu'elle adore. Elle a pour chacun d'eux un
saint respect qui les lui rend tous vénérables, comme rachetés d'un prix
infini, pour être faits les temples du Dieu vivant. Et ainsi elle croit que
la mort d'un homme que l'on tue sans l'ordre de son Dieu n'est pas seulement un
homicide, mais un sacrilège qui la prive d'un de ses membres; puisque, soit
qu'il soit fidèle, soit qu'il ne le soit pas, elle le considère toujours, ou
comme étant l'un de ses enfants, ou comme étant capable de l'être.
Ce sont, mes Pères,
ces raisons toutes saintes qui, depuis que Dieu s'est fait homme pour le
salut des hommes, ont rendu leur condition si considérable à l'Eglise,
qu'elle a toujours puni l'homicide qui les détruit comme un des plus grands
attentats qu'on puisse commettre contre Dieu. Je vous en rapporterai quelques
exemples non pas dans la pensée que toutes ces sévérités doivent être
gardées, je sais que l'Eglise peut disposer diversement de cette discipline
extérieure, mais pour faire entendre quel est son esprit immuable sur ce
sujet. Car les pénitences qu'elle ordonne pour le meurtre peuvent être
différentes selon la diversité des temps; mais l'horreur qu'elle a pour le
meurtre ne peut jamais changer par le changement des temps.
L'Eglise a été
longtemps à ne réconcilier qu'à la mort ceux qui étaient coupables d'un
homicide volontaire, tels que sont ceux que vous permettez. Le célèbre
Concile d'Ancyre les soumet à la pénitence durant toute leur vie; et l'Eglise
a cru depuis être assez indulgente envers eux en réduisant ce temps à un très
grand nombre d'années. Mais, pour détourner encore davantage les Chrétiens
des homicides volontaires, elle a puni très sévèrement ceux mêmes qui étaient
arrivés par imprudence, comme on peut voir dans saint Basile, dans saint
Grégoire de Nysse, dans les décrets du pape Zacharie et d'Alexandre II. Les
canons rapportés par Isaac, évêque de Langres, t. 2, ch. 13, ordonnent sept
ans de pénitence pour avoir tué en se défendant. Et on voit que saint
Hildebert, évêque du Mans, répondit à Yves de Chartres: Qu'il a eu raison
d'interdire un prêtre pour toute sa vie, qui, pour se défendre, avait tué un
voleur d'un coup de pierre.
N'ayez donc plus la
hardiesse de dire que vos décisions sont conformes à l'esprit et aux Canons
de l'Eglise. On vous défie d'en montrer aucun qui permette de tuer pour
défendre son bien seulement: car je ne parle pas des occasions où l'on aurait
à défendre aussi sa vie, se suaque liberando: vos propres auteurs confessent
qu'il n'y en a point comme, entre autres, votre Père Lamy, tom. 5, disp. 36,
num. 136: Il n'y a, dit-il, aucun droit divin ni humain qui permette
expressément de tuer un voleur qui ne se défend pas. Et c'est néanmoins ce
que vous permettez expressément. On vous défie d'en montrer aucun qui
permette de tuer pour l'honneur, pour un soufflet, pour une injure et une
médisance. On vous défie d'en montrer aucun qui permette de tuer les témoins,
les juges et les magistrats, quelque injustice qu'on en appréhende. L'esprit
de l'Eglise est entièrement éloigné de ces maximes séditieuses qui ouvrent la
porte aux soulèvements auxquels les peuples sont si naturellement portés.
Elle a toujours enseigné à ses enfants qu'on ne doit point rendre le mal pour
le mal; qu'il faut céder à la colère; ne point résister à la violence; rendre
à chacun ce qu'on lui doit, honneur, tribut, soumission, obéir aux magistrats
et aux supérieurs, même injustes; parce qu'on doit toujours respecter en eux
la puissance de Dieu qui les a établis sur nous. Elle leur défend encore plus
fortement que les lois civiles de se faire justice à eux-mêmes; et c'est par
son esprit que les Rois chrétiens ne se la font pas dans les crimes mêmes de
lèse-majesté au premier chef, et qu'ils remettent les criminels entre les
mains des juges pour les faire punir selon les lois et dans les formes de la
justice, qui sont si contraires à votre conduite, que l'opposition qui s'y
trouve vous fera rougir. Car, puisque ce discours m'y porte, je vous prie de
suivre cette comparaison entre la manière dont on peut tuer ses ennemis,
selon vous, et celle dont les juges font mourir les criminels.
Tout le monde sait,
mes Pères, qu'il n'est jamais permis aux particuliers de demander la mort de
personne; et que, quand un homme nous aurait ruinés, estropiés, brûlé nos
maisons, tué notre père, et qu'il se disposerait encore à nous assassiner et
à nous perdre d'honneur, on n'écouterait point en justice la demande que nous
ferions de sa mort; de sorte qu'il a fallu établir des personnes publiques
qui la demandent de la part du Roi, ou plutôt de la part de Dieu. A votre
avis, mes Pères, est-ce par grimace et par feinte que les juges chrétiens ont
établi ce règlement? Et ne l'ont-ils pas fait pour proportionner les lois
civiles à celles de l'Evangile, de peur que la pratique extérieure de la
justice ne fût contraire aux sentiments intérieurs que des Chrétiens doivent
avoir? On voit assez combien ce commencement des voies de la justice vous
confond; mais le reste vous accablera.
Supposez donc, mes
Pères, que ces personnes publiques demandent la mort de celui qui a commis
tous ces crimes, que fera-t-on là-dessus? Lui portera-t-on incontinent le
poignard dans le sein? Non, mes Pères; la vie des hommes est trop importante,
on y agit avec plus de respect: les lois ne l'ont pas soumise à toutes sortes
de personnes, mais seulement aux juges dont on a examiné la probité et la
suffisance. Et croyez-vous qu'un seul suffise pour condamner un homme à mort?
Il en faut sept pour le moins, mes Pères. Il faut que de ces sept il n'y en
ait aucun qui ait été offensé par le criminel, de peur que la passion
n'altère ou ne corrompe son jugement. Et vous savez, mes Pères, qu'afin que
leur esprit soit aussi plus pur, on observe encore de donner les heures du
matin à ces fonctions; tant on apporte de soin pour les préparer à une action
si grande, où ils tiennent la place de Dieu, dont ils sont les ministres,
pour ne condamner que ceux qu'il condamne lui-même.
C'est pourquoi, afin
d'y agir comme fidèles dispensateurs de cette puissance divine, d'ôter la vie
aux hommes, ils n'ont la liberté de juger que selon les dépositions des
témoins, et selon toutes les autres formes qui leur sont prescrites; ensuite
desquelles ils ne peuvent en conscience prononcer que selon les lois, ni
juger dignes de mort que ceux que les lois y condamnent. Et alors, mes Pères,
si l'ordre de Dieu les oblige d'abandonner au supplice le corps de ces
misérables, le même ordre de Dieu les oblige de prendre soin de leurs âmes
criminelles; et c'est même parce qu'elles sont criminelles qu'ils sont plus
obligés à en prendre soin; de sorte qu'on ne les envoie à la mort qu'après
leur avoir donné moyen de pourvoir à leur conscience. Tout cela est bien pur
et bien innocent; et néanmoins l'Eglise abhorre tellement le sang, qu'elle
juge encore incapables du ministère de ses autels ceux qui auraient assisté à
un arrêt de mort, quoique accompagné de toutes ces circonstances si
religieuses: par où il est aisé de concevoir quelle idée l'Eglise a de
l'homicide.
Voilà, mes Pères, de
quelle sorte, dans l'ordre de la justice, on dispose de la vie des hommes.
Voyons maintenant comment vous en disposez. Dans vos nouvelles lois, il n'y a
qu'un juge, et ce juge est celui-là même qui est offensé. Il est tout
ensemble le juge, la partie et le bourreau. Il se demande à lui-même la mort
de son ennemi, il l'ordonne, il l'exécute sur-le-champ; et sans respect ni du
corps, ni de l'âme de son frère, il tue et damne celui pour qui Jésus-Christ
est mort; et tout cela pour éviter un soufflet ou une médisance, ou une
parole outrageuse, ou d'autres offenses semblables pour lesquelles un juge,
qui a l'autorité légitime, serait criminel d'avoir condamné à la mort ceux
qui les auraient commises, parce que les lois sont très éloignées de les y
condamner. Et enfin, pour comble de ces excès, on ne contracte ni pêché, ni
irrégularité, en tuant de cette sorte sans autorité et contre les lois,
quoiqu'on soit religieux et même prêtre. Où en sommes-nous, mes Pères?
Sont-ce des religieux et des prêtres qui parlent de cette sorte? sont-ce des
Chrétiens? sont-ce des Turcs? sont-ce des hommes? sont-ce des démons? et
sont-ce là des mystères révélés par l'Agneau à ceux de sa Société, ou des
abominations suggérées par le Dragon à ceux qui suivent son parti?
Car enfin, mes Pères,
pour qui voulez-vous qu'on vous prenne: pour des enfants de l'Evangile, ou
pour des ennemis de l'Evangile? On ne peut être que d'un parti ou de l'autre,
il n'y a point de milieu. Qui n'est point avec Jésus-Christ est contre lui.
Ces deux genres d'hommes partagent tous les hommes. Il y a deux peuples et deux
mondes répandus sur toute la terre, selon saint Augustin: le monde des
enfants de Dieu, qui forme un corps dont Jésus-Christ est le Chef et le Roi;
et le monde ennemi de Dieu, dont le diable est le Chef et le Roi. Et c'est
pourquoi Jésus-Christ est appelé le Roi et le Dieu du monde, parce qu'il a
partout des sujets et des adorateurs, et que le diable est aussi appelé dans
l'Ecriture le Prince du monde et le Dieu de ce siècle, parce qu'il a partout
des suppôts et des esclaves. Jésus-Christ a mis dans l'Eglise, qui est son
empire, les lois qu'il lui a plu, selon sa sagesse éternelle; et le diable a
mis dans le monde, qui est son royaume, les lois qu'il a voulu y établir.
Jésus-Christ a mis l'honneur à souffrir; le diable à ne point souffrir.
Jésus-Christ a dit à ceux qui reçoivent un soufflet, de tendre l'autre joue;
et le diable a dit à ceux à qui on veut donner un soufflet, de tuer ceux qui
leur voudront faire cette injure. Jésus-Christ déclare heureux ceux qui
participent à son ignominie, et le diable déclare malheureux ceux qui sont
dans l'ignominie. Jésus-Christ dit: Malheur à vous, quand les hommes diront
du bien de vous! et le diable dit: Malheur à ceux dont le monde ne parle pas
avec estime!
Voyez donc
maintenant, mes Pères, duquel de ces deux royaumes vous êtes. Vous avez ouï
le langage de la ville de paix, qui s'appelle la Jérusalem mystique, et vous
avez ouï le langage de la ville de trouble, que l'Ecriture appelle la
spirituelle Sodome: lequel de ces deux langages entendez-vous? lequel
parlez-vous? Ceux qui sont à Jésus-Christ ont les mêmes sentiments que
Jésus-Christ, selon saint Paul; et ceux qui sont enfants du diable, ex patre
diabolo, qui a été homicide dès le commencement du monde, suivent les maximes
du diable, selon la parole de Jésus-Christ. Ecoutons donc le langage de votre
Ecole, et demandons à vos auteurs: Quand on nous donne un soufflet, doit-on
l'endurer plutôt que de tuer celui qui le veut donner? ou bien est-il permis
de tuer pour éviter cet affront? Il est permis, disent Lessius, Molina,
Escobar, Reginaldus, Filiutius, Baldellus, et autres Jésuites, de tuer celui
qui nous veut donner un soufflet. Est-ce là le langage de Jésus-Christ?
Répondez-nous encore. Serait-on sans honneur en souffrant un soufflet, sans
tuer celui qui l'a donné? N'est-il pas véritable, dit Escobar, que, tandis
qu'un homme laisse vivre celui qui lui a donné un soufflet, il demeure sans
honneur? Oui, mes Pères, sans cet honneur que le diable a transmis de son
esprit superbe en celui de ses superbes enfants. C'est cet honneur qui a
toujours été l'idole des hommes possédés par l'esprit du monde. C'est pour se
conserver cette gloire, dont le démon est le véritable distributeur, qu'ils
lui sacrifient leur vie par la fureur des duels à laquelle ils s'abandonnent,
leur honneur par l'ignominie des supplices auxquels ils s'exposent, et leur
salut par le péril de la damnation auquel ils s'engagent, et qui les fait
priver de la sépulture même par les Canons ecclésiastiques. Mais on doit
louer Dieu de ce qu'il a éclairé l'esprit du Roi par des lumières plus pures
que celles de votre théologie. Ses édits si sévères sur ce sujet n'ont pas
fait que le duel fût un crime; ils n'ont fait que punir le crime qui est
inséparable du duel. Il a arrêté, par la crainte de la rigueur de sa justice,
ceux qui n'étaient pas arrêtés par la crainte de la justice de Dieu; et sa
piété lui a fait connaître que l'honneur des Chrétiens consiste dans
l'observation des ordres de Dieu et des règles du Christianisme, et non pas
dans ce fantôme d'honneur que vous prétendez, tout vain qu'il soit, être une
excuse légitime pour les meurtres. Ainsi vos décisions meurtrières sont
maintenant en aversion à tout le monde, et vous seriez mieux conseillés de
changer de sentiments, si ce n'est par principe de religion, au moins par
maxime de politique. Prévenez, mes Pères, par une condamnation volontaire de
ces opinions inhumaines, les mauvais effets qui en pourraient naître, et dont
vous seriez responsables. Et pour recevoir plus d'horreur de l'homicide,
souvenez-vous que le premier crime des hommes corrompus a été un homicide en
la personne du premier juste; que leur plus grand crime a été un homicide en
la personne du chef de tous les justes; et que l'homicide est le seul crime
qui détruit tout ensemble l'Etat, l'Eglise, la nature et la piété.
Je viens de voir la
réponse de votre Apologiste à ma treizième Lettre. Mais s'il ne répond pas
mieux à celle-ci, qui satisfait à la plupart de ses difficultés, il ne
méritera pas de réplique. Je le plains de le voir sortir à toute heure hors
du sujet pour s'étendre en des calomnies et des injures contre les vivants et
contre les morts. Mais, pour donner créance aux mémoires que vous lui
fournissez, vous ne deviez pas lui faire désavouer publiquement une chose
aussi publique qu'est le soufflet de Compiègne. Il est constant, mes Pères,
par l'aveu de l'offensé, qu'il a reçu sur sa joue un coup de la main d'un
Jésuite; et tout ce qu'ont pu faire vos amis a été de mettre en doute s'il
l'a reçu de l'avant-main ou de l'arrière-main, et d'agiter la question si un
coup du revers de la main sur la joue doit être appelé soufflet ou non. Je ne
sais à qui il appartient d'en décider, mais je crois cependant que c'est au
moins un soufflet probable. Cela me met en sûreté de conscience.
Quinzième lettre aux
révérends pères jésuites
Du 25 novembre 1656.
Mes Révérends Pères,
Puisque vos
impostures croissent tous les jours, et que vous vous en servez pour outrager
si cruellement toutes les personnes de piété qui sont contraires à vos
erreurs, je me sens obligé, ont leur intérêt et pour celui de l'Eglise, de
découvrir un mystère de votre conduite, que j'ai promis il y a longtemps,
afin qu'on puisse reconnaître par vos propres maximes quelle foi l'on doit
ajouter à vos accusations et à vos injures.
Je sais que ceux qui
ne vous connaissent pas assez ont peine à se déterminer sur ce sujet, parce
qu'ils se trouvent dans la nécessité, ou de croire les crimes incroyables
dont vous accusez vos ennemis, ou de vous tenir pour des imposteurs, ce qui
leur paraît aussi incroyable. Quoi! disent-ils, si ces choses-là n'étaient,
des religieux les publieraient-ils, et voudraient-ils renoncer à leur
conscience, et se damner par ces calomnies? Voilà la manière dont ils
raisonnent; et ainsi, les preuves visibles par lesquelles on ruine vos
faussetés rencontrant l'opinion qu'ils ont de votre sincérité, leur esprit
demeure en suspens entre l'évidence de la vérité, qu'ils ne peuvent démentir,
et le devoir de la charité qu'ils appréhendent de blesser. De sorte que,
comme la seule chose qui les empêche de rejeter vos médisances est l'estime
qu'ils ont de vous, si on leur fait entendre que vous n'avez pas de la
calomnie l'idée qu'ils s'imaginent que vous en avez, et que vous croyez
pouvoir faire votre salut en calomniant vos ennemis, il est sans doute que le
poids de la vérité les déterminera incontinent à ne plus croire vos
impostures. Ce sera donc, mes Pères, le sujet de cette lettre.
Je ne ferai pas voir
seulement que vos écrits sont remplis de calomnies, je veux passer plus avant.
On peut bien dire des choses fausses en les croyant véritables, mais la
qualité de menteur enferme l'intention de mentir, je ferai donc voir, mes
Pères, que votre intention est de mentir et de calomnier; et que c'est avec
connaissance et avec dessein que vous imposez à vos ennemis des crimes dont
vous savez qu'ils sont innocents, parce que vous croyez le pouvoir faire sans
déchoir de l'état de grâce. Et, quoique vous sachiez aussi bien que moi ce
point de votre morale, je ne laisserai pas de vous le dire, mes Pères, afin
que personne n'en puisse douter, en voyant que je m'adresse à vous pour vous
le soutenir à vous-mêmes, sans que vous puissiez avoir l'assurance de le
nier, qu'en confirmant par ce désaveu même le reproche que je vous en fais.
Car c'est une doctrine si commune dans vos écoles que vous l'avez soutenue
non seulement dans vos livres, mais encore dans vos thèses publiques, ce qui
est la dernière hardiesse; comme entre autres dans vos thèses de Louvain de
l'année 1645, en ces termes: Ce n'est qu'un péché véniel de calomnier et
d'imposer de faux crimes pour ruiner de créance ceux qui parlent mai de nous.
Quidni nonnis si veniale sit, detrahentis autoritatem magnam, tibi noxiam,
faiso crimine elidere? Et cette doctrine est si constante parmi vous, que
quiconque ose l'attaquer, vous le traitez d'ignorant et de téméraire.
C'est ce qu'a éprouvé
depuis peu le P. Quiroga, Capucin allemand lorsqu'il voulut s'y opposer. Car
votre Père Dicastillus l'entreprit incontinent, et il parle de cette dispute
en ces termes, De Just., l. 2, tr. 2, disp. 12, n. 404: Un certain religieux
grave, pied nu et encapuchonné, cucullatus gymnopoda, que je ne nomme point,
eut la témérité de décrier cette opinion parmi des femmes et des ignorants,
et de dire qu'elle était pernicieuse et scandaleuse contre les bonnes moeurs,
contre la paix des Etats et des sociétés, et enfin contraire non seulement à
tous les docteurs catholiques, mais à tous ceux qui peuvent être catholiques.
Mais je lui ai soutenu, comme je soutiens encore, que la calomnie, lorsqu'on
en use contre un calomniateur, quoiqu'elle soit un mensonge, n'est point
néanmoins un péché mortel, ni contre la justice, ni contre la charité; et,
pour le prouver, je lui fourni en foule nos Pères et les Universités entières
qui en sont composées, que j'ai, tous consultés, et entre autres le R. Père
Jean Gans, confesseur de l'Empereur; le R. P. Daniel Bastèle, confesseur de
l'Archiduc Léopold; le P. Henri, qui a été précepteur de ces deux Princes;
tous les professeurs publics et ordinaires de l'Université de Vienne (toute
composée de Jésuites); tous les Professeurs de l'Université de Gratz (toute
de Jésuites); tous les professeurs de l'Université de Prague (dont les
Jésuites sont les maîtres): de tous lesquels j'ai en main les approbations de
mon opinion, écrites et signées de leur main; outre que j'ai encore pour moi
le P. de Pennalossa, Jésuite, Prédicateur de l'Empereur et du Roi d'Espagne,
le P. Pilliceroli, Jésuite, et bien d'autres qui avaient tous jugé cette
opinion probable avant notre dispute. Vous voyez bien, mes Pères, qu'il y a
peu d'opinions que vous ayez pris si à tâche d'établir, comme il y en avait
peu dont vous eussiez tant de besoin. Et c'est pourquoi vous l'avez tellement
autorisée que les casuistes s'en servent comme d'un principe indubitable. Il
est constant, dit Caramuel, n. 1151, que c'est une opinion probable qu'il n'y
a point de péché mortel à calomnier faussement pour conserver son honneur.
Car elle est soutenue par plus de vingt docteurs graves, par Gaspard Hurtado
et Dicastillus, Jésuites, etc., de sorte que, si cette doctrine n'était
probable, à peine y en aurait-il aucune qui le fût en toute la théologie.
O théologie
abominable et si corrompue en tous ses chefs que si, selon ses maximes, il
n'était probable et sûr en conscience qu'on peut calomnier sans crime pour
conserver son honneur, à peine y aurait-il aucune de ses décisions qui fût
sûre? Qu'il est vraisemblable, mes Pères, que ceux qui tiennent ce principe
le mettent quelquefois en pratique! L'inclination corrompue des hommes s'y
porte d'elle-même avec tant d'impétuosité qu'il est incroyable qu'en levant
l'obstacle de la conscience, elle ne se répande avec toute sa véhémence
naturelle. En voulez-vous un exemple? Caramuel vous le donnera au même lieu:
Cette maxime, dit-il, du P. Dicastillus, Jésuite, touchant la calomnie, ayant
été enseignée par une Comtesse d'Allemagne aux filles de l'Impératrice, la
créance qu'elles eurent de ne pécher au plus que véniellement par des
calomnies en fit tant naître en peu de jours, et tant de médisances, et tant
de faux rapports, que cela mit toute la Cour en combustion et en alarme. Car
il est aisé de s'imaginer l'usage qu'elles en surent faire: de sorte que,
pour apaiser ce tumulte, on fut obligé d'appeler un bon P. Capucin d'une vie
exemplaire, nommé le P. Quiroga (et ce fut sur quoi le P. Dicastillus le
querella tant), qui vint leur déclarer que cette maxime était très
pernicieuse, principalement parmi des femmes; et il eut un soin particulier
de faire que l'Impératrice en abolît tout à fait l'usage. On ne doit pas être
surpris des mauvais effets que causa cette doctrine. Il faudrait admirer au
contraire qu'elle ne produisît pas cette licence. L'amour-propre nous
persuade toujours assez que c'est avec injustice qu'on nous attaque; et à
vous principalement, mes Pères, que la vanité aveugle de telle sorte que vous
voulez faire croire en tous vos écrits que c'est blesser l'honneur de
l'Eglise que de blesser celui de votre Société. Et ainsi, mes Pètes, il y
aurait lieu de trouver étrange que vous ne missiez cette maxime en pratique.
Car il ne faut plus dire de vous comme font ceux qui ne vous connaissent pas:
Comment ces bons Pères voudraient-ils calomnier leurs ennemis, puisqu'ils ne
le pourraient faire que par la perte de leur salut? Mais il faut dire au
contraire: comment ces bons Pères voudraient-ils perdre l'avantage de décrier
leurs ennemis, puisqu'ils le peuvent faire sans hasarder leur salut? Qu'on ne
s'étonne donc plus de voir les Jésuites calomniateurs: ils le sont en sûreté
de conscience, et rien ne les en peut empêcher; puisque, par le crédit qu'ils
ont dans le monde, ils peuvent calomnier sans craindre la justice des hommes,
et que, par celui qu'ils se sont donné sur les cas de conscience, ils ont
établi des maximes pour le pouvoir faire sans craindre la justice de Dieu.
