Oeuvres
complètes [Document électronique]. 2 / Molière ; éd. par Robert Jouanny
Le Médecin
malgré lui
Comédie
Représentée
pour la première fois à Paris sur le théâtre du Palais-Royal le vendredi 6e
du mois d'août 1666 par la Troupe du Roi
Personnages
Sganarelle,
mari de Martine.
Martine,
femme de Sganarelle.
M.
Robert, voisin de Sganarelle.
Valère,
domestique de Géronte.
Lucas,
mari de Jacqueline.
Géronte,
père de Lucinde.
Jacqueline,
nourrice chez Géronte, et femme de Lucas.
Lucinde,
fille de Géronte.
Léandre,
amant de Lucinde.
Thibaut,
père de Perrin.
Perrin,
fils de Thibaut, paysan.
Acte I
Scène I
Sganarelle,
Martine, paroissant sur le théâtre en se querellant.
Sganarelle
Non, je
te dis que je n'en veux rien faire, et que c'est à moi de parler et d'être le
maître.
Martine
Et je te
dis, moi, que je veux que tu vives à ma fantaisie, et ne je ne me suis point
mariée avec toi pour souffrir tes fredaines.
Sganarelle
O la
grande fatigue que d'avoir une femme! et qu'Aristote a bien raison, quand il
dit qu'une femme est pire qu'un démon!
Martine
Voyez un
peu l'habile homme, avec son benêt d'Aristote!
Sganarelle
Oui,
habile homme: trouve-moi un faiseur de fagots qui sache, comme moi, raisonner
des choses, qui ait servi six ans un fameux médecin, et qui ait su, dans son
jeune âge, son rudiment par coeur.
Martine
Peste du
fou fieffé!
Sganarelle
Peste de
la carogne!
Martine
Que
maudit soit l'heure et le jour où je m'avisai d'aller dire oui!
Sganarelle
Que
maudit soit le bec cornu de notaire qui me fit signer ma ruine!
Martine
C'est
bien à toi, vraiment, à te plaindre de cette affaire. Devrois-tu être un seul
moment sans rendre grâce au Ciel de m'avoir pour ta femme? et méritois-tu
d'épouser une personne comme moi?
Sganarelle
Il est
vrai que tu me fis trop d'honneur, et que j'eus lieu de me louer la première
nuit de nos noces! Hé! morbleu! ne me fais point parler là-dessus: je dirois
de certaines choses...
Martine
Quoi?
que dirois-tu?
Sganarelle
Baste,
laissons là ce chapitre. Il suffit que nous savons ce que nous savons, et que
tu fus bien heureuse de me trouver.
Martine
Qu'appelles-tu
bien heureuse de te trouver? Un homme qui me réduit à l'hôpital, un débauché,
un traître, qui me mange tout ce que j'ai?
Sganarelle
Tu as
menti: j'en bois une partie.
Martine
Qui me
vend, pièce à pièce, tout ce qui est dans le logis.
Sganarelle
C'est
vivre de ménage.
Martine
Qui m'a
ôté jusqu'au lit que j'avois.
Sganarelle
Tu t'en
lèveras plus matin.
Martine
Enfin
qui ne laisse aucun meuble dans toute la maison.
Sganarelle
On en
déménage plus aisément.
Martine
Et qui,
du matin jusqu'au soir, ne fait que jouer et que boire.
Sganarelle
C'est
pour ne me point ennuyer.
Martine
Et que
veux-tu, pendant ce temps, que je fasse avec ma famille?
Sganarelle
Tout ce
qu'il te plaira.
Martine
J'ai
quatre pauvres petits enfants sur les bras.
Sganarelle
Mets-les
à terre.
Martine
Qui me
demandent à toute heure du pain.
Sganarelle
Donne-leur
le fouet: quand j'ai bien bu et bien mangé, je veux que tout le monde soit
saoul dans ma maison.
Martine
Et tu
prétends, ivrogne, que les choses aillent toujours de même?