Voilà, mes Pères, la
source d'où naissent tant de noires impostures. Voilà ce qui en a fait
répandre à votre P. Brisacier, jusqu'à s'attirer la censure de feu M.
l'Archevêque de Paris. Voilà ce qui a porté votre P. d'Anjou à décrier en
pleine chaire, dans l'église de Saint-Benoît, à Paris, le 8 mars 1655, les
personnes de qualité qui recevaient les aumônes peut les pauvres de Picardie
et de Champagne, auxquelles ils contribuaient tant eux-mêmes; et de dire, par
un mensonge horrible et capable de faire tarir ces charités, si on eût eu
quelque créance en vos impostures: Qu'il savait de science certaine que ces
personnes avaient détourné cet argent pour l'employer contre l'Eglise et
contre I'Etat: ce qui obligea le curé de cette paroisse, qui est un docteur
de Sorbonne, de monter le lendemain en chaire pour démentir ces calomnies.
C'est par ce même principe que votre P. Crasset a tant prêché d'impostures
dans Orléans, qu'il a fallu que M. l'évêque d'Orléans l'ait interdit comme un
imposteur public, par son mandement du 9 septembre dernier, où il déclare
qu'il défend à Frère Jean Crasset, prêtre de la Compagnie de Jésus, de
prêcher dans son diocèse; et à tout son peuple de l'ouïr, sous peine de se
rendre coupable d'une désobéissance mortelle, sur ce qu'il a appris que ledit
Crasset avait fait un discours en chaire rempli de faussetés et de calomnies
contre les ecclésiastiques de cette ville, leur imposant faussement et
malicieusement qu'ils soutenaient ces Propositions hérétiques et impies: Que
les commandements de Dieu sont impossibles; que jamais on ne résiste à la
grâce intérieure; et que Jésus-Christ n'est pas mort pour tous les hommes, et
autres semblables, condamnées par Innocent X. Car c'est là, mes Pères, votre
imposture ordinaire, et la première que vous reprochez à tous ceux qu'il vous
est important de décrier. Et, quoiqu'il vous soit aussi impossible de le
prouver de qui que ce soit, qu'à votre P. Crasset de ces ecclésiastiques
d'Orléans, votre conscience néanmoins demeure en repos: parce que vous croyez
que cette manière de calomnier ceux qui vous attaquent est si certainement
permise, que vous ne craignez point de le déclarer publiquement et à la vue
de toute une ville.
En voici un insigne
témoignage dans le démêlé que vous eûtes avec M. Puys, curé de S. Nisier, à
Lyon; et comme cette histoire marque parfaitement votre esprit, j'en
rapporterai les principales circonstances. Vous savez, mes Pères, qu'en 1649,
M. Puys traduisit en français un excellent livre d'un autre P. Capucin,
touchant le devoir des Chrétiens à leur paroisse contre ceux qui les en
détournent, sans user d'aucune invective, et sans désigner aucun religieux,
ni aucun ordre en particulier. Vos Pères néanmoins prirent cela pour eux; et,
sans avoir aucun respect pour un ancien pasteur, juge en la Primatie de
France, et honoré de toute la ville, votre P. Alby fit un livre sanglant
contre lui, que vous vendîtes vous-mêmes dans votre propre église, le jour de
l'Assomption; où il l'accusait de plusieurs choses, et entre autres de s'être
rendu scandaleux par ses galanteries, et d'être suspect d'impiété, d'être
hérétique, excommunié, et enfin digne du feu. A cela M. Puys répondit et le
P. Alby soutint, par un second livre, ses premières accusations. N'est-il
donc pas vrai, mes Pères, ou que vous étiez des calomniateurs, ou que vous
croyiez tout cela de ce bon prêtre; et qu'ainsi il fallait que vous le
vissiez hors de ses erreurs pour le juger digne de votre amitié? Ecoutez donc
ce qui se passa dans l'accommodement qui fut fait en présence d'un grand
nombre des premières personnes de la ville, dont les noms sont au bas de
cette page, comme ils sont marqués dans l'acte qui en fut dressé le 25 sept.
1650.
Ce fut en présence de
tout ce monde que M. Puys ne fit autre chose que déclarer que ce qu'il avait
écrit ne s'adressait point aux Pères Jésuites; qu'il avait parlé en général
contre ceux qui éloignent les fidèles des paroisses, sans avoir pensée
d'attaquer en cela la Société, et qu'au contraire il l'honorait avec amour.
Par ces seules paroles, il revint de son apostasie, de ses scandales et de
son excommunication, sans rétractation et sans absolution; et le P. Alby lui
dit ensuite ces propres paroles: Monsieur, la créance que j'ai eue que vous attaquiez!
la Compagnie, dont j'ai l'honneur d'être, N'a fait prendre la plume pour y
répondre; et j'ai cru que la manière dont j'ai usé M'ETAIT PERMISE. Mais,
connaissant mieux votre intention, je viens vous déclarer QU'IL N'Y A PLUS
RIEN qui me puisse empêcher de vous tenir pour un homme d'esprit très
éclairé, de doctrine profonde et ORTHODOXE, de moeurs IRREPREHENSIBLES, et en
un mot pour digne pasteur de votre église. C'est une déclaration que je fais
avec joie, et je prie ces Messieurs de s'en souvenir.
Ils s'en sont
souvenus, mes Pères; et on fut plus scandalisé de la réconciliation que de la
querelle. Car qui n'admirerait ce discours du P. Alby? Il ne dit pas qu'il
vient se rétracter, parce qu'il a appris le changement des moeurs et de la
doctrine de M. Puys; mais seulement parce que, connaissant que son intention
n'a pas été d'attaquer voire Compagnie, il n'y a plus rien qui l'empêche de
le tenir pour catholique. Il ne croyait donc pas qu'il fût hérétique en
effet? Et néanmoins, après l'en avoir accusé contre sa connaissance, il ne
déclare pas qu'il a failli, mais il ose dire, au contraire, qu'il croit que
la manière dont il en a usé lui était permise.
A quoi songez-vous,
mes Pères, de témoigner ainsi publiquement que vous ne mesurez la foi et la
vertu des hommes que par les sentiments qu'ils ont pour votre Société?
Comment n'avez-vous point appréhendé de vous faire passer vous-mêmes, et par
votre propre aveu, pour des imposteurs et des calomniateurs? Quoi! mes Pères,
un même homme, sans qu'il se passe aucun changement en lui, selon que vous
croyez qu'il honore ou qu'il attaque votre Compagnie, sera pieux ou impie,
irrépréhensible ou excommunié, digne pasteur de l'Eglise, ou digne d'être mis
au feu, et enfin catholique ou hérétique? C'est donc une même chose dans
votre langage d'attaquer votre Société et d'être hérétique? Voilà une
plaisante hérésie, mes Pères! Et ainsi, quand on voit dans vos écrits que
tant de personnes catholiques y sont appelées hérétiques, cela ne veut dire
autre chose, sinon que vous croyez qu'ils vous attaquent. Il est bon, mes
Pères, qu'on entende cet étrange langage, selon lequel il est sans doute que
je suis un grand hérétique. Aussi c'est en ce sens que vous me donnez si
souvent ce nom. Vous ne me retranchez de l'Eglise que parce que vous croyez
que mes lettres vous font tort; et ainsi il ne me reste, pour devenir
catholique, ou que d'approuver les excès de votre morale, ce que je ne
pourrais faire sans renoncer à tout sentiment de piété, ou de vous persuader
que je ne recherche en cela que votre véritable bien; et il faudrait que vous
fussiez bien revenus de vos égarements pour le reconnaître. De sorte que je
me trouve étrangement engagé dans l'hérésie, puisque la pureté de ma foi
étant inutile pour me retirer de cette sorte d'erreur, je n'en puis sortir,
ou qu'en trahissant ma conscience, ou qu'en réformant la vôtre. Jusque-là je
serai toujours un méchant ou un imposteur, et quelque fidèle que j'aie été à
rapporter vos passages, vous irez crier partout: qu'il faut être organe du démon
pour vous imputer des choses dont il n'y a marque ni vestige dans vos livres;
et vous ne ferez rien en cela que de conforme à votre maxime et à votre
pratique ordinaire, tant le privilège que vous avez de mentir a d'étendue.
Souffrez que je vous en donne un exemple que je choisis à dessein, parce que
je répondrai en même temps à la neuvième de vos impostures; aussi bien elles
ne méritent d'être réfutées qu'en passant.
Il y a dix ou douze
ans qu'on vous reprocha cette maxime du P. Bauny: Qu'il est permis de
rechercher directement, primo et per se, une occasion prochaine de pécher
pour le bien spirituel ou temporel de nous ou de notre prochain, tr. 4. q.
14, dont il apporte pour exemple: Qu'il est permis à chacun d'aller en des
lieux publics pour convertir des femmes perdues, encore qu'il soit
vraisemblable qu'on y péchera, pour avoir déjà expérimenté souvent qu'on est
accoutumé de se laisser aller au péché par les caresses de ces femmes. Que
répondit à cela votre P. Caussin en 1644, dans son Apologie pour la Compagnie
de Jésus, p. 128? Qu'on voie l'endroit du P. Bauny, qu'on lise la page, les
marges, les avant-propos, les suites, tout le reste, et même tout le livre,
on n'y trouvera pas un seul vestige de cette sentence, qui ne pourrait tomber
que dans l'âme d'un homme extrêmement perdu de conscience, et qui semble ne
pouvoir être supposée que par l'organe du démon. Et votre P. Pinthereau, en
même style, I. part., p. 24: Il faut être bien perdu de conscience pour
enseigner une si détestable doctrine; mais il faut être pire qu'un démon pour
l'attribuer au P. Bauny. Lecteur, il n'y en a ni marque ni vestige dans tout
son livre. Qui ne croirait que des gens qui parlent de ce ton-là eussent
sujet de se plaindre, et qu'on aurait en effet imposé au P. Bauny? Avez-vous
rien assuré contre moi en de plus forts termes? Et comment oserait-on
s'imaginer qu'un passage fût en mots propres au lieu même où l'on le cite,
quand on dit qu'il n'y en a ni marque ni vestige dans tout le livre?
En vérité, mes Pères,
voilà le moyen de vous faire croire jusqu'à ce qu'on vous réponde; mais c'est
aussi le moyen de faire qu'on ne vous croie jamais plus, après qu'on vous
aura répondu. Car il est si vrai que vous mentiez alors, que vous ne faites
aujourd'hui aucune difficulté de reconnaître dans vos Réponses que cette
maxime est dans le P. Bauny, au lieu même où on l'avait citée; et, ce qui est
admirable, c'est qu'au lieu qu'elle était détestable il y a douze ans, elle
est maintenant si innocente que, dans votre Neuvième Impost., p. 10, vous
m'accusez d'ignorance et de malice, de quereller le P. Bauny sur une opinion
qui n'est point rejetée dans l'Ecole. Qu'il est avantageux, mes Pères,
d'avoir affaire à ces gens qui disent le pour et le contre! Je n'ai besoin
que de vous-mêmes pour vous confondre. Car je n'ai à montrer que deux choses:
l'une, que cette maxime ne vaut rien; l'autre, qu'elle est du P. Bauny. Et je
prouverai l'un et l'autre par votre propre confession. En 1644, vous avez
reconnu qu'elle est détestable, et en 1656 vous avouez qu'elle est du P.
Bauny. Cette double reconnaissance me justifie assez, mes Pères; mais elle
fait plus, elle découvre l'esprit de votre politique. Car dites-moi, je vous
prie, quel est le but que vous vous proposez dans vos écrits? Est-ce de
parler avec sincérité? Non, mes Pères, puisque vos réponses
s'entre-détruisent. Est-ce de suivre la vérité de la foi? Aussi peu, puisque
vous autorisez une maxime qui est détestable selon vous-mêmes. Mais
considérons que, quand vous avez dit que cette maxime est détestable, vous
avez nié en même temps qu'elle fût du P. Bauny; et ainsi il était innocent;
et, quand vous avouez qu'elle est de lui, vous soutenez en même temps qu'elle
est bonne, et ainsi il est innocent encore. De sorte que, l'innocence de ce
Père étant la seule chose commune à vos deux réponses, il est visible que
c'est aussi la seule chose que vous y recherchez, et que vous n'avez pour
objet que la défense de vos Pères, en disant d'une même maxime qu'elle est
dans vos livres et qu'elle n'y est pas; qu'elle est bonne et qu'elle est
mauvaise, non pas selon la vérité, qui ne change jamais, mais selon votre
intérêt, qui change à toute heure. Que ne pourrais-je vous dire là-dessus,
car vous voyez bien que cela est convaincant? Cependant rien ne vous est plus
ordinaire; et, pour en omettre une infinité d'exemples, je crois que vous
vous contenterez que je vous en rapporte encore un.
On vous a reproché en
divers temps une autre proposition du même P. Bauny, tr. 4, q. 22, p. 100: On
ne doit dénier ni différer l'absolution à ceux qui sont dans les habitudes de
crimes contre la loi de Dieu, de nature et de l'Eglise, encore qu'on n'y voie
aucune espérance d'amendement: et si émendationis futuroe spes nulla
appareat. Je vous prie sur cela, mes Pères, de me dire lequel y a le mieux
répondu, selon votre goût, ou de votre P. Pinthereau, ou de votre P.
Brisacier, qui défendent le P. Bauny en vos deux manières: l'un en condamnant
cette proposition, mais en désavouant aussi qu'elle soit du P. Bauny; l'autre
en avouant qu'elle est du P. Bauny, mais en la justifiant en même temps.
Ecoutez-les donc discourir. Voici le P. Pinthereau, p. 18: Qu'appelle-t-on
franchir les bornes de toute pudeur, et passer au delà de toute impudence,
sinon d'imposer au P. Bauny, comme une chose avérée, une si damnable
doctrine? Jugez, lecteur, de l'indignité de cette calomnie, et voyez à qui
les Jésuites ont affaire, et si l'auteur d'une si noire supposition ne doit
pas passer désormais pour le truchement du père des mensonges. Et voici
maintenant votre P. Brisacier, 4. p., page 21: En effet, le P. Bauny dit ce
que vous rapportez. (C'est démentir le P. Pinthereau bien nettement): Mais,
ajoute-t-il pour justifier le P. Bauny, vous qui reprenez cela, attendez,
quand un pénitent sera à vos pieds, que son ange gardien hypothèque tous les
droits qu'il a au ciel pour être sa caution. Attendez que Dieu le Père jure
par son chef que David a menti quand il a dit, par le Saint-Esprit, que tout
homme est menteur, trompeur et fragile; et que ce pénitent ne soit plus menteur,
fragile, changeant, ni pécheur comme les autres, et vous n'appliquerez le
sang de Jésus-Christ sur personne.
Que vous semble-t-il,
mes Pères, de ces expressions extravagantes et impies, que, s'il fallait
attendre qu'il y eût quelque espérance d'amendement dans les pécheurs pour
les absoudre, il faudrait attendre que Dieu le Père jurât par son chef qu'ils
ne tomberaient jamais plus? Quoi! mes Pères, n'y a-t-il point de différence
entre l'espérance et la certitude? Quelle injure est-ce faire à la grâce de
Jésus-Christ de dire qu'il est si peu possible que les Chrétiens sortent
jamais des crimes contre la loi de Dieu, de nature et de l'Eglise, qu'on ne
pourrait l'espérer sans que le Saint-Esprit eût menti: de sorte que, selon
vous, si on ne donnait l'absolution à ceux dont on n'espère aucun amendement,
le sang de Jésus-Christ demeurerait inutile, et on ne l'appliquerait jamais
sur personne! A quel état, mes Pères, vous réduit le désir immodéré de
conserver la gloire de vos auteurs, puisque vous ne trouvez que deux voies
pour les justifier, l'imposture ou l'impiété; et qu'ainsi la plus innocente
manière de vous défendre est de désavouer hardiment les choses les plus
évidentes!
De là vient que vous
en usez si souvent. Mais ce n'est pas encore là tout ce que vous savez faire.
Vous forgez des écrits pour rendre vos ennemis odieux, comme la Lettre d'un
ministre à M. Arnauld, que vous débitâtes dans tout Paris, pour faire croire
que le livre de la Fréquente Communion, approuvé par tant d'évêques et tant
de docteurs, mais qui, à la vérité, vous était un peu contraire, avait été
fait par une intelligence secrète avec les ministres de Charenton. Vous
attribuez d'autres fois à vos adversaires des écrits pleins d'impiété, comme
la Lettre circulaire des Jansénistes, dont le style impertinent rend cette
fourbe trop grossière, et découvre trop clairement la malice ridicule de
votre P. Meynier, qui ose s'en servir, p. 28, pour appuyer ses plus noires
impostures. Vous citez quelquefois des livres qui ne furent jamais au monde,
comme Les Constitutions du Saint-Sacrement, d'où vous rapportez des passages
que vous fabriquez à plaisir, et qui font dresser les cheveux à la tête des
simples, qui ne savent pas quelle est votre hardiesse à inventer et publier
des mensonges: car il n'y a sorte de calomnie que vous n'ayez mise en usage.
Jamais la maxime qui l'excuse ne pouvait être en meilleure main.
Mais celles-là sont
trop aisées à détruire; et c'est pourquoi vous en avez de plus subtiles, où
vous ne particularisez rien, afin d'ôter toute prise et tout moyen d'y
répondre; comme quand le P. Brisacier dit que ses ennemis commettent des
crimes abominables, mais qu'il ne les veut pas rapporter. Ne semble-t-il pas
qu'on ne peut convaincre d'imposture un reproche si indéterminé? Un habile
homme néanmoins en a trouvé le secret; et c'est encore un Capucin, mes Pères.
Vous êtes aujourd'hui malheureux en Capucins, et je prévois qu'une autre fois
vous le pourriez bien être en Bénédictins. Ce Capucin s'appelle le P.
Valérien, de la maison des Comtes de Magnis. Vous apprendrez par cette petite
histoire comment il répondit à vos calomnies. Il avait heureusement réussi à
la conversion du Landgrave de Darmstadt. Mais vos Pères, comme s'ils eussent
eu quelque peine de voir convertir un Prince souverain sans les y appeler,
firent incontinent un livre contre lui (car vous persécutez les gens de bien
partout), où falsifiant un de ses passages, ils lui imputent une doctrine
hérétique. Ils firent aussi courir une lettre contre lui, où ils lui
disaient: Oh! que nous avons de choses à découvrir, sans dire quoi, dont vous
serez bien affligé! Car, si vous n'y donnez ordre, nous serons obligés d'en
avertir le Pape et les Cardinaux. Cela n'est pas maladroit; et je ne doute
point, mes Pères, que vous ne leur parliez ainsi de moi: mais prenez garde de
quelle sorte il y répond dans son livre imprimé à Prague l'année dernière,
pag. 112 et suiv. Que ferai-je, dit-il, contre ces injures vagues et
indéterminées? Comment convaincrai-je des reproches qu'on n'explique point?
En voici néanmoins le moyen: c'est que je déclare hautement et publiquement à
ceux qui me menacent que ce sont des imposteurs insignes, et de très habiles
et très impudents menteurs, s'ils ne découvrent ces crimes à toute la terre.
Paraissez donc, mes accusateurs et publiez ces choses sur les toits au lieu
que vous les avez dites à l'oreille, et que vous avez menti en assurance en
les disant à l'oreille. Il y en a qui s'imaginent que ces disputes sont
scandaleuses. Il est vrai que c'est exciter un scandale horrible que
m'imputer un crime tel que l'hérésie, et de me rendre suspect de plusieurs
autres. Mais je ne fais que remédier à ce scandale en soutenant mon
innocence.
En vérité, mes Pères,
vous voilà malmenés, et jamais homme n'a été mieux justifié. Car il a fallu
que les moindres apparences de crime vous aient manqué contre lui, puisque
vous n'avez point répondu à un tel défi. Vous avez quelquefois de fâcheuses
rencontres à essuyer, mais cela ne vous rend pas plus sages. Car quelque
temps après vous l'attaquâtes encore de la même sorte sur un autre sujet, et
il se défendit aussi de même, p. 151, en ces termes: Ce genre d'hommes qui se
rend insupportable à toute la chrétienté aspire, sous le prétexte des bonnes
oeuvres, aux grandeurs et à la domination, en détournant à leurs fins presque
toutes les lois divines, humaines, positives et naturelles. Ils attirent, ou
par leur doctrine, ou par crainte, ou par espérance, tous les grands de la
terre, de l'autorité desquels ils abusent pour faire réussir leurs détestables
intrigues. Mais leurs attentats, quoique si criminels, ne sont ni punis, ni
arrêtés: ils sont récompensés au contraire, et ils les commettent avec la
même hardiesse que s'ils rendaient un service à Dieu. Tout le monde le
reconnaît, tout le monde en parle avec exécration; mais il y en a peu qui
soient capables de s'opposer à une si puissante tyrannie. C'est ce que j'ai
fait néanmoins. J'ai arrêté leur impudence, et je l'arrêterai encore par le
même moyen. Je déclare donc qu'ils ont menti très impudemment, MENTIRIS
IMPUDENTISSIME. Si les choses qu'ils m'ont reprochées sont véritables, qu'ils
les prouvent, ou qu'ils passent pour convaincus d'un mensonge plein
d'impudence. Leur procédé sur cela découvrira qui a raison. Je prie tout le
monde de l'observer, et de remarquer cependant que ce genre d'hommes qui ne
souffrent pas la moindre des injures qu'ils peuvent repousser, font semblant
de souffrir très patiemment celles dont ils ne peuvent se défendre, et
couvrent d'une fausse vertu leur véritable impuissance. C'est pourquoi j'ai
voulu irriter plus vivement leur pudeur, afin que les plus grossiers
reconnaissent que, s'ils se taisent, leur patience ne sera pas un effet de
leur douceur, mais du trouble de leur conscience.
Voilà ce qu'il dit,
mes Pères, et ainsi: Ces gens-là, dont on sait les histoires par tout le
monde, sont si évidemment injustes et si insolents dans leur impunité, qu'il
faudrait que j'eusse renoncé à Jésus-Christ et à son Eglise, si je ne
détestais leur conduite, et même publiquement, autant pour me justifier que
pour empêcher les simples d'en être séduits.
Mes Révérends Pères,
il n'y a plus moyen de reculer. Il faut passer pour des calomniateurs
convaincus, et recourir à votre maxime, que cette sorte de calomnie n'est pas
un crime. Ce Père a trouvé le secret de vous fermer la bouche: c'est ainsi
qu'il faut faire toutes les fois que vous accusez les gens sans preuves. On
n'a qu'à répondre à chacun de vous comme le Père Capucin, mentiris
impudentissime. Car que répondrait-on autre chose, quand votre Père Brisacier
dit, par exemple, que ceux contre qui il écrit sont des portes d'enfer, des
pontifes du diable, des gens déchus de la foi, de l'espérance et de la
charité, qui bâtissent le trésor de l'Antéchrist? Ce que je ne dis pas
(ajoute-t-il) par forme d'injure, mais par la force de la vérité.
S'amuserait-on à prouver qu'on n'est pas porte d'enfer, et qu'on ne bâtit pas
le trésor de l'Antéchrist?
Que doit-on répondre
de même à tous les discours vagues de cette sorte, qui sont dans vos livres et
dans vos avertissements sur mes lettres? par exemple: Qu'on s'applique les
restitutions, en réduisant les créanciers dans la pauvreté; qu'on a offert
des sacs d'argent à de savants religieux qui les ont refusés; qu'on donne des
bénéfices pour faire semer des hérésies contre la foi; qu'on a des
pensionnaires parmi les plus illustres ecclésiastiques et dans les Cours
souveraines; que je suis aussi pensionnaire de Port-Royal, et que je faisais
des romans avant mes Lettres, moi qui n'en ai jamais lu aucun, et qui ne sais
pas seulement le nom de ceux qu'a faits votre apologiste? Qu'y a-t-il à dire
à tout cela, mes Pères, sinon Mentiris impudentissime, si vous ne marquez
toutes ces personnes, leurs paroles, le temps, le lieu? Car il faut se taire,
ou rapporter et prouver toutes les circonstances, comme je fais quand je vous
conte les histoires du P. Alby et de Jean d'Alba. Autrement, vous ne ferez
que vous nuire à vous-mêmes. Toutes vos fables pouvaient peut-être vous
servir avant qu'on sût vos principes; mais à présent que tout est découvert,
quand vous penserez dire à l'oreille qu'un homme d'honneur, qui désire cacher
son nom, vous a appris de terribles choses de ces gens-là, on vous fera
souvenir incontinent du mentiris impudentissime du bon Père Capucin. Il n'y a
que trop longtemps que vous trompez le monde, et que vous abusez de la
créance qu'on avait en vos impostures. Il est temps de rendre la réputation à
tant de personnes calomniées. Car quelle innocence peut être si généralement
reconnue, qu'elle ne souffre quelque atteinte par les impostures si hardies
d'une Compagnie répandue par toute la terre, et qui sous des habits
religieux, couvre des âmes si irréligieuses, qu'ils commettent des crimes
tels que la calomnie, non pas contre leurs maximes, mais selon leurs propres
maximes? Ainsi l'on ne me blâmera point d'avoir détruit la créance qu'on
pouvait avoir en vous; puisqu'il est bien plus juste de conserver à tant de
personnes que vous avez décriées la réputation de piété qu'ils ne méritent
pas de perdre, que de vous laisser la réputation de sincérité que vous ne
méritez pas d'avoir. Et comme l'un ne se pouvait faire sans l'autre, combien
était-il important de faire entendre qui vous êtes! C'est ce que j'ai
commencé de faire ici; mais il faut bien du temps pour achever. On le verra,
mes Pères, et toute votre politique ne vous en peut garantir, puisque les
efforts que vous pourriez faire pour l'empêcher ne serviraient qu'à faire
connaître aux moins clairvoyants que vous avez eu peur, et que votre
conscience vous reprochant ce que j'avais à vous dire, vous avez tout mis en
usage pour le prévenir.
Seizième lettre aux
révérends pères jésuites
Du 4 décembre 1656.
Mes Révérends Pères,
Voici la suite de vos
calomnies, où je répondrai d'abord à celles qui restent de vos
Avertissements. Mais comme tous vos autres livres en sont également remplis,
ils me fourniront assez de matière pour vous entretenir sur. ce sujet autant
que je le jugerai nécessaire. Je vous dirai donc en un mot, sur cette fable
que vous avez semée dans tous vos écrits contre Mr d'Ypres, que vous abusez
malicieusement de quelques paroles ambiguës d'une de ses lettres, qui, étant
capables d'un bon sens, doivent être prises en bonne part, selon l'esprit de
l'Eglise, et ne peuvent être prises autrement que selon l'esprit de votre
Société. Car pourquoi voulez-vous qu'en disant à son ami: Ne vous mettez
point tant en peine de votre neveu, je lui fournirai ce qui est nécessaire de
l'argent qui est entre mes mains, il ait voulu dire par là qu'il prenait cet argent
pour ne le point rendre, et non pas qu'il l'avançait seulement pour le
remplacer? Mais ne faut-il pas que vous soyez bien imprudents d'avoir fourni
vous-mêmes la conviction de votre mensonge par les autres lettres de Mr
d'Ypres, que vous avez imprimées, qui marquent visiblement que ce n'était en
effet que des avances, qu'il devait remplacer? C'est ce qui paraît dans celle
que vous rapportez, du 30 juillet 1619, en ces termes qui vous confondent: Ne
vous souciez pas DES AVANCES; il ne lui manquera rien tant qu'il sera ici. Et
par celle du 6 janvier 1620, où il dit: Vous avez trop de hâte, et quand il
serait question de rendre compte, le peu de crédit que j'ai ici me ferait
trouver de l'argent au besoin.
Vous êtes donc des
imposteurs, mes Pères, aussi bien sur ce sujet que sur votre conte ridicule
du tronc de S. Merry. Car quel avantage pouvez-vous tirer de l'accusation
qu'un de vos bons amis suscita à cet ecclésiastique que vous voulez déchirer?
Doit-on conclure qu'un homme est coupable parce qu'il est accusé? Non, mes
Pères. Des gens de piété comme lui pourront toujours être accusés tant qu'il
y aura au monde des calomniateurs comme vous. Ce n'est donc pas par
l'accusation, mais par l'arrêt qu'il en faut juger. Or, l'arrêt qui en fut
rendu le 23 février 1656 le justifie pleinement; outre que celui qui s'était
engagé témérairement dans cette injuste procédure fut désavoué par ses
collègues, et forcé lui-même à la rétracter. Et quant à ce que vous dites au
même lieu de ce fameux directeur qui se fit riche en un moment de neuf cent
mille livres, il suffit de vous renvoyer à MM. les Curés de S. Roch et de S.
Paul, qui rendront témoignage à tout Paris de son parfait désintéressement
dans cette affaire, et de votre malice inexcusable dans cette imposture.
En voilà assez pour
des faussetés si vaines. Ce ne sont là que des coups d'essai de vos novices,
et non pas les coups d'importance de vos grands profès. J'y viens donc, mes
Pères; je viens à cette calomnie, l'une des plus noires qui soient sorties de
votre esprit. Je parle de cette audace insupportable avec laquelle vous avez
osé imputer à de saintes religieuses et à leurs docteurs de ne pas croire le
mystère de la Transsubstantiation, ni la présence réelle de Jésus-Christ dans
l'Eucharistie. Voilà, mes Pères, une imposture digne de vous. Voilà un crime
que Dieu seul est capable de punir, comme vous seuls êtes capables de le
commettre. Il faut être aussi humble que ces humbles calomniées pour le
souffrir avec patience; et il faut être aussi méchant que de si méchants
calomniateurs pour le croire. Je n'entreprends donc pas de les en justifier;
elles n'en sont point suspectes. Si elles avaient besoin de défenseurs, elles
en auraient de meilleurs que moi. Ce que j'en dirai ici ne sera pas pour
montrer leur innocence, mais pour montrer votre malice. Je veux seulement
vous en faire horreur à vous-mêmes, et faire entendre à tout le monde
qu'après cela il n'y a rien dont vous ne soyez capables.
Vous ne manquerez pas
néanmoins de dire que je suis de Port-Royal; car c'est la première chose que
vous dites à quiconque combat vos excès: comme si on ne trouvait qu'à
Port-Royal des gens qui eussent assez de zèle pour défendre contre vous la
pureté de la morale chrétienne. Je sais, mes Pères, le mérite de ces pieux
solitaires qui s'y étaient retirés, et combien l'Eglise est redevable à leurs
ouvrages si édifiants et si solides. Je sais combien ils ont de piété et de
lumière, car, encore que je n'aie jamais eu d'établissement avec eux, comme
vous le voulez faire croire, sans que vous sachiez qui je suis, je [ne]
laisse pas d'en connaître quelques-uns et d'honorer la vertu de tous. Mais
Dieu n'a pas renfermé dans ce nombre seul tous ceux qu'il veut opposer à vos
désordres. J'espère avec son secours, mes Pères, de vous le faire sentir; et
s'il me fait la grâce de me soutenir dans le dessein qu'il me donne
d'employer pour lui tout ce que j'ai reçu de lui, je vous parlerai de telle
sorte que je vous ferai peut-être regretter de n'avoir pas affaire à un homme
de Port-Royal. Et pour vous le témoigner, mes Pères, c'est qu'au lieu que
ceux que vous outragez par cette insigne calomnie se contentent d'offrir à
Dieu leurs gémissements pour vous en obtenir le pardon, je me sens obligé,
moi qui n'ai point de part à cette injure, de vous en faire rougir à la face
de toute l'Eglise, pour vous procurer cette confusion salutaire dont parle
l'Ecriture, qui est presque l'unique remède d'un endurcissement tel que le
vôtre: Imple facies eorum ignominia, el quoerent nomen lotion, Domine.
Il faut arrêter cette
insolence, qui n'épargne point les lieux les plus saints. Car qui pourra être
en sûreté après une calomnie de cette nature? Quoi! mes Pères, afficher
vous-mêmes dans Paris un livre si scandaleux avec le nom de votre Père
Meynier à la tête, et sous cet infâme titre: Le Port-Royal et Genève
d'intelligence contre le très Saint-Sacrement de l'Autel, où vous accusez de
cette apostasie non seulement M. l'abbé de Saint-Cyran et M. Arnauld, mais
aussi la Mère Agnès sa soeur, et toutes les religieuses de ce monastère, dont
vous dites, pag. 96, que leur foi est aussi suspecte touchant l'Eucharistie
que celle de M. Arnauld, lequel vous soutenez pag. 4 être effectivement
calviniste. Je demande là-dessus à tout le monde s'il y a dans l'Eglise des
personnes sur qui vous puissiez faire tomber un si abominable reproche avec
moins de vraisemblance. Car, dites-moi, mes Pères, si ces religieuses et
leurs directeurs étaient d'intelligence avec Genève contre le très
Saint-Sacrement de l'Autel, ce qui est horrible à penser, pourquoi
auraient-elles pris pour le principal objet de leur piété ce sacrement
qu'elles auraient en abomination? Pourquoi auraient-elles joint à leur règle
l'institution du Saint-Sacrement? Pourquoi auraient-elles pris l'habit du
Saint-Sacrement, pris le nom de filles du Saint-Sacrement, appelé leur église
l'Eglise du Saint-Sacrement? Pourquoi auraient-elles demandé et obtenu de
Rome la confirmation de cette institution, et le pouvoir de dire tous les
jeudis l'office du Saint-Sacrement, où la foi de l'Eglise est si parfaitement
exprimée, si elles avaient conjuré avec Genève d'abolir cette foi de
l'Eglise? Pourquoi se seraient-elles obligées, par une dévotion particulière,
approuvée aussi par le Pape, d'avoir sans cesse, nuit et jour, des
religieuses en présence de cette sainte Hostie, pour réparer, par leurs
adorations perpétuelles envers ce sacrifice perpétuel, l'impiété de l'hérésie
qui l'a voulu anéantir? Dites-moi donc, mes Pères, si vous le pouvez,
pourquoi de tous les mystères de notre religion elles auraient laissé ceux
qu'elles croient pour choisir celui qu'elles ne croiraient pas? Et pourquoi
elles se seraient dévouées d'une manière si pleine et si entière à ce mystère
de notre foi, si elles le prenaient, comme les hérétiques, pour le mystère
d'iniquité? Que répondez-vous, mes Pères, à des témoignages si évidents, non
pas seulement de paroles, mais d'actions; et non pas de quelques actions
particulières, mais de toute la suite d'une vie entièrement consacrée à
l'adoration de Jésus-Christ résidant sur nos autels? Que répondez-vous de
même aux livres que vous appelez de Port-Royal, qui sont tout remplis de
termes les plus précis dont les Pères et les Conciles se soient servis pour
marquer l'essence de ce mystère? C'est une chose ridicule, mais horrible, de
vous y voir répondre dans tout votre libelle en cette sorte: M. Arnauld,
dites-vous, parle bien de transsubstantiation; mais il entend peut-être une
transsubstantiation significative. Il témoigne bien croire la présence
réelle; mais qui nous a dit qu'il ne l'entend pas d'une figure vraie et
réelle? Où en sommes-nous, mes Pères? et qui ne ferez-vous point passer pour
Calviniste quand il vous plaira, si on vous laisse la licence de corrompre
les expressions les plus canoniques et les plus saintes par les malicieuses
subtilités de vos nouvelles équivoques? Car qui s'est jamais servi d'autres
termes que de ceux-là, et surtout dans de simples discours de piété, où il ne
s'agit point de controverses? Et cependant l'amour et le respect qu'ils ont
pour ce saint mystère leur en a tellement fait remplir tous leurs écrits, que
je vous défie, mes Pères, quelque artificieux que vous soyez, d'y trouver ni
la moindre apparence d'ambiguïté, ni la moindre convenance avec les
sentiments de Genève.
Tout le monde sait,
mes Pères, que l'hérésie de Genève consiste essentiellement, comme vous le
rapportez vous-mêmes, à croire que Jésus-Christ n'est point enfermé dans ce
Sacrement; qu'il est impossible qu'il soit en plusieurs lieux; qu'il n'est
vraiment que dans le Ciel, et que ce n'est que là où on le doit adorer, et
non pas sur l'autel; que la substance du pain demeure; que le corps de
Jésus-Christ n'entre point dans la bouche ni dans la poitrine; qu'il n'est
mangé que par la foi, et qu'ainsi les méchants ne le mangent point; et que la
Messe n'est point un sacrifice, mais une abomination. Ecoutez donc, mes
Pères, de quelle manière Port-Royal est d'intelligence avec Genève dans leurs
livres. On y lit, à votre confusion: que la chair et le sang de Jésus-Christ
sont contenus sous les espèces du pain et du vin, 2. lettre de M. Arnauld, p.
259. Que le Saint des Saints est présent dans le Sanctuaire, et qu'on l'y
doit adorer, ibid., p. 243. Que Jésus-Christ habite dans les pécheurs qui
communient, par la présence réelle et véritable de son corps dans leur
poitrine, quoique non par la présence de son esprit dans leur coeur, Fréq.
Com., 3. part., chap. 16. Que les cendres mortes des corps des saints tirent
leur principale dignité de cette semence de vie qui leur reste de
l'attouchement de la chair immortelle et vivifiante de Jésus-Christ, I.
part., ch. 40. Que ce n'est par aucune puissance naturelle, mais par la
toute-puissance de Dieu, à laquelle rien n'est impossible, que le corps de
Jésus-Christ est enfermé sous l'Hostie et sous la moindre partie de chaque
Hostie, Théolog. fam., leç. 15. Que la vertu divine est présente pour
produire l'effet que les paroles de la consécration signifient, ibid. Que
Jésus-Christ, qui est rabaissé et couché sur l'autel, est en même temps élevé
dans sa gloire; qu'il est, par lui-même et par sa puissance ordinaire, en
divers lieux en même temps, au milieu de l'Eglise triomphante, et au milieu
de l'Eglise militante et voyagère, De la suspension, rais. 21. Que les
espèces sacramentales demeurent suspendues, et subsistent extraordinairement
sans être appuyées d'aucun sujet; et que le corps de Jésus-Christ est aussi
suspendu sous les espèces; qu'il ne dépend point d'elles, comme les
substances dépendent des accidents, ibid., 23. Que la substance du pain se
change en laissant les accidents immuables, Heures dans la prose du S.
Sacrement. Que Jésus-Christ repose dans l'Eucharistie avec la même gloire
qu'il a dans le Ciel, Lettres de M. de Saint-Cyran, tom. I, let. 93. Que son
humanité glorieuse réside dans les tabernacles de l'Eglise, sous les espèces
du pain qui le couvrent visiblement; et que, sachant que nous sommes
grossiers, il nous conduit ainsi à l'adoration de sa divinité présente en
tous lieux par celle de son humanité présente en un lieu particulier, ibid.: Que
nous recevons le corps de Jésus-Christ sur la langue, et qu'il la sanctifie
par son divin attouchement, Lettre 32. Qu'il entre dans la bouche du prêtre,
Lettre 72. Que, quoique Jésus-Christ se soit rendu accessible dans le
Saint-Sacrement par un effet de son amour et de sa clémence, il ne laisse pas
d'y conserver son inaccessibilité comme une condition inséparable de sa
nature divine; parce qu'encore que le seul corps et le seul sang y soient par
la vertu des paroles, vi verborum, comme parle l'école, cela n'empêche pas
que toute sa divinité, aussi bien que toute son humanité, n'y soit par une
conjonction nécessaire, Défense du Chapelet du S. Sacrement, p. 217 .Et
enfin, que l'Eucharistie est tout ensemble Sacrement et Sacrifice, Théol.
fam., leç. 15, et qu'encore que ce Sacrifice soit une commémoration de celui
de la Croix, toutefois il y a cette différence, que celui de la Messe n'est
offert que pour l'Eglise seule et pour les fidèles qui sont dans sa
communion, au lieu que celui de la Croix a été offert pour tout le monde,
comme l'Ecriture parle, ibid., p. 153. Cela suffit, mes Pères, pour faire
voir clairement qu'il n'y eut peut-être jamais une plus grande impudence que
la vôtre. Mais je veux encore vous faire prononcer cet arrêt à vous-mêmes
contre vous-mêmes. Car que demandez-vous, afin d'ôter toute apparence qu'un
homme soit d'intelligence avec Genève? Si M. Arnauld, dit votre Père Meynier,
p. 83, eût dit qu'en cet adorable mystère il n'y a aucune substance du pain
sous les espèces, mais seulement la chair et le sang de Jésus-Christ, j'eusse
avoué qu'il se serait déclaré entièrement contre Genève. Avouez-le donc,
imposteurs, et faites-lui une réparation publique. Combien de fois
l'avez-vous vu dans les passages que je viens de citer? Mais, de plus, la Théologie
familière de M. de Saint-Cyran étant approuvée par M. Arnauld, elle contient
les sentiments de l'un et de l'autre. Lisez donc toute la Leçon 15, et
surtout l'article second, et vous y trouverez les paroles que vous demandez
encore plus formellement que vous-mêmes ne les exprimez. Y a-t-il du pain
dans l'Hostie, et du vin dans le Calice? Non; car toute substance du pain et
du vin sont ôtées pour faire place à celle du corps et du sang de
JESUS-CHRIST, laquelle y demeure seule, couverte des qualités et des espèces
du pain et du vin.
Eh bien, mes Pères!
direz-vous encore que le Port-Royal n'enseigne rien que Genève ne reçoive, et
que M. Arnauld n'a rien dit, dans sa seconde Lettre, qui ne pût être dit par
un ministre de Charenton? Faites donc parler Mestrezat comme parle M. Arnauld
dans cette lettre, pag. 237 et suiv. Faites-lui dire Que c'est un mensonge
infâme de l'accuser de nier la transsubstantiation; qu'il prend pour
fondement de ses livres la vérité de la présence réelle du Fils de Dieu,
opposée à l'hérésie des Calvinistes; qu'il se tient heureux d'être en un lieu
où l'on adore continuellement le Saint des Saints dans le Sanctuaire, ce qui
est beaucoup plus contraire à la créance des Calvinistes que la présence
réelle même; puisque comme dit le cardinal de Richelieu, dans ses
Controverses, p. 536: Les nouveaux Ministres de France s'étant unis avec les
Luthériens qui croient la présence réelle de Jésus-Christ dans l'Eucharistie,
ils ont déclaré qu'ils ne demeurent séparés de l'Eglise, touchant ce mystère,
qu'à cause de l'adoration que les Catholiques rendent à l'Eucharistie. Faites
signer à Genève tous les passages que je vous ai rapportés des livres de
Port-Royal, et non pas seulement les passages, mais les traités entiers
touchants ce mystère, comme le livre de la Fréquente Communion, l'Explication
des Cérémonies de la messe, l'Exercice durant la messe, les Raisons de la
suspension du S. Sacrement, la traduction des Hymnes dans les Heures de
Port-Royal, etc. Et enfin faites établir à Charenton cette institution sainte
d'adorer sans cesse Jésus-Christ enfermé dans l'Eucharistie, comme on fait à
Port-Royal, et ce sera le plus signalé service que vous puissiez rendre à
l'Eglise, puisque alors le Port-Royal ne sera pas d'intelligence avec Genève,
mais Genève d'intelligence avec le Port-Royal et toute l'Eglise.
En vérité, mes Pères,
vous ne pouviez plus mal choisir que d'accuser le Port-Royal de ne pas croire
l'Eucharistie; mais je veux faire voir ce qui vous y a engagés. Vous savez
que j'entends un peu votre politique. Vous l'avez bien suivie en cette
rencontre. Si M. l'abbé de Saint-Cyran et M. Arnauld n'avaient fait que dire
ce qu'on doit croire touchant ce mystère, et non pas ce qu'on doit faire pour
s'y préparer, ils auraient été les meilleurs catholiques du monde, et il ne
se serait point trouvé d'équivoques dans leurs termes de présence réelle et
de transsubstantiation. Mais, parce qu'il faut que tous ceux qui combattent
vos relâchements soient hérétiques, et dans le point même où ils les combattent,
comment M. Arnauld ne le serait-il pas sur l'Eucharistie, après avoir fait un
livre exprès contre les profanations que vous faites de ce sacrement? Quoi,
mes Pères! il aurait dit impunément: Qu'on ne doit point donner le corps de
Jésus-Christ à ceux qui retombent toujours dans les mêmes crimes, et auxquels
on ne voit aucune espérance d'amendement; et qu'on doit les séparer quelque
temps de l'autel, pour se purifier par une pénitence sincère, afin de s'en
approcher ensuite avec fruit. Ne souffrez pas qu'on parle ainsi, mes Pères;
vous n'auriez pas tant de gens dans vos confessionnaux. Car votre P.
Brisacier dit que si vous suiviez cette méthode vous n'appliqueriez le sang
de Jésus-Christ sur personne. Il vaut bien mieux pour vous qu'on suive la
pratique de votre Société, que votre P. Mascarenhas rapporte dans un livre
approuvé par vos docteurs, et même par votre R. P. Général, qui est: Que
toutes sortes de personnes, et même les prêtres, peuvent recevoir le Corps de
Jésus-Christ le jour même qu'ils se sont souillés par des péchés abominables;
que, bien loin qu'il y ait de l'irrévérence en ces communions, on est louable
au contraire d'en user de la sorte; que les confesseurs ne les en doivent
point détourner, et qu'ils doivent au contraire conseiller à ceux qui
viennent de commettre ces crimes de communier à l'heure même, parce que
encore que l'Eglise l'ait défendu, cette défense est abolie par la pratique
universelle de toute la terre. Mascar. tr. 4, disp. 5, n. 284.
Voilà ce que c'est,
mes Pères, d'avoir des Jésuites par toute la terre. Voilà la pratique
universelle que vous y avez introduite et que vous y voulez maintenir. Il
n'importe que les tables de Jésus-Christ soient remplies d'abominations,
pourvu que vos églises soient pleines de monde. Rendez donc ceux qui s'y
opposent hérétiques sur le Saint-Sacrement: il le faut, à quelque prix que ce
soit. Mais comment le pourrez-vous faire après tant de témoignages
invincibles qu'ils ont donnés de leur foi? N'avez-vous point de peur que je
rapporte les quatre grandes preuves que vous donnez de leur hérésie? Vous le
devriez, mes Pères, et je ne dois point vous en épargner la honte. Examinons
donc la première.
M. de Saint-Cyran,
dit le P. Meynier, en consolant un de ses amis sur la mort de sa mère, tom.
I, Lettre 14, dit que le plus agréable sacrifice qu'on puisse offrir à Dieu
dans ces rencontres est celui de la patience: donc il est Calviniste. Cela
est bien subtil, mes Pères, et je ne sais si personne en voit la raison.
Apprenons-la donc de lui: Parce, dit ce grand controversiste, qu'il ne croit
donc pas le sacrifice de la Messe. Car c'est celui-là qui est le plus
agréable à Dieu de tous. Que l'on dise maintenant que les Jésuites ne savent
pas raisonner. Ils le savent de telle sorte, qu'ils rendront hérétique tout
ce qu'ils voudront, et même l'Ecriture sainte. Car ne serait-ce pas une
hérésie de dire, comme fait l'Ecclésiastique: Il n'y a rien de pire que
d'aimer l'argent, nihil est iniquius quam amare pecuniam; comme si les
adultères, les homicides et l'idolâtrie n'étaient pas de plus grands crimes?
Et à qui n'arrive-t-il point de dire à toute heure des choses semblables; et
que, par exemple, le sacrifice d'un coeur contrit et humilié est le plus
agréable aux yeux de Dieu; parce qu'en ces discours on ne pense qu'à comparer
quelques vertus intérieures les unes aux autres, et non pas au sacrifice de
la Messe, qui est d'un ordre tout différent et infiniment plus relevé?
N'êtes-vous donc pas ridicules, mes Pères, et faut-il, pour achever de vous
confondre, que je vous représente les termes de cette même Lettre où M. de
Saint-Cyran parle du sacrifice de la Messe comme du plus excellent de tous,
en disant: Qu'on offre à Dieu tous les jours et en tous lieux le sacrifice du
corps de son Fils, qui n'a point trouvé DE PLUS EXCELLENT MOYEN que celui-là
pour honorer son Père? Et ensuite: Que Jésus-Christ nous a obligés de prendre
en mourant son corps sacrifié, pour rendre plus agréable à Dieu le sacrifice
du nôtre, et pour se joindre [à nous] lorsque nous mourons, afin de nous fortifier
en sanctifiant par sa présence le dernier sacrifice que nous faisons à Dieu
de notre vie et de notre corps. Dissimulez tout cela, mes Pères, et ne
laissez pas de dire qu'il détournait de communier à la mort, comme vous
faites, p. 33, et qu'il ne croyait pas le sacrifice de la Messe: car rien
n'est trop hardi pour des calomniateurs de profession.