Sganarelle
Ma
femme, allons tout doucement, s'il vous plaît.
Martine
Que
j'endure éternellement tes insolences et tes débauches?
Sganarelle
Ne nous
emportons point, ma femme.
Martine
Et que
je ne sache pas trouver le moyen de te ranger à ton devoir?
Sganarelle
Ma
femme, vous savez que je n'ai pas l'âme endurante, et que j'ai le bras assez
bon.
Martine
Je me
moque de tes menaces.
Sganarelle
Ma
petite femme, ma mie, votre peau vous démange, à votre ordinaire.
Martine
Je te
montrerai bien que je ne te crains nullement.
Sganarelle
Ma chère
moitié, vous avez envie de me dérober quelque chose.
Martine
Crois-tu
que je m'épouvante de tes paroles?
Sganarelle
Doux
objet de mes voeux, je vous frotterai les oreilles.
Martine
Ivrogne
que tu es!
Sganarelle
Je vous
battrai.
Martine
Sac à
vin!
Sganarelle
Je vous
rosserai.
Martine
Infâme!
Sganarelle
Je vous
étrillerai.
Martine
Traître,
insolent, trompeur, lâche, coquin, pendard, gueux, belître, fripon, maraud,
voleur...!
Sganarelle
(Il
prend un bâton et lui en donne.)
Ah! vous
en voulez donc?
Martine
Ah! ah, ah, ah!
Sganarelle
Voilà le
vrai moyen de vous apaiser.
Scène II
M.
Robert, Sganarelle, Martine
M.
Robert
Holà,
holà, holà! Fi! Qu'est-ce ci? Quelle infamie! Peste soit le coquin, de battre
ainsi sa femme!
Martine,
les
mains sur les côtés, lui parle en le faisant reculer, et à la fin lui donne
un soufflet.
Et je
veux qu'il me batte, moi.
M.
Robert
Ah! j'y
consens de tout mon coeur.
Martine
De quoi
vous mêlez-vous?
M.
Robert
J'ai
tort.
Martine
Est-ce
là votre affaire?
M.
Robert
Vous
avez raison.
Martine
Voyez un
peu cet impertinent, qui veut empêcher les maris de battre leurs femmes.
M.
Robert
Je me
rétracte.
Martine
Qu'avez-vous
à voir là-dessus?
M.
Robert
Rien.
Martine
Est-ce à
vous d'y mettre le nez?
M.
Robert
Non.
Martine
Mêlez-vous
de vos affaires.
M. Robert
Je ne
dis plus mot.
Martine
Il me
plaît d'être battue.
M.
Robert
D'accord.
Martine
Ce n'est
pas à vos dépens.
M.
Robert
Il est
vrai.
Martine
Et vous
êtes un sot de venir vous fourrer où vous n'avez que faire.
M.
Robert
(Il
passe ensuite vers le mari, qui pareillement lui parle toujours en le faisant
reculer, le frappe avec le même bâton et le met en fuite; il dit à la fin:)
Compère,
je vous demande pardon de tout mon coeur. Faites, rossez, battez, comme il
faut, votre femme; je vous aiderai, si vous le voulez.
Sganarelle
Il ne me
plaît pas, moi.
M.
Robert
Ah!
c'est une autre chose.
Sganarelle
Je la
veux battre, si je le veux; et ne la veux pas battre, si je ne le veux pas.
M.
Robert
Fort
bien.
Sganarelle
C'est ma
femme, et non pas la vôtre.
M.
Robert
Sans
doute.
Sganarelle
Vous
n'avez rien à me commander.
M.
Robert
D'accord.
Sganarelle
Je n'ai
que faire de votre aide.
M.
Robert
Très-volontiers.
Sganarelle
Et vous
êtes un impertinent, de vous ingérer des affaires d'autrui. Apprenez que
Cicéron dit qu'entre l'arbre et le doigt il ne faut point mettre l'écorce.