Votre seconde preuve
en est un grand témoignage. Pour rendre Calviniste feu M. de Saint-Cyran, à
qui vous attribuez le livre de Petrus Aurelius, vous vous servez d'un passage
où Aurelius explique, pag. 89, de quelle manière l'Eglise se conduit à
l'égard des prêtres, et même des évêques qu'elle veut déposer ou dégrader.
L'Eglise, dit-il, ne pouvant pas leur ôter la puissance de l'Ordre, parce que
le caractère est ineffaçable, elle fait ce qui est en elle; elle ôte de sa
mémoire ce caractère qu'elle ne peut ôter de l'âme de ceux qui l'ont reçu:
elle les considère comme s'ils n'étaient plus prêtres ou évêques; de sorte
que, selon le langage ordinaire de l'Eglise, on peut dire qu'ils ne le sont
plus, quoiqu'ils le soient toujours quant au caractère: Ob indelebilitatem
characteris. Vous voyez mes Pères, que cet auteur, approuvé par trois
Assemblées générales du Clergé de France, dit clairement que le caractère de
la Prêtrise est ineffaçable, et cependant vous lui faites dire tout au
contraire, en ce lieu même, que le caractère de la Prêtrise n'est pas
ineffaçable. Voilà une insigne calomnie, c'est-à-dire, selon vous, un petit
péché véniel. Car ce livre vous avait fait tort, ayant réfuté les hérésies de
vos confrères d'Angleterre touchant l'autorité épiscopale. Mais voici une
insigne extravagance: c'est qu'ayant faussement supposé que M. de Saint-Cyran
tient que ce caractère est effaçable, vous en concluez qu'il ne croit donc
pas la présence réelle de Jésus-Christ dans l'Eucharistie.
N'attendez pas que je
vous réponde là-dessus, mes Pères. Si vous n'avez point de sens commun, je ne
puis pas vous en donner. Tous ceux qui en ont se moqueront assez de vous
aussi bien que de votre troisième preuve, qui est fondée sur ces paroles de
la Fréq. Comm., 3. p., ch. II: que Dieu nous donne dans l'Eucharistie LA MEME
VIANDE qu'aux saints dans le Ciel, sans qu'il y ait d'autre différence, sinon
qu'ici il nous en ôte la vue et le goût sensible, réservant l'un et l'autre
pour le ciel. En vérité, mes Pères ces paroles expriment si naïvement le sens
de l'Eglise, que j'oublie à toute heure par où vous vous y prenez pour en
abuser. Car je n'y vois autre chose, sinon ce que le Concile de Trente
enseigne, Sess. 13, c. 8, qu'il n'y a point d'autre différence entre
Jésus-Christ dans l'Eucharistie et Jésus-Christ dans le ciel, sinon qu'il est
ici voilé, et non pas là. M. Arnauld ne dit pas qu'il n'y a point d'autre
différence en la manière de recevoir Jésus-Christ, mais seulement qu'il n'y
en a point d'autre en Jésus-Christ que l'on reçoit. Et cependant vous voulez,
contre toute raison, lui faire dire par ce passage qu'on ne mange non plus
ici Jésus-Christ de bouche que dans le ciel: d'où vous concluez son hérésie.
Vous me faites pitié,
mes Pères. Faut-il vous expliquer cela davantage? Pourquoi confondez-vous
cette nourriture divine avec la manière de la recevoir? Il n'y a qu'une seule
différence, comme je le viens de dire, dans cette nourriture sur la terre et
dans le ciel, qui est qu'elle est ici cachée sous des voiles qui nous en
ôtent la vue et le goût sensible: mais il y a plusieurs différences dans la
manière de la recevoir ici et là, dont la principale est que, comme dit M.
Arnauld, 3e part., ch. 16, il entre ici dans la bouche et dans la poitrine et
des bons et des méchants, ce qui n'est pas dans le Ciel.
Et si vous ignorez la
raison de cette diversité, je vous dirai, mes Pères, que la cause pour
laquelle Dieu a établi ces différentes manières de recevoir une même viande,
est la différence qui se trouve entre l'état des Chrétiens en cette vie et
celui des bienheureux dans le Ciel. L'état des Chrétiens, comme dit le
cardinal Du Perron après les Pères, tient le milieu entre l'état des bienheureux
et l'état des Juifs. Les bienheureux possèdent Jésus-Christ réellement sans
figure et sans voile. Les Juifs n'ont possédé de Jésus-Christ que les figures
et les voiles, comme était la manne et l'agneau pascal. Et les Chrétiens
possèdent Jésus-Christ dans l'Eucharistie véritablement et réellement, mais
encore couvert de voiles. Dieu, dit saint Eucher, s'est fait trois
tabernacles: la synagogue, qui n'a eu que les ombres sans vérité; l'Eglise,
qui a la vérité et les ombres; et le Ciel où il n'y a point d'ombres, mais la
seule vérité. Nous sortirions de l'état où nous sommes, qui est l'état de
foi, que saint Paul oppose tant à la loi qu'à la claire vision, si nous ne
possédions que les figures sans Jésus-Christ, parce que c'est le propre de la
loi de n'avoir que l'ombre, et non la substance des choses. Et nous en
sortirions encore, si nous le possédions visiblement; parce que la foi, comme
dit le même Apôtre, n'est point des choses qui se voient. Et ainsi
l'Eucharistie est parfaitement proportionnée à notre état de foi, parce
qu'elle enferme véritablement Jésus-Christ, mais voilé. De sorte que cet état
serait détruit, si Jésus-Christ n'était pas réellement sous les espèces du
pain et du vin, comme le prétendent les hérétiques: et il serait détruit
encore, si nous le recevions à découvert comme dans le Ciel; puisque ce
serait confondre notre état, ou avec l'état du Judaïsme, ou avec celui de la
gloire.
Voilà, mes Pères, la
raison mystérieuse et divine de ce mystère tout divin. Voilà ce qui nous fait
abhorrer les Calvinistes, comme nous réduisant à la condition des Juifs; et
ce qui nous fait aspirer à la gloire des bienheureux, qui nous donnera la
pleine et éternelle jouissance de Jésus-Christ. Par où vous voyez qu'il y a
plusieurs différences entre la manière dont il se communique aux Chrétiens et
aux bienheureux, et qu'entre autres on le reçoit ici de bouche et non dans le
Ciel; mais qu'elles dépendent toutes de la seule différence qui est entre
l'état de la foi où nous sommes et l'état de la claire vision où ils sont. Et
c'est, mes Pères, ce que M. Arnauld a dit si clairement en ces termes: qu'il
faut qu'il n'y ait point d'autre différence entre la pureté de ceux qui
reçoivent Jésus-Christ dans l'Eucharistie, et celle des bienheureux,
qu'autant qu'il y en a entre la foi et la claire vision de Dieu, de laquelle
seule dépend la différente manière dont on le mange dans la terre et dans le
Ciel. Vous devriez, mes Pères, avoir révéré dans ces paroles ces saintes
vérités, au lieu de les corrompre pour y trouver une hérésie qui n'y fut
jamais, et qui n'y saurait être, qui est qu'on ne mange Jésus-Christ que par
la foi, et non par la bouche, comme le disent malicieusement vos Pères Annat
et Meynier, qui en font le capital de leur accusation.
Vous voilà donc bien
mal en preuves, mes Pères; et c'est pourquoi vous avez eu recours à un nouvel
artifice, qui a été de falsifier le Concile de Trente, afin de faire que M.
Arnauld n'y fût pas conforme, tant vous avez de moyens de rendre le monde
hérétique. C'est ce que fait le P. Meynier en cinquante endroits de son
livre, et huit ou dix fois en la seule p. 54, où il prétend que, pour
s'exprimer en catholique, ce n'est pas assez de dire: je crois que
Jésus-Christ est présent réellement dans l'Eucharistie; mais qu'il faut dire:
Je crois, AVEC LE CONCILE, qu'il y est présent d'une vraie PRESENCE LOCALE,
ou localement. Et sur cela il cite le Concile, Sess. 13, can. 3, can. 4, can.
6. Qui ne croirait en voyant le mot de présence locale cité de trois Canons
d'un Concile Universel, qu'il y serait effectivement? Cela vous a pu servir
avant ma quinzième lettre; mais à présent, mes Pères, on ne s'y prend plus.
On va voir le Concile, et on trouve que vous êtes des imposteurs; car ces
termes de présence locale, localement, localité, n'y furent jamais: et je
vous déclare de plus, mes Pères, qu'ils ne sont dans aucun autre lieu de ce
Concile, ni dans aucun autre Concile précédent, ni dans aucun Père de
l'Eglise. Je vous prie donc sur cela, mes Pères, de dire si vous prétendez
rendre suspects de Calvinisme tous ceux qui n'ont point usé de ce terme? Si
cela est, le Concile de Trente en est suspect, et tous les saints Pères sans
exception. N'avez-vous, point d'autre voie pour rendre M. Arnauld hérétique,
sans offenser tant de gens qui ne vous ont point fait de mal, et entre autres
saint Thomas, qui est un des plus grands défenseurs de l'Eucharistie, et qui
s'est si peu servi de ce terme, qu'il l'a rejeté au contraire, 3 p, q. 76, a
5, où il dit: Nullo modo corpus Christi est in hoc sacramento localiter? Qui
êtes-vous donc, mes Pères, pour imposer de votre autorité de nouveaux termes,
dont vous ordonnez de se servir pour bien exprimer sa foi: comme si la
profession de foi dressée par les Papes, selon l'ordre du Concile, où ce
terme ne se trouve point, était défectueuse, et laissait une ambiguïté dans
la créance des fidèles, que vous seuls eussiez découverte? Quelle témérité de
prescrire ces termes aux docteurs mêmes! Quelle fausseté de les imposer à des
Conciles généraux! Et quelle ignorance de ne savoir pas les difficultés que
les saints les plus éclairés ont fait de les recevoir! Rougissez, mes Pères,
de vos impostures ignorantes, comme dit l'Ecriture aux imposteurs ignorants
comme vous: De mendacio ineruditionis tuoe confundere.
N'entreprenez donc
plus de faire les maîtres; vous n'avez ni le caractère ni la suffisance pour
cela. Mais, si vous voulez faire vos propositions plus modestement, on pourra
les écouter; car, encore que ce mot de présence locale ait été rejeté par
saint Thomas, comme vous avez vu, à cause que le corps de Jésus-Christ n'est
pas en l'Eucharistie dans l'étendue ordinaire des corps en leur lieu,
néanmoins ce terme a été reçu par quelques nouveaux auteurs de controverse,
parce qu'ils entendent seulement par là que le corps de Jésus-Christ est
vraiment sous les espèces, lesquelles étant en un lieu particulier, le corps
de Jésus-Christ y est aussi. Et en ce sens M. Arnauld ne fera point de
difficulté de l'admettre, puisque M. de Saint-Cyran et lui ont déclaré tant
de fois que Jésus-Christ, dans l'Eucharistie, est véritablement en un lieu
particulier, et miraculeusement en plusieurs lieux à la fois. Ainsi tous vos
raffinements tombent par terre, et vous n'avez pu donner la moindre apparence
à une accusation qu'il n'eût été permis d'avancer qu'avec des preuves
invincibles.
Mais à quoi sert, mes
Pères, d'opposer leur innocence à vos calomnies? Vous ne leur attribuez pas
ces erreurs dans la croyance qu'ils les soutiennent, mais dans la croyance
qu'ils vous nuisent. C'en est assez, selon votre théologie, pour les
calomnier sans crime; et vous pouvez, sans confession ni pénitence, dire la
messe en même temps que vous imputez à des prêtres qui la disent tous les
jours de croire que c'est une pure idolâtrie: ce qui serait un si horrible
sacrilège, que vous-mêmes avez fait pendre en effigie votre propre Père
Jarrige, sur ce qu'il avait dit la messe au temps où il était d'intelligence
avec Genève.
Je m'étonne donc, non
pas de ce que vous leur imposez avec si peu de scrupule des crimes si grands
et si faux, mais de ce que vous leur imposez avec si peu de prudence des
crimes si peu vraisemblables: car vous disposez bien des péchés à votre gré;
mais pensez-vous disposer de même de la créance des hommes? En vérité, mes
Pères, s'il fallait que le soupçon de Calvinisme tombât sur eux ou sur vous,
je vous trouverais en mauvais termes. Leurs discours sont aussi catholiques
que les vôtres; mais leur conduite confirme leur foi, et la vôtre la dément:
car, si vous croyez aussi bien qu'eux que ce pain est réellement changé au
corps de Jésus-Christ, pourquoi ne demandez-vous pas comme eux que le coeur
de pierre et de glace de ceux à qui vous conseillez de s'en approcher soit
sincèrement changé en un coeur de chair et d'amour? Si vous croyez que
Jésus-Christ y est dans un état de mort, pour apprendre à ceux qui s'en
approchent à mourir au monde, au péché et à eux-mêmes, pourquoi portez-vous à
en approcher ceux en qui les vices et les passions criminelles sont encore
toutes vivantes? Et comment jugez-vous dignes de manger le pain du Ciel ceux
qui ne le seraient pas de manger celui de la terre?
O grands vénérateurs
de ce saint mystère, dont le zèle s'emploie à persécuter ceux qui l'honorent
par tant de communions saintes, et à flatter ceux qui le déshonorent par tant
de communions sacrilèges! Qu'il est digne de ces défenseurs d'un si pur et si
adorable sacrifice de faire environner la table de Jésus-Christ de pécheurs
envieillis tout sortant de leurs infamies, et de placer au milieu d'eux un
prêtre que son confesseur même envoie de ses impudicités à l'autel, pour y
offrir, en la place de Jésus-Christ, cette victime toute sainte au Dieu de
sainteté, et la porter de ses mains souillées en ces bouches toutes
souillées! Ne sied-il pas bien à ceux qui pratiquent cette conduite par toute
la terre, selon des maximes approuvées de leur propre Général, d'imputer à
l'auteur de la Fréquente Communion et aux Filles du Saint-Sacrement de ne pas
croire le Saint-Sacrement?
Cependant cela ne
leur suffit pas encore; il faut, pour satisfaire leur passion, qu'ils les
accusent enfin d'avoir renoncé à Jésus-Christ et à leur baptême. Ce ne sont
pas là, mes Pères, des contes en l'air comme les vôtres; ce sont les funestes
emportements par où vous avez comblé la mesure de vos calomnies. Une si insigne
fausseté n'eût pas été en des mains dignes de la soutenir en demeurant en
celles de votre bon ami Filleau, par qui vous l'avez fait naître: votre
Société se l'est attribuée ouvertement; et votre Père Meynier vient de
soutenir, comme une vérité certaine, que Port-Royal forme une cabale secrète
depuis trente-cinq ans, dont M. de Saint-Cyran et M. d'Ypres ont été les
chefs, pour ruiner le mystère de l'Incarnation, faire passer l'Evangile pour
une histoire apocryphe, exterminer la religion chrétienne, et élever le
Déisme sur les ruines du Christianisme. Est-ce là tout, mes Pères? Serez-vous
satisfaits si l'on croit tout cela de ceux que vous haïssez? Votre animosité
serait-elle enfin assouvie, si vous les aviez mis en horreur non seulement à
tous ceux qui sont dans l'Eglise, par l'intelligence avec Genève, dont vous
les accusez, mais encore à tous ceux qui croient en Jésus-Christ, quoique
hors l'Eglise, par le Déisme que vous leur imputez?
Mais à qui
prétendez-vous persuader, sur votre seule parole, sans la moindre apparence
de preuve, et avec toutes les contradictions imaginables, que des prêtres qui
ne prêchent que la grâce de Jésus-Christ, la pureté de l'Evangile et les
obligations du baptême, ont renoncé à leur baptême, à l'Evangile et à
Jésus-Christ? Qui le croira, mes Pères? Le croyez-vous vous-mêmes, misérables
que vous êtes? Et à quelle extrémité êtes-vous réduits, puisqu'il faut
nécessairement ou que vous prouviez qu'ils ne croient pas en Jésus-Christ, ou
que vous passiez pour les plus abandonnés calomniateurs qui furent jamais!
Prouvez-le donc, mes Pères. Nommez cet ecclésiastique de mérite, que vous
dites avoir assisté à cette Assemblée de Bourg-Fontaine en 1621, et avoir
découvert à votre Filleau le dessein qui y fut pris de détruire la religion
chrétienne; nommez ces six personnes que vous dites y avoir formé cette
conspiration; nommez celui qui est désigné par ces lettres A. A., que vous
dites, p. 15, n'être pas Antoine Arnauld, parce qu'il vous a convaincus qu'il
n'avait alors que neuf ans, mais un autre que vous dites être encore en vie,
et trop bon ami de M. Arnauld pour lui être inconnu. Vous le connaissez donc,
mes Pères; et par conséquent, si vous n'êtes vous-mêmes sans religion, vous
êtes obligés de déférer cet impie au Roi et au Parlement, pour le faire punir
comme il le mériterait. Il faut parler, mes Pères; il faut le nommer, ou
souffrir la confusion de n'être plus regardés que comme des menteurs indignes
d'être jamais crus. C'est en cette manière que le bon P. Valérien nous a
appris qu'il fallait mettre à la gêne et pousser à bout de tels imposteurs.
Votre silence là-dessus sera une pleine et entière conviction de cette
calomnie diabolique. Les plus aveugles de vos amis seront contraints d'avouer
que ce ne sera point un effet de votre vertu, mais de votre impuissance, et
d'admirer que vous ayez été si méchants que de l'étendre jusqu'aux
religieuses de Port-Royal, et de dire, comme vous faites, p. 14, que le
Chapelet secret du Saint-Sacrement, composé par l'une d'elles, a été le
premier fruit de cette conspiration contre Jésus-Christ; et dans la page 95,
qu'on leur a inspiré toutes les détestables maximes de cet écrit, qui est,
selon vous, une instruction de Déisme. On a déjà ruiné invinciblement vos
impostures sur cet écrit, dans la défense de la Censure de feu M.
l'archevêque de Paris contre votre P. Brisacier. Vous n'avez rien à y
repartir; et vous ne laissez pas d'en abuser encore d'une manière plus
honteuse que jamais, pour attribuer à des filles d'une piété connue de tout
le monde le comble de l'impiété. Cruels et lâches persécuteurs, faut-il donc
que les cloîtres les plus retirés ne soient pas des asiles contre vos
calomnies! Pendant que ces saintes Vierges adorent nuit et jour Jésus-Christ
au Saint Sacrement, selon leur institution, vous ne cessez nuit et jour de
publier qu'elles ne croient pas qu'il soit ni dans l'Eucharistie, ni même à
la droite de son Père; et vous les retranchez publiquement de l'Eglise
pendant qu'elles prient dans le secret pour vous et pour toute l'Eglise. Vous
calomniez celles qui n'ont point d'oreilles pour vous ouïr, ni de bouche pour
vous répondre. Mais Jésus-Christ, en qui elles sont cachées pour ne paraître
qu'un jour avec lui, vous écoute, et répond pour elles. On l'entend
aujourd'hui, cette voix sainte et terrible, qui étonne la nature, et qui
console l'Eglise. Et je crains, mes Pères, que ceux qui endurcissent leurs
coeurs, et qui refusent avec opiniâtreté de l'ouïr quand il parle en Dieu, ne
soient forcés de l'ouïr avec effroi quand il leur parlera en Juge.
Car enfin, mes Pères,
quel compte lui pourrez-vous rendre de tant de calomnies lorsqu'il les
examinera non sur les fantaisies de vos Pères Dicastillus, Gans et
Pennalossa, qui les excusent, mais sur les règles de sa vérité éternelle et
sur les saintes ordonnances de son Eglise, qui, bien loin d'excuser ce crime,
l'abhorre tellement qu'elle l'a puni de même qu'un homicide volontaire? Car
elle a différé aux calomniateurs, aussi bien qu'aux meurtriers, la communion
jusques à la mort, par le I. et II. Concile d'Arles. Le Concile de Latran a
jugé indignes de l'état ecclésiastique ceux qui en ont été convaincus,
quoiqu'ils s'en fussent corrigés. Les Papes ont même menacé ceux qui auraient
calomnié des évêques, des prêtres ou des diacres, de ne leur point donner la
communion à la mort. Et les auteurs d'un écrit diffamatoire, qui ne peuvent
prouver ce qu'ils ont avancé, sont condamnés par le Pape Adrien à être
fouettés, mes Révérends Pères, flagellentur, tant l'Eglise a toujours été
éloignée des erreurs de votre Société si corrompue, qu'elle excuse d'aussi
grands crimes que la calomnie, pour les commettre elle-même avec plus de
liberté.
Certainement, mes
Pères, vous seriez capables de produire par là beaucoup de maux, si Dieu
n'avait permis que vous ayez fourni vous-mêmes les moyens de les empêcher et
de rendre toutes vos impostures sans effet; car il ne faut que publier cette
étrange maxime qui les exempte de crime, pour vous ôter toute créance. La
calomnie est inutile, si elle n'est jointe à une grande réputation de
sincérité. Un médisant ne peut réussir, s'il n'est en estime d'abhorrer la
médisance comme un crime dont il est incapable. Et ainsi, mes Pères, votre
propre principe vous trahit. Vous l'avez établi pour assurer votre
conscience; car vous vouliez médire sans être damnés, et être de ces saints
et pieux calomniateurs dont parle saint Athanase. Vous avez donc embrassé,
pour vous sauver de l'Enfer, cette maxime, qui vous en sauve sur la foi de
vos docteurs: mais cette maxime même, qui vous garantit, selon eux, des maux
que vous craignez en l'autre vie, vous ôte en celle-ci l'utilité que vous en
espériez: de sorte qu'en pensant éviter le vice de la médisance vous en avez
perdu le fruit: tant le mal est contraire à soi-même, et tant il s'embarrasse
et se détruit par sa propre malice.
Vous calomnieriez
donc plus utilement pour vous, en faisant profession de dire avec saint Paul
que les simples médisants, maledici, sont indignes de voir Dieu, puisque au
moins vos médisances en seraient plutôt crues, quoique à la vérité vous vous
condamneriez vous-mêmes. Mais en disant, comme vous faites, que la calomnie
contre vos ennemis n'est pas un crime, vos médisances ne seront point crues,
et vous ne laisserez pas de vous damner: car il est certain, mes Pères, et
que vos auteurs graves n'anéantiront pas la justice de Dieu, et que vous ne
pouviez donner une preuve plus certaine que vous n'êtes pas dans la vérité
qu'en recourant au mensonge. Si la vérité était pour vous, elle combattrait
pour vous, elle vaincrait pour vous; et, quelques ennemis que vous eussiez,
la vérité vous en délivrerait, selon sa promesse. Vous n'avez recours au
mensonge que pour soutenir les erreurs dont vous flattez les pécheurs du
monde, et pour appuyer les calomnies dont vous opprimez les personnes de
piété qui s'y opposent. La vérité étant contraire à vos fins, il a fallu
mettre votre confiance au mensonge, comme dit un Prophète: Vous avez dit: Les
malheurs qui affligent les hommes ne viendront pas jusques à nous: car nous
avons espéré au mensonge, et le mensonge nous protégera. Mais que leur répond
le Prophète? D'autant, dit-il, que vous avez mis votre espérance en la
calomnie et au tumulte, sperastis in calumnia et in tumultu, cette iniquité
vous sera imputée, et votre ruine sera semblable à celle d'une haute muraille
qui tombe d'une chute imprévue, et à celle d'un vaisseau de terre qu'on brise
et qu'on écrase en toutes ses parties par un effort si puissant et si
universel qu'il n'en restera pas un test avec lequel on puisse puiser un peu
d'eau ou porter un peu de feu: parce que, comme dit un autre Prophète, vous
avez affligé le coeur du juste, que je n'ai point affligé moi-même; et vous
avez flatté et fortifié la malice des impies. Je retirerai donc mon peuple de
vos mains, et je ferai connaître que je suis leur Seigneur et le vôtre.
Oui, mes Pères, il
faut espérer que, si vous ne changez d'esprit, Dieu retirera de vos mains
ceux que vous trompez depuis si longtemps, soit en les laissant dans leurs
désordres par votre mauvaise conduite, soit en les empoisonnant par vos
médisances. Il fera concevoir aux uns que les fausses règles de vos casuistes
ne les mettront point à couvert de sa colère, et il imprimera dans l'esprit
des autres la juste crainte de se perdre en vous écoutant et en ajoutant foi
à vos impostures, comme vous vous perdez vous-mêmes en les inventant et en
les semant dans le monde. Car il ne s'y faut pas tromper: on ne se moque
point de Dieu, et on ne viole point impunément le commandement qu'il nous a
fait dans l'Evangile, de ne point condamner notre prochain sans être bien
assuré qu'il est coupable. Et ainsi, quelque profession de piété que fassent
ceux qui se rendent faciles à recevoir vos mensonges, et sous quelque
prétexte de dévotion qu'ils le fassent, ils doivent appréhender d'être exclus
du royaume de Dieu pour ce seul crime, d'avoir imputé d'aussi grands crimes
que l'hérésie et le schisme à des prêtres catholiques et à de saintes
religieuses sans autres preuves que des impostures aussi grossières que les
vôtres. Le démon, dit M. de Genève, est sur la langue de celui qui médit, et
dans l'oreille de celui qui l'écoute. Et la médisance, dit saint Bernard,
Cant. 24, est un poison qui éteint la charité en l'un et en l'autre. De sorte
qu'une seule calomnie peut être mortelle à une infinité d'âmes, puisqu'elle
tue non seulement ceux qui la publient, mais encore tous ceux qui ne la
rejettent pas.
Mes Révérends Pères,
mes Lettres n'avaient pas accoutumé de se suivre de si près, ni d'être si
étendues. Le peu de temps que j'ai eu a été cause de l'un et de l'autre. Je
n'ai fait celle-ci plus longue que parce que je n'ai pas eu le loisir de la
faire plus courte. La raison qui m'a obligé de me hâter vous est mieux connue
qu'à moi. Vos réponses vous réussissaient mal. Vous avez bien fait de changer
de méthode; mais je ne sais si vous avez bien choisi, et si le monde ne dira
pas que vous avez eu peur des Bénédictins.
Je viens d'apprendre
que celui que tout le monde faisait auteur de vos Apologies les désavoue, et
se fâche qu'on les lui attribue. Il a raison et j'ai eu tort de l'en avoir
soupçonné; car, quelque assurance qu'on m'en eût donnée, je devais penser
qu'il avait trop de jugement pour croire vos impostures, et trop d'honneur
pour les publier sans les croire. Il y a peu de gens du monde capables de ces
excès qui vous sont propres, et qui marquent trop votre caractère, pour me
rendre excusable de ne vous y avoir pas reconnus. Le bruit commun m'avait
emporté: mais cette excuse, qui serait trop bonne pour vous, n'est pas
suffisante pour moi, qui fais profession de ne rien dire sans preuve
certaine, et qui n'en ai dit aucune que celle-là. Je m'en repens, je la
désavoue, et je souhaite que vous profitiez de mon exemple.
Dix-septième lettre
au révérend père Annat, jésuite
Du 23 janvier 1657.
Mon Révérend Père,
Votre procédé m'avait
fait croire que vous désiriez que nous demeurassions en repos de part et
d'autre, et je m'y étais disposé. Mais vous avez depuis produit tant d'écrits
en peu de temps, qu'il paraît bien qu'une paix n'est guère assurée quand elle
dépend du silence des Jésuites. Je ne sais si cette rupture vous sera fort
avantageuse; mais pour moi, je ne suis pas fâché qu'elle me donne le moyen de
détruire ce reproche ordinaire d'hérésie dont vous remplissez tous vos
livres.
Il est temps que
j'arrête une fois pour toutes cette hardiesse que vous prenez de me traiter
d'hérétique, qui s'augmente tous les jours. Vous le faites dans ce livre que
vous venez de publier d'une manière qui ne se peut plus souffrir, et qui me
rendrait enfin suspect, si je ne vous y répondais comme le mérite un reproche
de cette nature. J'avais méprisé cette injure dans les écrits de vos
confrères, aussi bien qu'une infinité d'autres qu'ils y mêlent
indifféremment. Ma 15. lettre y avait assez répondu; mais vous en parlez
maintenant d'un autre air, vous en faites sérieusement le capital de votre
défense; c'est presque la seule chose que vous y employez. Car vous dites
que, pour toute réponse à mes 15 Lettres, il suffit de dire 15 fois que je
suis hérétique, et qu'étant déclaré tel, je ne mérite aucune créance. Enfin
vous ne mettez pas mon apostasie en question, et vous la supposez comme un
principe ferme, sur lequel vous bâtissez hardiment. C'est donc tout de bon,
mon Père, que vous me traitez d'hérétique, et c'est aussi tout de bon que je
vous y vas répondre.
Vous savez bien, mon
Père, que cette accusation est si importante, que c'est une témérité
insupportable de l'avancer, si on n'a pas de quoi la prouver. Je vous demande
quelles preuves vous en avez. Quand m'a-t-on vu à Charenton? Quand ai-je
manqué à la Messe et aux devoirs des Chrétiens à leur paroisse? Quand ai-je
fait quelque action d'union avec les hérétiques, ou de schisme avec l'Eglise?
Quel Concile ai-je contredit? Quelle Constitution de Pape ai-je violée? Il faut
répondre, mon Père, ou... vous m'entendez bien. Et que répondez-vous? Je prie
tout le monde de l'observer. Vous supposez premièrement que celui qui écrit
les Lettres est de Port-Royal. Vous dites ensuite que le Port-Royal est
déclaré hérétique; d'où vous concluez que celui qui écrit les Lettres est
déclaré hérétique. Ce n'est donc pas sur moi, mon Père, que tombe le fort de
cette accusation, mais sur le Port-Royal; et vous ne m'en chargez que parce
que vous supposez que j'en suis. Ainsi, je n'aurai pas grand peine à m'en
défendre, puisque je n'ai qu'à vous dire que je n'en suis pas, et à vous
renvoyer à mes Lettres, où j'ai dit que je suis seul, et en propres termes,
que je ne suis point de Port-Royal, comme j'ai fait dans la 16. qui a précédé
votre livre.
Prouvez donc d'une
autre manière que je suis hérétique, ou tout le monde reconnaîtra votre
impuissance. Prouvez par mes écrits que je ne reçois pas la Constitution. Ils
ne sont pas en si grand nombre; il n'y a que 16 Lettres à examiner, où je
vous défie, et vous, et toute la terre, d'en produire la moindre marque. Mais
je vous y ferai bien voir le contraire. Car, quand j'ai dit, par exemple,
dans la 14.: Qu'en tuant, selon vos maximes, ses frères en péché mortel, on
damne ceux pour qui Jésus-Christ est mort, n'ai-je pas visiblement reconnu
que Jésus-Christ est mort pour ces damnés, et qu'ainsi il est faux, qu'il ne
soit mort que pour les seuls prédestinés, ce qui est condamné dans la
cinquième proposition? Il est donc sûr, mon Père, que je n'ai rien dit pour
soutenir ces propositions impies, que je déteste de tout mon coeur. Et quand
le Port-Royal les tiendrait, je vous déclare que vous n'en pouvez rien
conclure contre moi, parce que, grâces à Dieu, je n'ai d'attaches sur la
terre qu'à la seule Eglise Catholique, Apostolique et Romaine, dans laquelle
je veux vivre et mourir, et dans la communion avec le Pape son souverain
chef, hors de laquelle je suis très persuadé qu'il n'y a point de salut.
Que ferez-vous à une
personne qui parle de cette sorte, et par où m'attaquerez-vous, puisque ni
mes discours ni mes écrits donnent aucun prétexte à vos accusations
d'hérésie, et que je trouve ma sûreté contre vos menaces dans l'obscurité qui
me couvre? Vous vous sentez frappés par une main invisible, qui rend vos égarements
visibles à toute la terre; et vous essayez en vain de m'attaquer en la
personne de ceux auxquels vous me croyez uni. Je ne vous crains ni pour moi,
ni pour aucun autre, n'étant attaché ni à quelque communauté, ni à quelque
particulier que ce soit. Tout le crédit que vous pouvez avoir est inutile à
mon égard. Je n'espère rien du monde, je n'en appréhende rien, je n'en veux
rien; je n'ai besoin, par la grâce de Dieu, ni du bien, ni de l'autorité de
personne. Ainsi, mon Père, j'échappe à toutes vos prises. Vous ne me sauriez
prendre de quelque côté que vous le tentiez. Vous pouvez bien toucher le
Port-Royal, mais non pas moi. On a bien délogé des gens de Sorbonne mais cela
ne me déloge pas de chez moi. Vous pouvez bien préparer des violences contre
des prêtres et des docteurs, mais non pas contre moi, qui n'ai point ces
qualités. Et ainsi peut-être n'eûtes-vous jamais affaire à une personne qui
fût si hors de vos atteintes, et si propre à combattre vos erreurs, étant
libre, sans engagement, sans attachement, sans liaison; sans relations, sans
affaires, assez instruit de vos maximes, et bien résolu de les pousser autant
que je croirai que Dieu m'y engagera, sans qu'aucune considération humaine
puisse arrêter ni ralentir mes poursuites.
A quoi vous sert-il
donc, mon Père, lorsque vous ne pouvez rien contre moi, de publier tant de
calomnies contre des personnes qui ne sont point mêlées dans nos différends,
comme font tous vos Pères? Vous n'échapperez pas par ces fuites; vous
sentirez la force de la vérité que je vous oppose. Je vous dis que vous
anéantissez la morale chrétienne en la séparant de l'amour de Dieu, dont vous
dispensez les hommes; et vous me parlez de la mort du père Mester, que je
n'ai vu de ma vie. Je vous dis que vos auteurs permettent de tuer pour une
pomme, quand il est honteux de la laisser perdre; et vous me dites qu'on a
ouvert un tronc à Saint-Merri. Que voulez-vous dire de même, de me prendre
tous les jours à partie sur le livre De la sainte Virginité, fait par un P.
de l'Oratoire que je ne vis jamais, non plus que son livre? Je vous admire,
mon Père, de considérer ainsi tous ceux qui vous sont contraires comme une
seule personne. Votre haine les embrasse tous ensemble, et en forme comme un
corps de réprouvés, dont vous voulez que chacun réponde pour tous les autres.
Il y a bien de la
différence entre les Jésuites et ceux qui les combattent. Vous composez
véritablement un corps uni sous un seul chef; et vos règles, comme je l'ai
fait voir, vous défendent de rien imprimer sans l'aveu de vos supérieurs, qui
sont rendus responsables des erreurs de tous les particuliers, sans qu'ils
puissent s'excuser en disant qu'ils n'ont pas remarqué les erreurs qui y sont
enseignées, parce qu'ils les doivent remarquer selon vos ordonnances, et
selon les lettres de vos Généraux Aquaviva, Vittelleschi, etc. C'est donc
avec raison qu'on vous reproche les égarements de vos confrères, qui se
trouvent dans leurs ouvrages approuvés par vos supérieurs et par les
théologiens de votre Compagnie. Mais quant à moi, mon Père, il en faut juger
autrement. Je n'ai pas souscrit le livre De la sainte Virginité. On ouvrirait
tous les troncs de Paris sans que j'en fusse moins catholique. Et enfin je
vous déclare hautement et nettement que personne ne répond de mes Lettres que
moi, et que je ne réponds de rien que de mes Lettres.
Je pourrais en
demeurer là, mon Père, sans parler de ces autres personnes que vous traitez
d'hérétiques pour me comprendre dans cette accusation. Mais, comme j'en suis
l'occasion, je me trouve engagé en quelque sorte à me servir de cette même
occasion pour en tirer trois avantages. Car c'en est un bien considérable de
faire paraître l'innocence de tant de personnes calomniées. C'en est un
autre, et bien propre à mon sujet, de montrer toujours les artifices de votre
politique dans cette accusation. Mais celui que j'estime le plus est que
j'apprendrai par là à tout le monde la fausseté de ce bruit scandaleux que
vous semez de tous côtés, que l'Eglise est divisée par une nouvelle hérésie.
Et comme vous abusez une infinité de personnes en leur faisant accroire que
les points sur lesquels vous essayez d'exciter un si grand orage sont
essentiels à la foi, je trouve d'une extrême importance de détruire ces
fausses impressions, et d'expliquer ici nettement en quoi ils consistent,
pour montrer qu'en effet il n'y a point d'hérétiques dans l'Eglise.
Car n'est-il pas vrai
que, si l'on demande en quoi consiste l'hérésie de ceux que vous appelez
Jansénistes, on répondra incontinent que c'est en ce que ces gens-là disent
que les commandements de Dieu sont impossibles; qu'on ne peut résister à la
grâce, et qu'on n'a pas la liberté de faire le bien et le mal; que
Jésus-Christ n'est pas mort pour tous les hommes, mais seulement pour les
prédestinés et enfin, qu'ils soutiennent les cinq propositions condamnées par
le Pape? Ne faites-vous pas entendre que c'est pour ce sujet que vous
persécutez vos adversaires? N'est-ce pas ce que vous dites dans vos livres,
dans vos entretiens, dans vos catéchismes, comme vous fîtes encore aux fêtes
de Noël à Saint-Louis, en demandant à une de vos petites bergères: Pour qui
est venu Jésus-Christ, ma fille? Pour tous les hommes, mon Père. Eh quoi! ma
fille, vous n'êtes donc pas de ces nouveaux hérétiques qui disent qu'il n'est
venu que pour les prédestinés? Les enfants vous croient là-dessus, et
plusieurs autres aussi; car vous les entretenez de ces mêmes fables dans vos
sermons, comme votre Père Crasset à Orléans, qui en a été interdit. Et je
vous avoue que je vous ai cru aussi autrefois. Vous m'aviez donné cette même
idée de toutes ces personnes-là. De sorte que, lorsque vous les pressiez sur
ces propositions, j'observais avec attention quelle serait leur réponse; et
j'étais fort disposé à ne les voir jamais, s'ils n'eussent déclaré qu'ils y renonçaient
comme à des impiétés visibles. Mais ils le firent bien hautement. Car M. de
Sainte-Beuve, professeur du roi en Sorbonne, censura dans ses écrits publics
ces cinq propositions longtemps avant le Pape; et ces docteurs firent
paraître plusieurs écrits, et entre autres celui De la Grâce victorieuse,
qu'ils produisirent en même temps, où ils rejettent ces propositions et comme
hérétiques et comme étrangères. Car ils disent, dans la préface, que ce sont
des propositions hérétiques et Luthériennes, fabriquées et forgées à plaisir,
qui ne se trouvent ni dans Jansénius ni dans ses défenseurs; ce sont leurs
termes. Ils se plaignent de ce qu'on les leur attribue, et vous adressent
pour cela ces paroles de saint Prosper, le premier disciple de saint
Augustin, leur maître, à qui les Semi-Pélagiens de France en imputèrent de
pareilles pour le rendre odieux. Il y a, dit ce saint, des personnes qui ont
une passion si aveugle de nous décrier, qu'ils en ont pris un moyen qui ruine
leur propre réputation. Car ils ont fabriqué à dessein de certaines
propositions pleines d'impiétés et de blasphèmes, qu'ils envoient de tous
côtés pour faire croire que nous les soutenons au même sens qu'ils ont
exprimé par leur écrit. Mais on verra, par cette réponse, et notre innocence
et la malice de ceux qui nous ont imputé ces impiétés, dont ils sont les
uniques inventeurs.
En vérité, mon Père,
lorsque je les ouïs parler de la sorte avant la Constitution; quand je vis
qu'ils la reçurent ensuite avec tout ce qui se peut de respect; qu'ils
offrirent de la souscrire, et que M. Arnauld eut déclaré tout cela, plus
fortement que je ne le puis rapporter, dans toute sa seconde lettre, j'eusse
cru pécher de douter de leur foi. Et en effet, ceux qui avaient voulu refuser
l'absolution à leurs amis avant la lettre de M. Arnauld ont déclaré, depuis,
qu'après qu'il avait si nettement condamné ces erreurs qu'on lui imputait, il
n'y avait aucune raison de le retrancher, ni lui ni ses amis, de l'Eglise.
Mais vous n'en avez pas usé de même; et c'est sur quoi je commençai à me
défier que vous agissiez avec passion.
Car, au lieu que vous
les aviez menacés de leur faire signer cette Constitution quand vous pensiez
qu'ils y résisteraient, lorsque vous vîtes qu'ils s'y portaient d'eux-mêmes,
vous n'en parlâtes plus. Et, quoiqu'il semblât que vous dussiez après cela
être satisfait de leur conduite, vous ne laissâtes pas de les traiter encore
d'hérétiques; parce, disiez-vous, que leur coeur démentait leur main, et
qu'ils étaient catholiques extérieurement, et hérétiques intérieurement,
comme vous-même l'avez dit dans votre Rép. à quelques demandes, p. 27 et 47.
Que ce procédé me
parut étrange, mon Père! Car de qui n'en peut-on pas dire autant? Et quel
trouble n'exciterait-on point par ce prétexte? Si l'on refuse, dit saint
Grégoire, Pape, de croire la confession de foi de ceux qui la donnent
conforme aux sentiments de l'Eglise, on remet en doute la foi de toutes les
personnes catholiques. Je craignis donc, mon Père, que votre dessein ne fût
de rendre ces personnes hérétiques sans qu'ils le fussent, comme parle le
même Pape sur une dispute pareille de son temps; parce, dit-il, que ce n'est
pas s'opposer aux hérésies, mais c'est faire une hérésie que de refuser de
croire ceux qui par leur confession témoignent d'être dans la véritable foi:
Hoc non est hoeresim purgare, sed facere. Mais je connus en vérité qu'il n'y
avait point en effet d'hérétiques dans l'Eglise, quand je vis qu'ils
s'étaient si bien justifiés de toutes ces hérésies, que vous ne pûtes plus
les accuser d'aucune erreur contre la foi, et que vous fûtes réduits à les
entreprendre seulement sur des questions de fait touchant Jansénius, qui ne
pouvaient être matière d'hérésie. Car vous les voulûtes obliger à reconnaître
que ces propositions étaient dans Jansénius, mot à mot, toutes, et en propres
termes, comme vous l'écrivîtes encore vous-mêmes: Singulares, individuoe,
totidem verbis apud Jansenium contentoe, dans vos Cavilli, p. 39.
Dès lors votre
dispute commença à me devenir indifférente. Quand je croyais que vous
disputiez de la vérité ou de la fausseté des propositions, je vous écoutais
avec attention, car cela touchait la foi; mais, quand je vis que vous ne
disputiez plus que pour savoir si elles étaient mot à mot dans Jansénius ou
non, comme la religion n'y était plus intéressée, je ne m'y intéressai plus
aussi. Ce n'est pas qu'il n'y eût bien de l'apparence que vous disiez vrai:
car de dire que des paroles sont mot à mot dans un auteur, c'est à quoi l'on
ne peut se méprendre. Aussi je ne m'étonne pas que tant de personnes, et en
France et à Rome, aient cru, sur une expression si peu suspecte, que
Jansénius les avait enseignées en effet. Et c'est pourquoi je ne fus pas peu
surpris d'apprendre que ce même point de fait que vous aviez proposé comme si
certain et si important était faux, et qu'on vous défia de citer les pages de
Jansénius où vous aviez trouvé ces propositions mot à mot, sans que vous
l'ayez jamais pu faire.
Je rapporte toute
cette suite parce qu'il me semble que cela découvre assez l'esprit de votre
Société en toute cette affaire, et qu'on admirera de voir que, malgré tout ce
que je viens de dire, vous n'ayez pas cessé de publier qu'ils étaient
toujours hérétiques. Mais vous avez seulement changé leur hérésie selon le
temps. Car, à mesure qu'ils se justifiaient de l'une, vos Pères en
substituaient une autre, afin qu'ils n'en fussent jamais exempts. Ainsi, en
1653, leur hérésie était sur la qualité des propositions. Ensuite elle fut
sur le mot à mot. Depuis vous la mîtes dans le coeur. Mais aujourd'hui on ne
parle plus de tout cela; et l'on veut qu'ils soient hérétiques, s'ils ne
signent que le sens de la doctrine de Jansénius se trouve dans le sens de ces
cinq propositions.
Voilà le sujet de
votre dispute présente. Il ne vous suffit pas qu'ils condamnent les cinq
propositions, et encore tout ce qu'il y aurait dans Jansénius qui pourrait y
être conforme et contraire à saint Augustin; car ils font tout cela. De sorte
qu'il n'est pas question de savoir, par exemple, si Jésus-Christ n'est mort
que pour les prédestinés; ils condamnent cela aussi bien que vous; mais si
Jansénius est de ce sentiment-là, ou non. Et c'est sur quoi je vous déclare
plus que jamais que votre dispute me touche peu, comme elle touche peu
l'Eglise. Car, encore que je ne sois pas docteur non plus que vous, mon Père,
je vois bien néanmoins qu'il n'y va point de la foi, puisqu'il n'est question
que de savoir quel est le sens de Jansénius. S'ils croyaient que sa doctrine
fût conforme au sens propre et littéral de ces propositions, ils la
condamneraient; et ils ne refusent de le faire que parce qu'ils sont
persuadés qu'elle en est bien différente; ainsi, quand ils l'entendraient
mal, ils ne seraient pas hérétiques, puisqu'ils ne l'entendent qu'en un sens
catholique.
Et, pour expliquer
cela par un exemple, je prendrai la diversité de sentiments qui fut entre
saint Basile et saint Athanase touchant les écrits de saint Denis
d'Alexandrie, dans lesquels saint Basile, croyant trouver le sens d'Arius
contre l'égalité du Père et du Fils, il les condamna comme hérétiques: mais
saint Athanase, au contraire y croyant trouver le véritable sens de l'Eglise,
il les soutint comme catholiques. Pensez-vous donc, mon Père, que saint
Basile, qui tenait ces écrits pour ariens, eût droit de traiter saint
Athanase d'hérétique, parce qu'il les défendait? Et quel sujet en eût-il eu,
puisque ce n'était pas l'Arianisme qu'il défendait, mais la vérité de la foi
qu'il pensait y être? Si ces deux saints fussent convenus du véritable sens
de ces écrits, et qu'ils y eussent tous deux reconnu cette hérésie, sans
doute saint Athanase n'eût pu les approuver sans hérésie: mais, comme ils
étaient en différend touchant ce sens, saint Athanase était catholique en les
soutenant, quand même il les eût mal entendus; puisque ce n'eût été qu'une
erreur de fait, et qu'il ne défendait dans cette doctrine que la foi
catholique qu'il y supposait.
Je vous en dis de
même, mon Père. Si vous conveniez du sens de Jansénius, et que vos
adversaires fussent d'accord avec vous qu'il tient, par exemple, qu'on ne
peut résister à la grâce, ceux qui refuseraient de le condamner seraient
hérétiques. Mais lorsque vous disputez de son sens, et qu'ils croient que,
selon sa doctrine, on peut résister à la grâce, vous n'avez aucun sujet de
les traiter d'hérétiques, quelque hérésie que vous lui attribuiez vous-mêmes,
puisqu'ils condamnent le sens que vous y supposez, et que vous n'oseriez
condamner le sens qu'ils y supposent. Si vous voulez donc les convaincre,
montrez que le sens qu'ils attribuent à Jansénius est hérétique; car alors
ils le seront eux-mêmes. Mais comment le pourriez-vous faire, puisqu'il est
constant, selon votre propre aveu, que celui qu'ils lui donnent n'est point
condamné?