(Ensuite
il revient vers sa femme, et lui dit, en lui pressant la main:)
O çà,
faisons la paix nous deux. Touche là.
Martine
Oui!
après m'avoir ainsi battue!
Sganarelle
Cela
n'est rien, touche.
Martine
Je ne
veux pas.
Sganarelle
Eh!
Martine
Non.
Sganarelle
Ma
petite femme!
Martine
Point.
Sganarelle
Allons,
te dis-je.
Martine
Je n'en
ferai rien.
Sganarelle
Viens,
viens, viens.
Martine
Non: je
veux être en colère.
Sganarelle
Fi!
c'est une bagatelle. Allons, allons.
Martine
Laisse-moi
là.
Sganarelle
Touche,
te dis-je.
Martine
Tu m'as
trop maltraitée.
Sganarelle
Eh bien
va, je te demande pardon: mets là ta main.
Martine
Je te
pardonne; (elle dit le reste bas) mais tu le payeras.
Sganarelle
Tu es
une folle de prendre garde à cela: ce sont petites choses qui sont de temps
en temps nécessaires dans l'amitié; et cinq ou six coups de bâton, entre gens
qui s'aiment, ne font que ragaillardir l'affection. Va, je m'en vais au bois,
et je te promets aujourd'hui plus d'un cent de fagots.
Scène III
Martine,
seule.
Va,
quelque mine que je fasse, je n'oublie pas mon ressentiment; et je brûle en moi-même
de trouver les moyens de te punir des coups que tu me donnes. Je sais bien
qu'une femme a toujours dans les mains de quoi se venger d'un mari; mais
c'est une punition trop délicate pour mon pendard: je veux une vengeance qui
se fasse un peu mieux sentir; et ce n'est pas contentement pour l'injure que
j'ai reçue.
Scène IV
Valère,
Lucas, Martine
Lucas
Parguenne!
j'avons pris là tous deux une gueble de commission; et je ne sais pas, moi,
ce que je pensons attraper.
Valère
Que
veux-tu, mon pauvre nourricier? il faut bien obéir à nôtre maître; et puis
nous avons intérêt, l'un et l'autre, à la santé de sa fille, notre maîtresse;
et sans doute son mariage, différé par sa maladie, nous vaudroit quelque
récompense. Horace, qui est libéral, a bonne part aux prétentions qu'on peut
avoir sur sa personne; et quoiqu'elle ait fait voir de l'amitié pour un
certain Léandre, tu sais bien que son père n'a jamais voulu consentir à le
recevoir pour son gendre.
Martine,
rêvant à part elle.
Ne
puis-je point trouver quelque invention pour me venger?
Lucas
Mais
quelle fantaisie s'est-il boutée là dans la tête, puisque les médecins y
avont tous pardu leur latin?
Valère
On
trouve quelquefois, à force de chercher, ce qu'on ne trouve pas d'abord; et
souvent, en de simples lieux...
Martine
Oui, il
faut que je m'en venge à quelque prix que ce soit: ces coups de bâton me
reviennent au coeur, je ne les saurois digérer, et... (Elle dit tout ceci en
rêvant, de sorte que ne prenant pas garde à ces deux hommes, elle les heurte
en se retournant, et leur dit:) Ah! Messieurs, je vous demande pardon; je ne
vous voyois pas, et cherchois dans ma tête quelque chose qui m'embarrasse.
Valère
Chacun a
ses soins dans le monde, et nous cherchons aussi ce que nous voudrions bien
trouver.
Martine
Seroit-ce
quelque chose où je vous puisse aider?
Valère
Cela se
pourroit faire; et nous tâchons de rencontrer quelque habile homme, quelque
médecin particulier, qui pût donner quelque soulagement à la fille notre
maître, attaquée d'une maladie qui lui a ôté tout d'un coup l'usage de la
langue. Plusieurs médecins ont déjà épuisé toute leur science après elle:
mais on trouve parfois des gens avec des secrets admirables, de certains
remèdes particuliers, qui font le plus souvent ce que les autres n'ont su
faire; et c'est là ce que nous cherchons.