Pour vous le montrer
clairement, je prendrai pour principe ce que vous reconnaissez vous-mêmes,
que la doctrine de la grâce efficace n'a point été condamnée, et que le Pape
n'y a point touché par sa Constitution. Et en effet, quand il voulut juger
des cinq propositions, le point de la grâce efficace fut mis à couvert de
toute censure. C'est ce qui paraît parfaitement par les Avis des Consulteurs
auxquels le Pape les donna à examiner. J'ai ces Avis entre mes mains, aussi
bien que plusieurs personnes dans Paris, et entre autres M. l'évêque de
Montpellier, qui les apporta de Rome. On y voit que leurs opinions furent
partagées, et que les principaux d'entre eux, comme le Maître du sacré
Palais, le commissaire du saint Office, le Général des Augustins, et
d'autres, croyant que ces propositions pouvaient être prises au sens de la
grâce efficace, furent d'avis qu'elles ne devaient point être censurées; au
lieu que les autres, demeurant d'accord qu'elles n'eussent pas dû être
condamnées si elles eussent eu ce sens, estimèrent qu'elles le devaient être,
parce que, selon ce qu'ils déclarent, leur sens propre et naturel en était
très éloigné. Et c'est pourquoi le Pape les condamna, et tout le monde s'est
rendu à son jugement.
Il est donc sûr, mon
Père, que la grâce efficace n'a point été condamnée. Aussi est-elle si
puissamment soutenue par saint Augustin, par saint Thomas et toute son école,
par tant de Papes et de Conciles, et par toute la tradition, que ce serait
une impiété de la taxer d'hérésie. Or tous ceux que vous traitez d'hérétiques
déclarent qu'ils ne trouvent autre chose dans Jansénius que cette doctrine de
la grâce efficace; et c'est la seule chose qu'ils ont soutenue dans Rome.
Vous-mêmes l'avez reconnu, Cavill., p. 35, où vous avez déclaré qu'en parlant
devant le Pape ils ne dirent aucun mot des propositions, ne verbum quidem, et
qu'ils employèrent tout le temps à parler de la grâce efficace. Et ainsi,
soit qu'ils se trompent ou non dans cette supposition, il est au moins sans
doute que le sens qu'ils supposent n'est point hérétique, et que par
conséquent ils ne le sont point. Car, pour dire la chose en deux mots, ou
Jansénius n'a enseigné que la grâce efficace, et en ce cas il n'a point
d'erreurs; ou il a enseigné autre chose, et en ce cas il n'a point de
défenseurs. Toute la question est donc de savoir si Jansénius a enseigné en
effet autre chose que la grâce efficace; et, si l'on trouve que oui, vous
aurez la gloire de l'avoir mieux entendu: mais ils n'auront point le malheur
d'avoir erré dans la foi.
Il faut donc louer
Dieu, mon Père, de ce qu'il n'y a point en effet d'hérésie dans l'Eglise,
puisqu'il ne s'agit en cela que d'un point de fait qui n'en peut former; car
l'Eglise décide les points de foi avec une autorité divine, et elle retranche
de son corps tous ceux qui refusent de les recevoir. Mais elle n'en use pas
de même pour les choses de fait; et la raison en est que notre salut est
attaché à la foi qui nous a été révélée, et qui se conserve dans l'Eglise par
la tradition, mais qu'il ne dépend point des autres faits particuliers qui
n'ont point été révélés de Dieu. Ainsi on est obligé de croire que les
commandements de Dieu ne sont pas impossibles; mais on n'est pas obligé de
savoir ce que Jansénius a enseigné sur ce sujet. C'est pourquoi Dieu conduit
l'Eglise, dans la détermination des points de la foi, par l'assistance de son
esprit, qui ne peut errer; au lieu que, dans les choses de fait, il la laisse
agir par les sens et par la raison, qui en sont naturellement les juges: car
il n'y a que Dieu qui ait pu instruire l'Eglise de la foi. Mais il n'y a qu'à
lire Jansénius pour savoir si des propositions sont dans son livre. Et de là
vient que c'est une hérésie de résister aux décisions de foi, parce que c'est
opposer son esprit propre à l'esprit de Dieu. Mais ce n'est pas une hérésie,
quoique ce puisse être une témérité, que de ne pas croire certains faits
particuliers, parce que ce n'est qu'opposer la raison, qui peut être claire,
à une autorité qui est grande, mais qui en cela n'est pas infaillible.
C'est ce que tous les
théologiens reconnaissent, comme il paraît par cette maxime du Cardinal
Bellarmin, de votre Société: Les Conciles généraux et légitimes ne peuvent
errer en définissant les dogmes de foi; mais ils peuvent errer en des
questions de fait, Et ailleurs: Le Pape, comme Pape, et même à la tête d'un Concile
universel, peut errer dans les controverses particulières de fait, qui
dépendent principalement de l'information et du témoignage des hommes. Et le
Cardinal Baronius de même: Il faut se soumettre entièrement aux décisions des
Conciles dans les points de foi; mais, pour ce qui concerne les personnes et
leurs écrits, les censures qui en ont été faites ne se trouvent pas avoir été
gardées avec tant de rigueur, parce qu'il n'y a personne à qui il ne puisse
arriver d'y être trompé. C'est aussi pour cette raison que M. l'Archevêque de
Toulouse a tiré cette règle des lettres de deux grands Papes, saint Léon et
Pélage II: Que le propre objet des Conciles est la foi, et tout ce qui s'y
résout hors de la foi peut être revu et examiné de nouveau; au lieu qu'on ne doit
plus examiner ce qui a été décidé en matière de foi, parce que, comme dit
Tertullien, la règle de la foi est seule immobile et irrétractable.
De là vient qu'au
lieu qu'on n'a jamais vu les Conciles généraux et légitimes contraires les
uns aux autres dans les points de foi, parce que, comme dit M. de Toulouse,
il n'est pas seulement permis d'examiner de nouveau ce qui a été déjà décidé
en matière de foi, on a vu quelquefois ces mêmes Conciles opposés sur des
points de fait où il s'agissait de l'intelligence du sens d'un auteur, parce
que, comme dit encore M. de Toulouse, après les Papes qu'il cite, tout ce qui
se résout dans les Conciles hors la foi peut être revu et examiné de nouveau.
C'est ainsi que le IV. et le V. Concile paraissent contraires l'un à l'autre,
en l'interprétation des mêmes auteurs; et la même chose arriva entre deux
Papes, sur une proposition de certains moines de Scythie; car, après que le
Pape Hormisdas l'eut condamnée en l'entendant en un mauvais sens, le Pape
Jean II, son successeur, l'examinant de nouveau, et l'entendant en un bon
sens, l'approuva et la déclara catholique. Diriez-vous, pour cela, qu'un de
ces Papes fut hérétique? Et ne faut-il donc pas avouer que, pourvu que l'on
condamne le sens hérétique qu'un Pape aurait supposé dans un écrit, on n'est
pas hérétique pour ne pas condamner cet écrit, en le prenant en un sens qu'il
est certain que le Pape n'a pas condamné, puisque autrement l'un de ces deux
Papes serait tombé dans l'erreur?
J'ai voulu, mon Père,
vous accoutumer à ces contrariétés qui arrivent entre les catholiques sur des
questions de fait touchant l'intelligence du sens d'un auteur, en vous
montrant sur cela un Père de l'Eglise contre un autre, un Pape contre un
Pape, et un Concile contre un Concile, pour vous mener de là à d'autres
exemples d'une pareille opposition, mais plus disproportionnée; car vous y
verrez des Conciles et des Papes d'un côté, et des Jésuites de l'autre, qui
s'opposeront à leurs décisions touchant le sens d'un auteur, sans que vous
accusiez vos confrères, je ne dis pas d'hérésie, mais non pas même de
témérité.
Vous savez bien, mon
Père, que les écrits d'Origène furent condamnés par plusieurs Conciles et par
plusieurs Papes, et même par le V. Concile Général, comme contenant des
hérésies, et entre autres celle de la réconciliation des démons au jour du
jugement. Croyez-vous sur cela qu'il soit d'une nécessité absolue, pour être
catholique, de confesser qu'Origène a tenu en effet ces erreurs, et qu'il ne
suffise pas de les condamner sans les lui attribuer? Si cela était, que
deviendrait votre Père Halloix, qui a soutenu la pureté de la foi d'Origène,
aussi bien que plusieurs autres catholiques qui ont entrepris la même chose,
comme Pic de la Mirande et Genebrard, docteur de Sorbonne? Et n'est-il pas
certain encore que ce même V. Concile Général condamna les écrits de
Théodoret contre S. Cyrille, comme impies, contraires à la vraie foi, et
contenant l'hérésie Nestorienne? Et cependant le P. Sirmond, Jésuite, n'a pas
laissé de le défendre, et de dire, dans la vie de ce Père, que ces mêmes
écrits sont exempts de cette hérésie Nestorienne.
Vous voyez donc, mon
Père, que, quand l'Eglise condamne des écrits, elle y suppose une erreur
qu'elle y condamne; et alors il est de foi que cette erreur est condamnée,
mais qu'il n'est pas de foi que ces écrits contiennent en effet l'erreur que
l'Eglise y suppose. Je crois que cela est assez prouvé; et ainsi je finirai
ces exemples par celui du Pape Honorius, dont l'histoire est si connue. On
sait qu'au commencement du septième siècle, l'Eglise étant troublée par
l'hérésie des Monothélites, ce Pape, pour terminer le différend, fit un
décret qui semblait favoriser ces hérétiques, de sorte que plusieurs en
furent scandalisés. Cela se passa néanmoins avec peu de bruit sous son
Pontificat: mais, cinquante ans après, l'Eglise étant assemblée dans le
sixième Concile Général, où le Pape Agathon présidait par ses légats, ce
décret y fut déféré; et après avoir élu lu et examiné, il fut condamné comme
contenant l'hérésie des Monothélites, et brûlé en cette qualité en pleine
assemblée, avec les autres écrits de ces hérétiques. Et cette décision fut
reçue avec tant de respect et d'uniformité dans toute l'Eglise, qu'elle fut
confirmée ensuite par deux autres Conciles Généraux, et même par les Papes
Léon Il et Adrien II, qui vivait deux cents ans après, sans que personne ait
troublé ce consentement si universel et si paisible durant sept ou huit
siècles. Cependant quelques auteurs de ces derniers temps, et entre autres le
Cardinal Bellarmin, n'ont pas cru se rendre hérétiques pour avoir soutenu,
contre tant de Papes et de Conciles, que les écrits d'Honorius sont exempts
de l'erreur qu'ils avaient déclaré y être: Parce, dit-il, que, des Conciles
Généraux pouvant errer dans les questions de fait, on peut dire en toute
assurance que le VI. Concile s'est trompé en ce fait-là, et que, n'ayant pas
bien entendu le sens des lettres d'Honorius, il a mis à tort ce pape au
nombre des hérétiques.
Remarquez donc bien,
mon Père, que ce n'est pas être hérétique de dire que le pape Honorius ne
l'était pas, encore que plusieurs Papes et plusieurs Conciles l'eussent
déclaré, et même après l'avoir examiné. Je viens donc maintenant à notre
question, et je vous permets de faire votre cause aussi bonne que vous le
pourrez. Que direz-vous, mon Père, pour rendre vos adversaires hérétiques?
Que le Pape Innocent X a déclaré que l'erreur des cinq propositions est dans
Jansénius? Je vous laisse dire tout cela. Qu'en concluez-vous: Que c'est être
hérétique de ne pas reconnaître que l'erreur des cinq propositions est dans
Jansénius? Que vous en semble-t-il, mon Père? N'est-ce donc pas ici une
question de fait de même nature que les précédentes? Le Pape a déclaré que
l'erreur des cinq propositions est dans Jansénius, de même que ses
prédécesseurs avaient déclaré que l'erreur des Nestoriens et des Monothélites
était dans les écrits de Théodoret et d'Honorius. Sur quoi vos Pères ont
écrit qu'ils condamnent bien ces hérésies, mais qu'ils ne demeurent pas
d'accord que ces auteurs les aient tenues; de même que vos adversaires disent
aujourd'hui qu'ils condamnent bien ces cinq propositions, mais qu'ils ne sont
pas d'accord que Jansénius les ait enseignées. En vérité, mon Père, ces
cas-là sont bien semblables; et s'il s'y trouve quelque différence, il est
aisé de voir combien elle est à l'avantage de la question présente, par la
comparaison de plusieurs circonstances particulières qui sont visibles
d'elles-mêmes, et que je ne m'arrête pas à rapporter. D'où vient donc, mon
Père, que, dans une même cause, vos Pères sont catholiques, et vos
adversaires hérétiques? Et par quelle étrange exception les privez-vous d'une
liberté que vous donnez à tout le reste des fidèles?
Que direz-vous sur
cela, mon Père? Que le Pape a confirmé sa Constitution par un Bref? Je vous
répondrai que deux Conciles généraux et deux Papes ont confirmé la
condamnation des lettres d'Honorius. Mais quelle force prétendez-vous faire
sur les paroles de ce Bref par lesquelles le Pape déclare qu'il a condamné la
doctrine de Jansénius dans ces cinq propositions? Qu'est-ce que cela ajoute à
la Constitution, et que s'ensuit-il de là, sinon que, comme le VI. Concile
condamna la doctrine d'Honorius, parce qu'il croyait qu'elle était la même
que celle des Monothélites, de même le Pape a dit qu'il a condamné la
doctrine de Jansénius dans ces cinq propositions, parce qu'il a supposé
qu'elle était la même que ces cinq propositions? Et comment ne l'eût-il pas
cru? Votre Société ne publie autre chose; et vous-même, mon Père, qui avez
dit qu'elles y sont mot à mot, vous étiez à Rome au temps de la censure, car
je vous rencontre partout. Se fût-il défié de la sincérité ou de la
suffisance de tant de religieux graves? Et comment n'eût-il pas cru que la
doctrine de Jansénius était la même que celle des cinq propositions, dans
l'assurance que vous lui aviez donnée qu'elles étaient mot à mot de cet
auteur? Il est donc visible, mon Père, que, s'il se trouve que Jansénius ne
les ait pas tenues, il ne faudra pas dire, comme vos Pères ont fait dans
leurs exemples, que le Pape s'est trompé en ce point de fait, ce qu'il est
toujours fâcheux de publier: mais il ne faudra que dire que vous avez trompé
le Pape; ce qui n'apporte plus de scandale, tant on vous connaît maintenant.
Ainsi, mon Père,
toute cette matière est bien éloignée de pouvoir former une hérésie. Mais
comme vous voulez en faire une à quelque prix que ce soit, vous avez essayé
de détourner la question du point de fait pour la mettre en un point de foi;
et c'est ce que vous faites en cette sorte: Le Pape, dites-vous, déclare
qu'il a condamné la doctrine de Jansénius dans ces cinq propositions: donc il
est de foi que la doctrine de Jansénius touchant ces cinq propositions est
hérétique, telle qu'elle soit. Voilà, mon Père, un point de foi bien étrange,
qu'une doctrine est hérétique telle qu'elle puisse être. Et quoi! si, selon
Jansénius, on peut résister à la grâce intérieure, et s'il est faux selon
lui, que Jésus-Christ ne soit mort que pour les seuls prédestinés, cela
sera-t-il aussi condamné, parce que c'est sa doctrine? Sera-t-il vrai, dans
la Constitution du Pape, que l'on a la liberté de faire le bien et le mal, et
cela sera-t-il faux dans Jansénius? Et par quelle fatalité sera-t-il si
malheureux, que la vérité devienne hérésie dans son livre? Ne faut-il donc
pas confesser qu'il n'est hérétique qu'au cas qu'il soit conforme à ces
erreurs condamnées; puisque la Constitution du Pape est la règle à laquelle
on doit appliquer Jansénius pour juger de ce qu'il est selon le rapport qu'il
y aura, et qu'ainsi on résoudra cette question, savoir si sa doctrine est
hérétique, par cette autre question de fait, savoir si elle est conforme au
sens naturel de ces propositions, étant impossible qu'elle ne soit hérétique,
si elle y est conforme, et qu'elle ne soit catholique, si elle y est
contraire? Car enfin, puisque selon le Pape et les évêques, les propositions
sont condamnées en leur sens propre et naturel, il est impossible qu'elles
soient condamnées au sens de Jansénius, sinon au cas que le sens de Jansénius
soit le même que le sens propre et naturel de ces propositions, ce qui est un
point de fait.
La question demeure
donc toujours dans ce point de fait, sans qu'on puisse en aucune sorte l'en
tirer pour la mettre dans le droit. Et ainsi on n'en peut faire une matière
d'hérésie; mais vous en pourriez bien faire un prétexte de persécution, s'il
n'y avait sujet d'espérer qu'il ne se trouvera point de personnes qui entrent
assez dans vos intérêts pour suivre un procédé si injuste, et qui veuillent
contraindre de signer, comme vous le souhaitez, que l'on condamne ces
propositions au sens de Jansénius, sans expliquer ce que c'est que ce sens de
Jansénius. Peu de gens sont disposés à signer une confession de foi en blanc.
Or, c'en serait signer une en blanc, qu'on remplirait ensuite de tout ce
qu'il vous plairait, puisqu'il vous serait libre d'interpréter à votre gré ce
que c'est que ce sens de Jansénius qu'on n'aurait pas expliqué. Qu'on
l'explique donc auparavant, autrement vous nous feriez encore ici un pouvoir
prochain, abstrahendo, ab omni sensu. Vous savez que cela ne réussit pas dans
le monde. On y hait l'ambiguïté, et surtout en matière de foi, où il est bien
juste d'entendre pour le moins ce que c'est que l'on condamne. Et comment se
pourrait-il faire que des docteurs, qui sont persuadés que Jansénius n'a
point d'autre sens que celui de la grâce efficace, consentissent à déclarer
qu'ils condamnent sa doctrine sans l'expliquer, puisque, dans la créance
qu'ils en ont, et dont on ne les retire point, ce ne serait autre chose que
condamner la grâce efficace, qu'on ne peut condamner sans crime? Ne serait-ce
donc pas une étrange tyrannie de les mettre dans cette malheureuse nécessité,
ou de se rendre coupables devant Dieu, s'ils signaient cette condamnation
contre leur conscience, ou d'être traités d'hérétiques, s'ils refusaient de
le faire?
Mais tout cela se
conduit avec mystère. Toutes vos démarches sont politiques. Il faut que
j'explique pourquoi vous n'expliquez pas ce sens de Jansénius. Je n'écris que
pour découvrir vos desseins, et pour les rendre inutiles en les découvrant.
Je dois donc apprendre à ceux qui l'ignorent que votre principal intérêt dans
cette dispute étant de relever la grâce suffisante de votre Molina, vous ne
le pouvez faire sans ruiner la grâce efficace, qui y est tout opposée. Mais
comme vous voyez celle-ci aujourd'hui autorisée à Rome, et parmi tous les
savants de l'Eglise, ne la pouvant combattre en elle-même, vous vous êtes
avisés de l'attaquer sans qu'on s'en aperçoive, sous le nom de la doctrine de
Jansénius. [Ainsi il a fallu que vous ayez recherché de faire condamner
Jansénius] sans l'expliquer, et que, pour y réussir, vous ayez fait entendre
que sa doctrine n'est point celle de la grâce efficace, afin qu'on croie
pouvoir condamner l'une sans l'autre. De là vient que vous essayez
aujourd'hui de le persuader à ceux qui n'ont aucune connaissance de cet
auteur. Et c'est ce que vous faites encore vous-même, mon Père, dans vos
Cavilli, p. 23, par ce fin raisonnement: Le Pape a condamné la doctrine de
Jansénius; or, le Pape n'a pas condamné la doctrine de la grâce efficace:
donc la doctrine de la grâce efficace est différente de celle de Jansénius.
Si cette preuve était concluante, on montrerait de même qu'Honorius et tous
ceux qui le soutiennent sont hérétiques en cette sorte: le VI. Concile a
condamné la doctrine d'Honorius; or, le Concile n'a pas condamné la doctrine
de l'Eglise; donc la doctrine d'Honorius est différente de celle de l'Eglise;
donc tous ceux qui le défendent sont hérétiques. Il est visible que cela ne
conclut rien, puisque le Pape n'a condamné que la doctrine des cinq
propositions, qu'on lui a fait entendre être celle de Jansénius.
Mais il n'importe;
car vous ne voulez pas vous servir longtemps de ce raisonnement. Il durera
assez, tout faible qu'il est, pour le besoin que vous en avez. Il ne vous est
nécessaire que pour faire que ceux qui ne veulent pas condamner la grâce
efficace condamnent Jansénius sans scrupule. Quand cela sera fait, on
oubliera bientôt votre argument, et les signatures demeurant en témoignage
éternel de la condamnation de Jansénius, vous prendrez l'occasion d'attaquer
directement la grâce efficace, par cet autre raisonnement bien plus solide,
que vous formerez, en son temps: La doctrine de Jansénius, direz-vous, a été
condamnée par les souscriptions universelles de toute l'Eglise: Or, cette
doctrine est manifestement celle de la grâce efficace; et vous prouverez cela
bien facilement. Donc la doctrine de la grâce efficace est condamnée par l'aveu
même de ses défenseurs.
Voilà pourquoi vous
proposez de signer cette condamnation d'une doctrine sans l'expliquer. Voilà
l'avantage que vous prétendez tirer de ces souscriptions. Mais si vos
adversaires y résistent, vous tendez un autre piège à leur refus. Car, ayant
joint adroitement la question de foi à celle de fait, sans vouloir permettre
qu'ils l'en séparent, ni qu'ils signent l'une sans l'autre, comme ils ne
pourront souscrire les deux ensemble, vous irez publier partout qu'ils ont
refusé les deux ensemble. Et ainsi, quoiqu'ils ne refusent en effet que de
reconnaître que Jansénius ait tenu ces propositions qu'ils condamnent, ce qui
ne peut faire d'hérésie, vous direz hardiment qu'ils ont refusé de condamner
les propositions en elles-mêmes, et que c'est là leur hérésie.
Voilà le fruit que
vous tireriez de leur refus, qui ne vous serait pas moins utile que celui que
vous tireriez de leur consentement. De sorte que, si on exige ces signatures,
ils tomberont toujours dans vos embûches, soit qu'ils signent, ou qu'ils ne
signent pas; et vous aurez votre compte de part ou d'autre: tant vous avez eu
d'adresse à mettre les choses en état de vous être toujours avantageuses,
quelque pente qu'elles puissent prendre.
Que je vous connais
bien, mon Père; et que j'ai de douleur de voir que Dieu vous abandonne,
jusqu'à vous faire réussir si heureusement dans une conduite si malheureuse!
Votre bonheur est digne de compassion, et ne peut être envié que par ceux qui
ignorent quel est le véritable bonheur. C'est être charitable que de
traverser celui que vous recherchez en toute cette conduite; puisque vous ne
l'appuyez que sur le mensonge, et que vous ne tendez qu'à faire croire l'une
de ces deux faussetés: ou que l'Eglise a condamné la grâce efficace, ou que
ceux qui la défendent soutiennent les cinq erreurs condamnées.
Il faut donc
apprendre à tout le monde, et que la grâce efficace n'est pas condamnée par
votre propre aveu, et que personne ne soutient ces erreurs; afin qu'on sache
que ceux qui refuseraient de signer ce que vous voudriez qu'on exigeât d'eux
ne le refusent qu'à cause de la question de fait; et qu'étant prêts à signer
celle de foi, ils ne sauraient être hérétiques par ce refus; puisqu'enfin il
est bien de foi que ces propositions sont hérétiques, mais qu'il ne sera
jamais de foi qu'elles soient de Jansénius. Ils sont sans erreur, cela
suffit. Peut-être interprètent-ils Jansénius trop favorablement; mais
peut-être ne l'interprétez-vous pas assez favorablement. Je n'entre pas
là-dedans. Je sais au moins que, selon vos maximes, vous croyez pouvoir sans
crime publier qu'il est hérétique contre votre propre connaissance; au lieu
que, selon les leurs, ils ne pourraient sans crime dire qu'il est catholique,
s'ils n'en étaient persuadés. Ils sont donc plus sincères que vous, mon Père;
ils ont plus examiné Jansénius que vous; ils ne sont pas moins intelligents
que vous; ils ne sont donc pas moins croyables que vous. Mais quoi qu'il en
soit de ce point de fait, ils sont certainement catholiques, puisqu'il n'est
pas nécessaire, pour l'être, de dire qu'un autre ne l'est pas, et que, sans
charger personne d'erreur, c'est assez de s'en décharger soi-même.
Dix-huitième lettre
au révérend père Annat, jésuite
Le 24 mars 1657.
Mon Révérend Père,
Il y a longtemps que
vous travaillez à trouver quelque erreur dans vos adversaires; mais je
m'assure que vous avouerez à la fin qu'il n'y a peut-être rien de si
difficile que de rendre hérétiques ceux qui ne le sont pas, et qui ne fuient
rien tant que de l'être. J'ai fait voir, dans ma dernière Lettre, combien
vous leur aviez imputé d'hérésies l'une après l'autre, manque d'en trouver
une que vous ayez pu longtemps maintenir; de sorte qu'il ne vous était plus
resté que de les en accuser, sur ce qu'ils refusaient de condamner le sens de
Jansénius, que vous vouliez qu'ils condamnassent sans qu'on l'expliquât.
C'était bien manquer d'hérésies à leur reprocher que d'en être réduit là. Car
qui a jamais ouï parler d'une hérésie que l'on ne puisse exprimer? Aussi on
vous a facilement répondu, en vous représentant que, si Jansénius n'a point
d'erreurs, il n'est pas juste de le condamner; et que, s'il en a, vous deviez
les déclarer, afin que l'on sût au moins ce que c'est que l'on condamne. Vous
ne l'aviez néanmoins jamais voulu faire; mais vous aviez essayé de fortifier
votre prétention par des décrets qui ne faisaient rien pour vous, puisqu'on
n'y explique en aucune sorte le sens de Jansénius, qu'on dit avoir été
condamné dans ces cinq propositions. Or ce n'était pas là le moyen de
terminer vos disputes. Si vous conveniez de part et d'autre du véritable sens
de Jansénius, et que vous ne fussiez plus en différend que de savoir si ce
sens est hérétique ou non, alors les jugements qui déclareraient que ce sens
est hérétique toucheraient ce qui serait véritablement en question. Mais la
grande dispute étant de savoir quel est ce sens de Jansénius, les uns disant
qu'ils n'y voient que le sens de saint Augustin et de saint Thomas; et les
autres, qu'ils y en voient un qui est hérétique, et qu'ils n'expriment point;
il est clair qu'une Constitution qui ne dit pas un mot touchant ce différend,
et qui ne fait que condamner en général le sens de Jansénius sans
l'expliquer, ne décide rien de ce qui est en dispute.
C'est pourquoi l'on
vous a dit cent fois que votre différend n'étant que sur ce fait, vous ne le
finiriez jamais qu'en déclarant ce que vous entendez par le sens de
Jansénius. Mais comme vous vous étiez toujours opiniâtrés à le refuser, je
vous ai enfin poussé dans la dernière Lettre, où j'ai fait entendre que ce
n'est pas sans mystère que vous aviez entrepris de faire condamner ce sens
sans l'expliquer, et que votre dessein était de faire retomber un jour cette
condamnation indéterminée sur la doctrine de la grâce efficace, en montrant
que ce n'est autre chose que celle de Jansénius, ce qui ne vous serait pas
difficile. Cela vous a mis dans la nécessité de répondre; car, si vous vous
fussiez encore obstinés après cela à ne point expliquer ce sens, il eût paru
aux moins éclairés que vous n'en vouliez en effet qu'à la grâce efficace; ce
qui eût été la dernière confusion pour vous, dans la vénération qu'a l'Eglise
pour une doctrine si sainte.
Vous avez donc été
obligé de vous déclarer; et c'est ce que vous venez de faire en répondant à
ma Lettre, où je vous avais représenté que si Jansénius avait, sur ces cinq
propositions, quelque autre sens que celui de la grâce efficace, il n'avait
point de défenseurs; mais que, s'il n'avait point d'autre sens que celui de
la grâce efficace, il n'avait point d'erreurs. Vous n'avez pu désavouer cela,
mon Père; mais vous y faites une distinction en cette sorte, page 21: Il ne
suffi pas, dites-vous, pour justifier Jansénius, de dire qu'il ne tient que
la grâce efficace, parce qu'on la peut tenir en deux manières: l'une hérétique,
selon Calvin, qui consiste à dire que la volonté mue par la grâce n'a pas le
pouvoir d'y résister; l'autre, orthodoxe, selon les Thomistes et les
Sorbonnistes, qui est fondée sur des principes établis par les Conciles, qui
est que la grâce efficace par elle-même gouverne la volonté de telle sorte,
qu'on a toujours le pouvoir d'y résister.
On vous accorde tout
cela, mon Père, et vous finissez en disant que Jansénius serait catholique,
s'il défendait la grâce efficace selon les Thomistes: mais qu'il est
hérétique, parce qu'il est contraire aux Thomistes et conforme à Calvin, qui
nie le pouvoir de résister à la grâce. Je n'examine pas ici, mon Père, ce
point de fait; savoir, si Jansénius est en effet conforme à Calvin. Il me
suffit que vous le prétendiez, et que vous nous fassiez savoir aujourd'hui
que, par le sens de Jansénius, vous n'avez entendu autre chose que celui de
Calvin. N'était-ce donc que cela, mon Père, que vous vouliez dire? N'était-ce
que l'erreur de Calvin que vous vouliez faire condamner sous le nom du sens
de Jansénius? Que ne le déclariez-vous plus tôt? Vous vous fussiez bien
épargné de la peine; car, sans Bulles ni Brefs, tout le monde eût condamné
cette erreur avec vous. Que cet éclaircissement était nécessaire, et qu'il
lève de difficultés! Nous ne savions, mon Père, quelle erreur les Papes et
les évêques avaient voulu condamner sous le nom du sens de Jansénius. Toute
l'Eglise en était dans une peine extrême, et personne ne nous le voulait
expliquer. Vous le faites maintenant mon Père, vous que tout votre parti
considère comme le chef et le premier moteur de tous ses conseils, et qui
savez le secret de toute cette conduite. Vous nous l'avez donc dit, que ce
sens de Jansénius n'est autre chose que le sens de Calvin condamné par le Concile.
Voilà bien des doutes résolus. Nous savons maintenant que l'erreur qu'ils ont
eu dessein de condamner sous ces termes du sens de Jansénius n'est autre
chose que le sens de Calvin, et qu'ainsi nous demeurons dans l'obéissance à
leurs décrets en condamnant avec eux ce sens de Calvin qu'ils ont voulu
condamner. Nous ne sommes plus étonnés de voir que les Papes et quelques
évêques aient été si zélés contre le sens de Jansénius. Comment ne
l'auraient-ils pas été, mon Père, ayant créance en ceux qui disent publiquement
que ce sens est le même que celui de Calvin?
Je vous déclare donc,
mon Père, que vous n'avez plus rien à reprendre en vos adversaires, parce
qu'ils détestent assurément ce que vous détestez. Je suis seulement étonné de
voir que vous l'ignoriez, et que vous ayez si peu de connaissance de leurs
sentiments sur ce sujet, qu'ils ont tant de fois déclarés dans leurs
ouvrages. Je m'assure que, si vous en étiez mieux informé, vous auriez du
regret de ne vous être pas instruit avec un esprit de paix d'une doctrine si
pure et si chrétienne, que la passion vous fait combattre sans la connaître.
Vous verriez, mon Père, que non seulement ils tiennent qu'on résiste
effectivement à ces grâces faibles, qu'on appelle excitantes ou inefficaces,
en n'exécutant pas le bien qu'elles nous inspirent, mais qu'ils sont encore
aussi fermes à soutenir contre Calvin le pouvoir que la volonté a de résister
même à la grâce efficace et victorieuse qu'à défendre contre Molina le
pouvoir de cette grâce sur la volonté, aussi jaloux de l'une de ces vérités
que de l'autre. Ils ne savent que trop que l'homme, par sa propre nature, a
toujours le pouvoir de pécher et de résister à la grâce, et que, depuis sa
corruption, il porte un fonds malheureux de concupiscence, qui lui augmente infiniment
ce pouvoir; mais que néanmoins, quand il plaît à Dieu de le toucher par sa
miséricorde, il lui fait faire ce qu'il veut et en la manière qu'il le veut,
sans que cette infaillibilité de l'opération de Dieu détruise en aucune sorte
la liberté naturelle de l'homme, par les secrètes et admirables manières dont
Dieu opère ce changement, que saint Augustin a si excellemment expliquées, et
qui dissipent toutes les contradictions imaginaires que les ennemis de la
grâce efficace se figurent entre le pouvoir souverain de la grâce sur le
libre arbitre et la puissance qu'a le libre arbitre de résister à la grâce;
car, selon ce grand saint, que les Papes de l'Eglise ont donné pour règle en
cette matière, Dieu change le coeur de l'homme par une douceur céleste qu'il
y répand, qui, surmontant la délectation de la chair, fait que l'homme
sentant d'un côté sa mortalité et son néant, et découvrant de l'autre la
grandeur et l'éternité de Dieu, conçoit du dégoût pour les délices du péché,
qui le séparent du bien incorruptible. Trouvant sa plus grande joie dans le
Dieu qui le charme, il s'y porte infailliblement de lui-même, par un
mouvement tout libre, tout volontaire, tout amoureux; de sorte que ce lui
serait une peine et un supplice de s'en séparer. Ce n'est pas qu'il ne puisse
toujours s'en éloigner, et qu'il ne s'en éloignât effectivement, s'il le
voulait. Mais comment le voudrait-il, puisque la volonté ne se porte jamais
qu'à ce qu'il lui plaît le plus, et que rien ne lui plaît tant alors que ce
bien unique, qui comprend en soi tous les autres biens? Quod enim amplius nos
delectat, secundum id operemur necesse est, comme dit saint Augustin.
C'est ainsi que Dieu
dispose de la volonté libre de l'homme sans lui imposer de nécessité; et que
le libre arbitre, qui peut toujours résister à la grâce, mais qui ne le veut
pas toujours, se porte aussi librement qu'infailliblement à Dieu, lorsqu'il
veut l'attirer par la douceur de ses inspirations efficaces.
Ce sont là, mon Père,
les divins principes de saint Augustin et de saint Thomas, selon lesquels il
est véritable que nous pouvons résister à la grâce, contre l'opinion de
Calvin; et que néanmoins, comme dit le pape Clément VIII, dans son écrit
adressé à la Congrégation De auxiliis: Dieu forme en nous le mouvement de
notre volonté, et dispose efficacement de notre coeur, par l'empire que sa
majesté suprême a sur les volontés des hommes, aussi bien que sur le reste
des créatures qui sont sous le ciel, selon saint Augustin.
C'est encore selon
ces principes que nous agissons de nous-mêmes; ce qui fait que nous avons des
mérites qui sont véritablement nôtres, contre l'erreur de Calvin, et que
néanmoins, Dieu étant le premier principe de nos actions et faisant en nous
ce qui lui est agréable, comme dit saint Paul, nos mérites sont des dons de
Dieu, comme dit le Concile de Trente.
C'est par là qu'est
détruite cette impiété de Luther, condamnée par le même Concile, que nous ne
coopérons en aucune sorte à notre salut, non plus que des choses inanimées;
et c'est par là qu'est encore détruite l'impiété de l'école de Molina, qui ne
veut pas reconnaître que c'est la force de la grâce même qui fait que nous
coopérons avec elle dans l'oeuvre de notre salut: par où il ruine ce principe
de foi établi par saint Paul, que c'est Dieu qui forme en nous et la volonté
et l'action.
Et c'est enfin par ce
moyen que s'accordent tous ces passages de l'Ecriture, qui semblent les plus
opposés: Convertissez-vous à Dieu: Seigneur, convertissez-nous à vous.
Rejetez vos iniquités hors de vous: c'est Dieu qui ôte les iniquités de son
peuple. Faites des oeuvres dignes de pénitence: Seigneur, vous avez fait en
nous toutes nos oeuvres. Faites-vous un coeur nouveau et un esprit nouveau:
Je vous donnerai un esprit nouveau, et je créerai en vous un coeur nouveau,
etc.
L'unique moyen
d'accorder ces contrariétés apparentes qui attribuent nos bonnes actions
tantôt à Dieu et tantôt à nous, est de reconnaître que, comme dit saint
Augustin , nos actions sont nôtres, à cause du libre arbitre qui les produit;
et qu'elles sont aussi de Dieu, à cause de sa grâce qui fait que notre
[libre] arbitre les produit. Et que, comme il dit ailleurs, Dieu nous fait
faire ce qu'il lui plaît, en nous faisant vouloir ce que nous pourrions ne
vouloir pas: A Deo factum est ut vellent quod nolle potuissent.
Ainsi, mon Père, vos
adversaires sont parfaitement d'accord avec les nouveaux Thomistes mêmes,
puisque les Thomistes tiennent comme eux, et le pouvoir de résister à la
grâce, et l'infaillibilité de l'effet de la grâce, qu'ils font profession de
soutenir si hautement, selon cette maxime capitale de leur doctrine,
qu'Alvarez, l'un des plus considérables d'entre eux, répète si souvent dans
son livre, et qu'il exprime, Disp. 72, n. 4, en ces termes: Quand la grâce
efficace meut le libre arbitre, il consent infailliblement, parce que l'effet
de la grâce est de faire qu'encore qu'il puisse ne pas consentir, il consente
néanmoins en effet. Dont il donne pour raison celle-ci de saint Thomas, son
Maître; Que la volonté de Dieu ne peut manquer d'être accomplie; et qu'ainsi,
quand il veut qu'un homme consente à la grâce, il consent infailliblement, et
même nécessairement, non pas d'une nécessité absolue, mais d'une nécessité
d'infaillibilité. En quoi la grâce ne blesse pas le pouvoir qu'on a de
résister si on le veut; puisqu'elle fait seulement qu'on ne veut pas y
résister, comme votre Père Pétau le reconnaît en ces termes, to. I, p. 602:
La grâce de Jésus-Christ fait qu'on persévère infailliblement dans la piété,
quoique non par nécessité: car on peut n'y pas consentir si on le veut, comme
dit le Concile; mais cette même grâce fait que l'on ne le veut pas.
C'est là, mon Père,
la doctrine constante de saint Augustin de saint Prosper, des Pères qui les
ont suivis, des Conciles, de saint Thomas, de tous les Thomistes en général.
C'est aussi celle de vos adversaires, quoique vous ne l'ayez pas pensé; et
c'est enfin celle que vous venez d'approuver vous-même en ces termes: La
doctrine de la grâce efficace, qui reconnaît qu'on a le pouvoir d'y résister,
est orthodoxe, appuyée sur les Conciles, et soutenue par les Thomistes et les
Sorbonnistes. Dites la vérité, mon Père: si vous eussiez su que vos
adversaires tiennent effectivement cette doctrine, peut-être que l'intérêt de
votre Compagnie vous eût empêché d'y donner cette approbation publique: mais,
vous étant imaginé qu'ils y étaient opposés, ce même intérêt de votre
Compagnie vous a porté à autoriser des sentiments que vous croyiez contraires
aux leurs; et par cette méprise, voulant ruiner leurs principes, vous les
avez vous-même parfaitement établis. De sorte qu'on voit aujourd'hui, par une
espèce de prodige, les défenseurs de la grâce efficace justifiés par les
défenseurs de Molina: tant la conduite de Dieu est admirable pour faire
concourir toutes choses à la gloire de sa vérité.
Que tout le monde
apprenne donc, par votre propre déclaration, que cette vérité de la grâce
efficace, nécessaire à toutes les actions de piété, qui est si chère à
l'Eglise, et qui est le prix du sang de son Sauveur, est si constamment catholique,
qu'il n'y a pas un catholique, jusques aux Jésuites mêmes, qui ne la
reconnaisse pour orthodoxe. Et l'on saura en même temps, par votre propre
confession, qu'il n'y a pas le moindre soupçon d'erreur dans ceux que vous en
avez tant accusés, car, quand vous leur en imputiez de cachées sans les
vouloir découvrir, il leur était aussi difficile de s'en défendre qu'il vous
était facile de les en accuser de cette sorte; mais maintenant que vous venez
de déclarer que cette erreur qui vous oblige à les combattre est celle de
Calvin, que vous pensiez qu'ils soutinssent, il n'y a personne qui ne voie
clairement qu'ils sont exempts de toute erreur, puisqu'ils sont si contraires
à la seule que vous leur imposez, et qu'ils protestent, par leurs discours,
par leurs livres, et par tout ce qu'ils peuvent produire pour témoigner leurs
sentiments, qu'ils condamnent cette hérésie de tout leur coeur, et de la même
manière que font les Thomistes, que vous reconnaissez sans difficulté pour
catholiques, et qui n'ont jamais été suspects de ne le pas être.
Que direz-vous donc
maintenant contre eux, mon Père? Qu'encore qu'ils ne suivent pas le sens de
Calvin, ils sont néanmoins hérétiques, parce qu'ils ne veulent pas
reconnaître que le sens de Jansénius est le même que celui de Calvin?
Oseriez-vous dire que ce soit là une matière d'hérésie? Et n'est-ce pas une
pure question de fait qui n'en peut former? C'en serait bien une de dire
qu'on n'a pas le pouvoir de résister à la grâce efficace; mais en est-ce une
de douter si Jansénius le soutient? Est-ce une vérité révélée? Est-ce un
article de foi qu'il faille croire sur peine de damnation? Et n'est-ce pas
malgré vous un point de fait pour lequel il serait ridicule de prétendre
qu'il y eût des hérétiques dans l'Eglise?
Ne leur donnez donc
plus ce nom, mon Père, mais quelque autre qui soit proportionné à la nature
de votre différend. Dites que ce sont des ignorants et des stupides, et
qu'ils entendent mal Jansénius; ce seront des reproches assortis à votre
dispute; mais de les appeler hérétiques, cela n'y a nul rapport. Et comme
c'est la seule injure dont je les veux défendre, je ne me mettrai pas
beaucoup en peine de montrer qu'ils entendent bien Jansénius. Tout ce que je
vous en dirai est qu'il me semble, mon Père, qu'en le jugeant par vos propres
règles, il est difficile qu'il ne passe pour catholique, car voici ce que
vous établissez pour l'examiner.
Pour savoir,
dites-vous, si Jansénius est à couvert, il faut savoir s'il défend la grâce
efficace à la manière de Calvin, qui nie qu'on ait le pouvoir d'y résister;
car alors il serait hérétique: ou à la manière des Thomistes, qui
l'admettent, car alors il serait Catholique. Voyez donc, mon Père, s'il tient
qu'on a le pouvoir de résister, quand il dit, dans des traités entiers, et entre
autres, au t. 3, l. 8, c. 20, qu'on a toujours le pouvoir de résister à la
grâce, selon le Concile: Que le libre arbitre peut toujours agir et n'agir
pas, vouloir et ne vouloir pas, consentir et ne consentir pas, faire le bien
et le mal, que l'homme en cette vie a toujours ces deux libertés, que vous
appelez [de contrariété et]de contradiction. Voyez de même s'il n'est pas
contraire à l'erreur de Calvin, telle que vous même la représentez, lui qui
montre, dans tout le chap. 21, que l'Eglise a condamné cet hérétique, qui
soutient que la grâce n'agit pas sur le libre arbitre en la manière qu'on l'a
cru si longtemps dans l'Eglise, en sorte qu'il soit ensuite au pouvoir du
libre arbitre de consentir ou de ne consentir pas, au lieu que, selon saint
Augustin et le Concile, on a toujours le pouvoir de ne consentir pas, si on
le Peul, et que, selon saint Prosper, Dieu donne à ses élus mêmes la volonté
de persévérer, en sorte qu'il ne leur ôte pas la puissance de vouloir le
contraire. Et enfin jugez s'il n'est pas d'accord avec les Thomistes,
lorsqu'il déclare, c. 4, que tout ce que les Thomistes ont écrit pour
accorder l'efficacité de la grâce avec le pouvoir d'y résister est si
conforme à son sens, qu'on n'a qu'à voir leurs livres pour y apprendre ses
sentiments: Quod ipsi dixerunt, dictum puta.
Voilà comme il parle
sur tous ces chefs, et c'est sur quoi je m'imagine qu'il croit le pouvoir de
résister à la grâce; qu'il est contraire à Calvin, et conforme aux Thomistes,
parce qu'il le dit, et qu'ainsi il est catholique selon vous. Que si vous
avez quelque voie pour connaître le sens d'un auteur autrement que par ses
expressions, et que, sans rapporter aucun de ses passages, vous vouliez
soutenir, contre toutes ses paroles, qu'il nie le pouvoir de résister, et qu'il
est pour Calvin contre les Thomistes, n'ayez pas peur, mon Père, que je vous
accuse d'hérésie pour cela: je dirai seulement qu'il semble que vous entendez
mal Jansénius; mais nous n'en serons pas moins enfants de la même Eglise.
D'où vient donc, mon
Père, que vous agissez dans ce différend d'une manière si passionnée, et que
vous traitez comme vos plus cruels ennemis, et comme les plus dangereux
hérétiques, ceux que vous ne pouvez accuser d'aucune erreur, ni d'autre
chose, sinon qu'ils n'entendent pas Jansénius comme vous? Car de quoi
disputez-vous, sinon du sens de cet auteur? Vous voulez qu'ils le condamnent,
mais il vous demandent ce que vous entendez par là. Vous dites que vous
entendez l'erreur de Calvin; ils répondent qu'ils la condamnent: et ainsi, si
vous n'en voulez pas aux syllabes, mais à la chose qu'elles signifient, vous
devez être satisfait. S'ils refusent de dire qu'ils condamnent le sens de
Jansénius, c'est parce qu'ils croient que c'est celui de saint Thomas. Et
ainsi, ce mot est bien équivoque entre vous. Dans votre bouche il signifie le
sens de Calvin; dans la leur, c'est le sens de saint Thomas; de sorte que ces
différentes idées que vous avez d'un même terme, causant toutes vos
divisions, si j'étais maître de vos disputes, je vous interdirais le mot de
Jansénius de part et d'autre. Et ainsi, en n'exprimant que ce que vous
entendez par là, on verrait que vous ne demandez autre chose que la
condamnation du sens de Calvin, à quoi ils consentent; et qu'ils ne demandent
autre chose que la défense du sens de saint Augustin et de saint Thomas, en
quoi vous êtes tous d'accord.
Je vous déclare donc,
mon Père, que, pour moi, je les tiendrai toujours pour catholiques, soit
qu'ils condamnent Jansénius, s'ils y trouvent des erreurs, soit qu'ils ne le condamnent
point, quand ils n'y trouvent que ce que vous-même déclarez être catholique;
et que je leur parlerai comme saint Jérôme à Jean, évêque de Jérusalem,
accusé de tenir huit propositions d'Origène. Ou condamnez Origène, disait ce
saint, si vous reconnaissez qu'il a tenu ces erreurs, ou bien niez qu'il les
ait tenues: Aut nega hoc dixisse eum qui arguitur; aut, si locutus est talia,
eum damna qui dixerit.
Voilà, mon Père,
comment agissent ceux qui n'en veulent qu'aux erreurs, et non pas aux
personnes, au lieu que vous, qui en voulez aux personnes plus qu'aux erreurs,
vous trouvez que ce n'est rien de condamner les erreurs, si on ne condamne
les personnes à qui vous les voulez imputer.
Que votre procédé est
violent, mon Père, mais qu'il est peu capable de réussir! Je vous l'ai dit
ailleurs, et je vous le redis encore, la violence et la vérité ne peuvent
rien l'une sur l'autre. Jamais vos accusations ne furent plus outrageuses, et
jamais l'innocence de vos adversaires ne fut plus connue: jamais la grâce
efficace ne fut plus artificieusement attaquée, et jamais nous ne l'avons vue
si affermie. Vous employez les derniers efforts pour faire croire que vos
disputes sont sur des points de foi, et jamais on ne connut mieux que toute
votre dispute n'est que sur un point de fait. Enfin vous remuez toutes choses
pour faire croire que ce point de fait est véritable, et jamais on ne fut
plus disposé à en douter. Et la raison en est facile: c'est, mon Père, que
vous ne prenez pas les voies naturelles pour faire croire un point de fait,
qui sont de convaincre les sens, et de montrer dans un livre les mots que
l'on dit y être. Mais vous allez chercher des moyens si éloignés de cette
simplicité, que cela frappe nécessairement les plus stupides. Que ne
preniez-vous la même voie que j'ai tenue dans mes lettres pour découvrir tant
de mauvaises maximes de vos auteurs, qui est de citer fidèlement les lieux
d'où elles sont tirées? C'est ainsi qu'ont fait les Curés de Paris; et cela
ne manque jamais de persuader le monde. Mais qu'auriez-vous dit, et
qu'aurait-on pensé, lorsqu'ils vous reprochèrent, par exemple, cette
proposition du P. Lamy: Qu'un religieux peut tuer celui qui menace de publier
des calomnies contre lui ou contre sa communauté, quand il ne s'en peut
défendre autrement, s'ils n'avaient point cité le lieu où elle est en propres
termes; que, quelque demande qu'on leur en eût faite, ils se fussent toujours
obstinés à le refuser; et qu'au lieu de cela, ils eussent été à Rome obtenir
une Bulle qui ordonnât à tout le monde de le reconnaître? N'aurait-on pas
jugé sans doute qu'ils auraient surpris le Pape, et qu'ils n'auraient eu
recours à ce moyen extraordinaire que manque des moyens naturels que les
vérités de fait mettent en main à tous ceux qui les soutiennent? Aussi ils
n'ont fait que marquer que le Père Lamy enseigne cette doctrine au to. 5,
disp. 36, n. 118, p. 544 de l'édition de Douai; et ainsi tous ceux qui l'ont
voulu voir l'ont trouvée, et personne n'en a pu douter. Voilà une manière
bien facile et bien prompte de vider les questions de fait où l'on a raison.
D'où vient donc, mon
Père, que vous n'en usez pas de la sorte? Vous avez dit, dans vos Cavilli,
que les cinq propositions sont dans Jansénius mot à mot, toutes, en propres
termes, iisdem verbis. On vous a dit que non. Qu'y avait-il à faire
là-dessus, sinon ou de citer la page, si vous les aviez vues en effet, ou de
confesser que vous vous étiez trompé? Mais vous ne faites ni l'un ni l'autre,
et, au lieu de cela, voyant bien que tous les endroits de Jansénius, que vous
alléguez quelquefois pour éblouir le monde, ne sont point les propositions
condamnées, individuelles et singulières que vous vous étiez engagé de faire
voir dans son livre, vous nous présentez des Constitutions qui déclarent
qu'elles en sont extraites, sans marquer le lieu.
Je sais, mon Père, le
respect que les Chrétiens doivent au Saint-Siège, et vos adversaires
témoignent assez d'être très résolus à ne s'en départir jamais. Mais ne vous
imaginez pas que ce fût en manquer que de représenter au Pape, avec toute la
soumission que des enfants doivent à leur père, et les membres à leur chef,
qu'on peut l'avoir surpris en ce point de fait; qu'il ne l'a point fait
examiner depuis son pontificat, et que son prédécesseur Innocent X avait fait
seulement examiner si les propositions étaient hérétiques, mais non pas si
elles étaient de Jansénius. Ce qui a fait dire au Commissaire du
Saint-Office, l'un des principaux examinateurs, qu'elles ne pouvaient être
censurées au sens d'aucun auteur: non sunt qualificabiles in sensu
proferentis; parce qu'elles leur avaient été présentées pour être examinées
en elles-mêmes, et sans considérer de quel auteur elles pouvaient être: in
abstracto, et ut praescindunt ab omni proferente, comme il se voit dans leurs
suffrages nouvellement imprimés: que plus de soixante docteurs, et un grand
nombre d'autres personnes habiles et pieuses ont lu ce livre exactement sans
les y avoir jamais vues, et qu'ils y en ont trouvé de contraires; que ceux
qui ont donné cette impression au Pape pourraient bien avoir abusé de la
créance qu'il a en eux, étant intéressés, comme ils le sont, à décrier cet
auteur, qui a convaincu Molina de plus de cinquante erreurs; que ce qui rend
la chose plus croyable, est qu'ils ont cette maxime, l'une des plus autorisées
de leur théologie, qu'ils peuvent calomnier sans crime ceux dont ils se
croient injustement attaqués; et qu'ainsi leur témoignage étant si suspect,
et le témoignage des autres étant si considérable, on a quelque sujet de
supplier sa Sainteté, avec toute l'humilité possible, de faire examiner ce
fait en présence des docteurs de l'un et de l'autre parti, afin d'en pouvoir
former une décision solennelle et régulière. Qu'on assemble des juges
habiles, disait saint Basile sur un semblable sujet, Ep. 75; que chacun y
soit libre; qu'on examine mes écrits, qu'on voie s'il y a des erreurs contre
la foi; qu'on lise les objections et les réponses, afin que ce soit un
jugement rendu avec connaissance de cause et dans les formes, et non pas une
diffamation sans examen.
Ne prétendez pas, mon
Père, de faire passer pour peu soumis au Saint-Siège ceux qui en useraient de
la sorte. Les Papes sont bien éloignés de traiter les Chrétiens avec cet
empire que l'on voudrait exercer sous leur nom. L'Eglise, dit le pape saint Grégoire,
In Job., lib. 8, c. I, qui a été formée dans l'école d'humilité, ne commande
pas avec autorité, mais persuade par raison ce qu'elle enseigne à ses enfants
qu'elle croit engagés dans quelque erreur: recta quoe errantibus dicit, non
quasi ex auccoritate proecipit, sed ex ratione persuadet. Et bien loin de
tenir à déshonneur de réformer un jugement où on les aurait surpris, ils en
font gloire au contraire, comme le témoigne saint Bernard, Ep. 180. Le Siège
Apostolique, dit-il, a cela de recommandable, qu'il ne se pique pas
d'honneur, et se porte volontiers à révoquer ce qu'on en a tiré par surprise;
aussi est-il bien juste que personne ne profite de l'injustice, et
principalement devant le Saint Siège.
Voilà, mon Père, les
vrais sentiments qu'il faut inspirer aux Papes, puisque tous les théologiens
demeurent d'accord qu'ils peuvent être surpris, et que cette qualité suprême
est si éloignée de les en garantir, qu'elle les y expose au contraire
davantage, à cause du grand nombre des soins qui les partagent. C'est ce que
dit le même saint Grégoire à des personnes qui s'étonnaient de ce qu'un autre
Pape s'était laissé tromper. Pourquoi admirez-vous, dit-il l. I, Dial., que
nous soyons trompés, nous qui sommes des hommes? N'avez-vous pas vu que
David, ce roi qui avait l'esprit de prophétie, ayant donné créance aux
impostures de Siba, rendit un jugement injuste contre le fils de Jonathas?
Qui trouvera donc étrange que des imposteurs nous surprennent quelquefois,
nous qui ne sommes point Prophètes? La foule des affaires nous accable; et
notre esprit, qui, étant partagé en tant de choses, s'applique moins à
chacune en particulier, en est plus aisément trompé en une. En vérité, mon
Père, je crois que les Papes savent mieux que vous s'ils peuvent être surpris
ou non. Ils nous déclarent eux-mêmes que les Papes et que les plus grands
Rois sont plus exposés à être trompés que les personnes qui ont moins
d'occupations importantes. Il les en faut croire, et il est bien aisé de
s'imaginer par quelle voie on arrive à les surprendre. Saint Bernard en fait
la description dans la lettre qu'il écrivit à Innocent II, en cette sorte: Ce
n'est pas une chose étonnante, ni nouvelle, que l'esprit de l'homme puisse
tromper et être trompé. Des religieux sont venus à nous dans un esprit de
mensonge et d'illusion. Ils vous ont parlé contre un évêque qu'ils haïssent,
et dont la vie a été exemplaire. Ces personnes mordent comme des chiens, et
veulent faire passer le bien pour le mal. Cependant, très-saint Père, vous
vous mettez en colère contre votre fils. Pourquoi avez-vous donné un sujet de
joie à ses adversaires? Ne croyez pas à tout esprit, mais éprouvez si les
esprits sont de Dieu. J'espère que, quand vous aurez connu la vérité, tout ce
qui a été fondé sur un faux rapport sera dissipé. Je prie l'esprit de vérité
de vous donner la grâce de séparer la lumière des ténèbres, et de réprouver
le mal pour favoriser le bien. Vous voyez donc, mon Père, que le degré
éminent où sont les Papes ne les exempte pas de surprise, et qu'il ne fait
autre chose que rendre leurs surprises plus dangereuses et plus importantes.
C'est ce que saint Bernard représente au Pape Eugène, De Consid., l. 2, c.
ult.: Il y a un autre défaut si général, que je n'ai vu personne des grands
du monde qui l'évite. C'est, saint Père, la trop grande crédulité d'où
naissent tant de désordres; car c'est de là que viennent les persécutions
violentes contre les innocents, les préjugés injustes contre les absents, et
les colères terribles pour des choses de néant, pro nihilo. Voilà, saint
Père, un mal universel, duquel, si vous êtes exempt, je dirai que vous êtes
le seul qui ayez cet avantage entre tous vos confrères.
Je m'imagine, mon
Père, que cela commence à vous persuader que les Papes sont exposés à être
surpris. Mais, pour vous le montrer parfaitement, je vous ferai seulement
ressouvenir des exemples que vous-même rapportez dans votre livre, de Papes
et d'Empereurs, que des hérétiques ont surpris effectivement. Car vous dites
qu'Apollinaire surprit le pape Damase, de même que Célestius surprit Zozime.
Vous dites encore qu'un nommé Athanase trompa l'empereur Héraclius, et le
porta à persécuter les Catholiques; et qu'enfin Sergius obtint d'Honorius ce
décret qui fut brûlé au Concile, en faisant, dites-vous, le bon valet auprès
de ce Pape.
Il est donc constant
par vous-même que ceux, mon Père, qui en usent ainsi auprès des Rois et des
Papes, les engagent quelquefois artificieusement à persécuter ceux qui
défendent la vérité de la foi en pensant persécuter des hérésies. Et de là
vient que les Papes, qui n'ont rien tant en horreur que ces surprises, ont
fait d'une Lettre d'Alexandre III une loi ecclésiastique, insérée dans le
droit canonique, pour permettre de suspendre l'exécution de leurs Bulles et
de leurs Décrets quand on croit qu'ils ont été trompés. Si quelquefois, dit
ce Pape à l'archevêque de Ravenne, nous envoyons à votre fraternité des
décrets qui choquent vos sentiments, ne vous en inquiétez pas. Car ou vous
les exécuterez avec révérence, ou vous nous manderez, la raison que vous
croyez avoir de ne le pas faire, Parce que nous trouverons bon que vous
n'exécutiez pas un décret qu'on aurait tiré de nous par surprise et par
artifice. C'est ainsi qu'agissent les Papes qui ne cherchent qu'à éclaircir
les différends des Chrétiens, et non pas à suivre la passion de ceux qui
veulent y jeter le trouble. Ils n'usent pas de domination, comme disent saint
Pierre et saint Paul après Jésus-Christ; mais l'esprit qui paraît en toute
leur conduite est celui de paix et de vérité. Ce qui fait qu'ils mettent
ordinairement dans leurs lettres cette clause, qui est sous-entendue en
toutes: Si ita est; si preces veritate nitantur: Si la chose est comme on
nous la fait entendre, si les faits sont véritables. D'où il se voit que,
puisque les Papes ne donnent de force à leurs Bulles qu'à mesure qu'elles
sont appuyées sur des faits véritables, ce ne sont pas les Bulles seules qui
prouvent la vérité des faits; mais qu'au contraire, selon les Canonistes
mêmes, c'est la vérité des faits qui rend les Bulles recevables.
D'où apprendrons-nous
donc la vérité des faits? Ce sera des yeux, mon Père, qui en sont les
légitimes juges, comme la raison l'est des choses naturelles et
intelligibles, et la foi des choses surnaturelles et révélées. Car, puisque
vous m'y obligez, mon Père, je vous dirai que, selon les sentiments de deux
des plus grands Docteurs de l'Eglise, saint Augustin et saint Thomas, ces
trois principes de nos connaissances, les sens, la raison et la foi, ont
chacun leurs objets séparés, et leur certitude dans cette étendue. Et, comme
Dieu a voulu se servir de l'entremise des sens pour donner entrée à la foi,
fides ex auditu, tant s'en faut que la foi détruise la certitude des sens,
que ce serait au contraire détruire la foi que de vouloir révoquer en doute le
rapport fidèle des sens. C'est pourquoi saint Thomas remarque expressément
que Dieu a voulu que les accidents sensibles subsistassent dans
l'Eucharistie, afin que les sens, qui ne jugent que de ces accidents, ne
fussent pas trompés: Ut sensus a deceptione reddantur immunes.
Concluons donc de là
que, quelque proposition qu'on nous présente à examiner, il en faut d'abord
reconnaître la nature, pour voir auquel de ces trois principes nous devons
nous en rapporter. S'il s'agit d'une chose surnaturelle, nous n'en jugerons
ni par les sens, ni par la raison, mais par l'Ecriture et par les décisions
de l'Eglise. S'il s'agit d'une proposition non révélée et proportionnée à la
raison naturelle, elle en sera le premier juge. Et s'il s'agit enfin d'un
point de fait, nous en croirons les sens, auxquels il appartient
naturellement d'en connaître.
Cette règle est si
générale que, selon saint Augustin et saint Thomas, quand l'Ecriture même
nous présente quelque passage, dont le premier sens littéral se trouve
contraire à ce que les sens ou la raison reconnaissent avec certitude, il ne
faut pas entreprendre de les désavouer en cette rencontre pour les soumettre
à l'autorité de ce sens apparent de l'Ecriture; mais il faut interpréter
l'Ecriture, et y chercher un autre sens qui s'accorde avec cette vérité
sensible; parce que la parole de Dieu étant infaillible dans les faits mêmes,
et le rapport des sens et de la raison agissant dans leur étendue étant
certain aussi, il faut que ces deux vérités s'accordent; et comme l'Ecriture
se peut interpréter en différentes manières, au lieu que le rapport des sens
est unique, on doit, en ces matières, prendre pour la véritable
interprétation de l'Ecriture celle qui convient au rapport fidèle des sens.
Il faut, dit saint Thomas, I p., q. 68, a. I, observer deux choses, selon
saint Augustin: l'une, que l'Ecriture a toujours un sens véritable; l'autre
que, comme elle peut recevoir plusieurs sens, quand on en trouve un que la
raison convainc certainement de fausseté, il ne faut pas s'obstiner à dire
que c'en soit le sens naturel, mais en chercher un autre qui s'y accorde.
C'est ce qu'il
explique par l'exemple du passage de la Genèse, où il est écrit que Dieu créa
deux grands luminaires, le soleil et la lune, et aussi les étoiles; par où
l'Ecriture semble dire que la lune est plus grande que toutes les étoiles:
mais parce qu'il est constant, par des démonstrations indubitables, que cela
est faux, on ne doit pas, dit ce saint, s'opiniâtrer à défendre ce sens
littéral, mais il faut en chercher un autre conforme à cette vérité de fait;
comme en disant: Que le mot de grand luminaire ne marque que la grandeur de
la lumière de la lune à notre égard, et non pas la grandeur de son corps en
lui-même.
Que si on voulait en
user autrement, ce ne serait pas rendre l'Ecriture vénérable, mais ce serait
au contraire l'exposer au mépris des infidèles; parce, comme dit saint
Augustin, que, quand ils auraient connu que nous croyons dans l'Ecriture des
choses qu'ils savent certainement a être fausses, ils se riraient de notre
crédulité dans les autres choses qui sont plus cachées, comme la résurrection
des morts et la vie éternelle. Et ainsi, ajoute saint Thomas, ce serait leur
rendre notre religion méprisable, et même leur enfermer l'entrée.
Et ce serait aussi, mon
Père, le moyen d'en fermer l'entrée aux hérétiques, et de leur rendre
l'autorité du Pape méprisable, que de refuser de tenir pour catholiques ceux
qui ne croiraient pas que des paroles sont dans un livre où elles ne se
trouvent point, parce qu'un Pape l'aurait déclaré par surprise. Car ce n'est
que l'examen d'un livre qui peut faire savoir que des paroles y sont. Les
choses de fait ne se prouvent que par les sens. Si ce que vous soutenez est
véritable, montrez-le; sinon ne sollicitez personne pour le faire croire; ce
serait inutilement. Toutes les puissances du monde ne peuvent par autorité
persuader un point de fait, non plus que le changer; car il n'y a rien qui
puisse faire que ce qui est ne soit pas.
C'est en vain, par
exemple, que des religieux de Ratisbonne obtinrent du pape saint Léon IX un
décret solennel, par lequel il déclara que le corps de saint Denis, premier
évêque de Paris, qu'on tient communément être l'Aréopagite, avait été enlevé
de France, et porté dans l'église de leur monastère. Cela n'empêche pas que
le corps de ce saint n'ait toujours été et ne soit encore dans la célèbre
abbaye qui porte son nom, dans laquelle vous auriez peine à faire recevoir
cette Bulle, quoique ce Pape y témoigne avoir examiné la chose avec toute la
diligence possible, diligentissime, et avec le conseil de plusieurs évêques
et prélats; de sorte qu'il oblige étroitement tous les Français, districte
proecipientes, de reconnaître et de confesser qu'ils n'ont plus ces saintes
reliques. Et néanmoins les Français, qui savaient la fausseté de ce fait par
leurs propres veux, et qui, ayant ouvert la châsse, y trouvèrent toutes ces
reliques entières, comme le témoignent les historiens de ce temps-là, crurent
alors, comme on l'a toujours cru depuis, le contraire de ce que ce saint Pape
leur avait enjoint de croire, sachant bien que même les saints et les
prophètes sont sujets à être surpris.
Ce fut aussi en vain
que vous obtîntes contre Galilée ce décret de Rome, qui condamnait son
opinion touchant le mouvement de la Terre. Ce ne sera pas cela qui prouvera
qu'elle demeure en repos; et si l'on avait des observations constantes qui
prouvassent que c'est elle qui tourne, tous les hommes ensemble ne
l'empêcheraient pas de tourner, et ne s'empêcheraient pas de tourner aussi
avec elle. Ne vous imaginez pas de même que les lettres du pape Zacharie pour
l'excommunication de saint Virgile, sur ce qu'il tenait qu'il y avait des
antipodes, aient anéanti ce nouveau monde; et qu'encore qu'il eût déclaré que
cette opinion était une erreur bien dangereuse, le roi d'Espagne ne se soit
pas bien trouvé d'en avoir plutôt cru Christophe Colomb qui en venait, que le
jugement de ce Pape qui n'y avait pas été; et que l'Eglise n'en ait pas reçu
un grand avantage, puisque cela a procuré la connaissance de l'Evangile à
tant de peuples qui fussent péris dans leur infidélité.
Vous voyez donc, mon
Père, quelle est la nature des choses de fait, et par quels principes on en
doit juger; d'où il est aisé de conclure, sur notre sujet, que, si les cinq
propositions ne sont point de Jansénius, il est impossible qu'elles en aient
été extraites, et que le seul moyen d'en bien juger et d'en persuader le
monde, est d'examiner ce livre en une conférence réglée, comme on vous le
demande depuis si longtemps. Jusque-là vous n'avez aucun droit d'appeler vos
adversaires opiniâtres: car ils seront sans blâme sur ce point de fait, comme
ils sont sans erreurs sur les points de foi; catholiques sur le droit,
raisonnables sur le fait, et innocents en l'un et en l'autre.
Qui ne s'étonnera
donc, mon Père, en voyant d'un côté une justification si pleine, de voir de
l'autre des accusations si violentes? Qui penserait qu'il n'est question
entre vous que d'un fait de nulle importance, qu'on veut faire croire sans le
montrer? Et qui oserait s'imaginer qu'on fît par toute l'Eglise tant de bruit
pour rien, pro nihilo, mon Père, comme le dit saint Bernard?. Mais c'est cela
même qui est le principal artifice de votre conduite, de faire croire qu'il y
va de tout en une affaire qui n'est de rien; et de donner à entendre aux
personnes puissantes qui vous écoutent qu'il s'agit dans vos disputes des
erreurs les plus pernicieuses de Calvin, et des principes les plus importants
de la foi, afin que, dans cette persuasion, ils emploient tout leur zèle et
toute leur autorité contre ceux que vous combattez, comme si le salut de la
religion catholique en dépendait: au lieu que, s'ils venaient à connaître
qu'il n'est question que de ce petit point de fait, ils n'en seraient
nullement touchés, et ils auraient au contraire bien du regret d'avoir fait
tant d'efforts pour suivre vos passions particulières en une affaire qui
n'est d'aucune conséquence pour l'Eglise.
Car enfin, pour
prendre les choses au pis, quand même il serait véritable que Jansénius
aurait tenu ces propositions, quel malheur arriverait-il de ce que quelques
personnes en douteraient, pourvu qu'ils les détestent, comme ils le font
publiquement?. N'est-ce pas assez qu'elles soient condamnées par tout le
monde sans exception, au sens même où vous avez expliqué que vous voulez
qu'on les condamne? En seraient-elles plus censurées, quand on dirait que
Jansénius les a tenues? A quoi servirait donc d'exiger cette reconnaissance,
sinon à décrier un docteur et un évêque qui est mort dans la communion de l'Eglise?
Je ne vois pas que ce soit là un si grand bien, qu'il faille l'acheter par
tant de troubles. Quel intérêt y a l'Etat, le Pape, les évêques, les docteurs
et toute l'Eglise? Cela ne les touche en aucune sorte, mon Père, et il n'y a
que votre seule Société qui recevrait véritablement quelque plaisir de cette
diffamation d'un auteur qui vous a fait quelque tort. Cependant tout se
remue, parce que vous faites entendre que tout est menacé. C'est la cause
secrète qui donne le branle à tous ces grands mouvements, qui cesseraient
aussitôt qu'on aurait su le véritable état de vos disputes. Et c'est
pourquoi, comme le repos de l'Eglise dépend de cet éclaircissement, il était
d'une extrême importance de le donner, afin que, tous vos déguisements étant
découverts, il paraisse à tout le monde que vos accusations sont sans
fondement, vos adversaires sans erreur, et l'Eglise sans hérésie.
Voilà, mon Père, le
bien que j'ai eu pour objet de procurer, qui me semble si considérable pour
toute la religion, que j'ai de la peine à comprendre comment ceux à qui vous
donnez tant de sujet de parler, peuvent demeurer dans le silence. Quand les
injures que vous leur faites ne les toucheraient pas, celles que l'Eglise
souffre devraient, ce me semble, les porter à s'en plaindre: outre que je
doute que des ecclésiastiques puissent abandonner leur réputation à la
calomnie, surtout en matière de foi. Cependant ils vous laissent dire tout ce
qui vous plaît; de sorte que, sans l'occasion que vous m'en avez donnée par
hasard, peut-être que rien ne se serait opposé aux impressions scandaleuses
que vous semez de tous côtés. Ainsi leur patience m'étonne, et d'autant plus
qu'elle ne peut m'être suspecte ni de timidité, ni d'impuissance, sachant
bien qu'ils ne manquent ni de raison pour leur justification, ni de zèle pour
la vérité. Je les vois néanmoins si religieux à se taire que je crains qu'il
n'y ait en cela de l'excès. Pour moi, mon Père, je ne crois pas le pouvoir
faire. Laissez l'Eglise en paix, et je vous y laisserai de bon coeur. Mais
pendant que vous ne travaillerez qu'à y entretenir le trouble, ne doutez pas
qu'il ne se trouve des enfants de la paix qui se croiront obligés d'employer
tous leurs efforts pour y conserver la tranquillité.
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