Martine
(Elle
dit ces premières lignes bas.)
Ah! que
le Ciel m'inspire une admirable invention pour me venger de mon pendard!
(Haut.) Vous ne pouviez jamais vous mieux adresser pour rencontrer ce que
vous cherchez; et nous avons ici un homme, le plus merveilleux homme du
monde, pour les maladies désespérées.
Valère
Et de
grâce, où pouvons-nous le rencontrer?
Martine
Vous le
trouverez maintenant vers ce petit lieu que voilà, qui s'amuse à couper du
bois.
Lucas
Un
médecin qui coupe du bois!
Valère
Qui
s'amuse à cueillir des simples, voulez-vous dire?
Martine
Non:
c'est un homme extraordinaire qui se plaît à cela, fantasque, bizarre,
quinteux, et que vous ne prendriez jamais pour ce qu'il est. Il va vêtu d'une
façon extravagante, affecte quelquefois de paroître ignorant, tient sa
science renfermée, et ne fuit rien tant tous les jours que d'exercer les
merveilleux talents qu'il a eus du Ciel pour la médecine.
Valère
C'est
une chose admirable, que tous les grands hommes ont toujours du caprice,
quelque petit grain de folie mêlé à leur science.
Martine
La folie
de celui-ci est plus grande qu'on ne peut croire, car elle va parfois jusqu'à
vouloir être battu pour demeurer d'accord de sa capacité; et je vous donne
avis que vous n'en viendrez point à bout, qu'il n'avouera jamais qu'il est
médecin, s'il se le met en fantaisie, que vous ne preniez chacun un bâton, et
ne le réduisiez, à force de coups, à vous confesser à la fin ce qu'il vous
cachera d'abord. C'est ainsi que nous en usons quand nous avons besoin de
lui.
Valère
Voilà
une étrange folie!
Martine
Il est
vrai; mais, après cela, vous verrez qu'il fait des merveilles.
Valère
Comment
s'appelle-t-il?
Martine
Il s'appelle
Sganarelle; mais il est aisé à connoître: c'est un homme qui a une large
barbe noire, et qui porte une fraise, avec un habit jaune et vert.
Lucas
Un habit
jaune et vart! C'est donc le médecin des paroquets?
Valère
Mais
est-il bien vrai qu'il soit si habile que vous le dites?
Martine
Comment?
C'est un homme qui fait des miracles. Il y a six mois qu'une femme fut
abandonnée de tous les autres médecins: on la tenoit morte il y avoit déjà
six heures, et l'on se disposoit à l'ensevelir, lorsqu'on y fit venir de
force l'homme dont nous parlons. Il lui mit, l'ayant vue, une petite goutte
de je ne sais quoi dans la bouche, et, dans le même instant, elle se leva de
son lit, et se mit aussitôt à se promener dans sa chambre, comme si de rien
n'eût été.
Lucas
Ah!
Valère
Il
falloit que ce fût quelque goutte d'or potable.
Martine
Cela
pourroit bien être. Il n'y a pas trois semaines encore qu'un jeune enfant de
douze ans tomba du haut du clocher en bas, et se brisa, sur le pavé, la tête,
les bras et les jambes. On n'y eut pas plus tôt amené notre homme, qu'il le
frotta par tout le corps d'un certain onguent qu'il sait faire; et l'enfant
aussitôt se leva sur ses pieds, et courut jouer à la fossette.
Lucas
Ah!
Valère
Il faut
que cet homme-là ait la médecine universelle.
Martine
Qui en
doute?
Lucas
Testigué!
velà justement l'homme qu'il nous faut. Allons vite le chercher.
Valère
Nous
vous remercions du plaisir que vous nous faites.
Martine
Mais
souvenez-vous bien au moins de l'avertissement que je vous ai donné.
Lucas
Eh,
morguenne! laissez-nous faire: s'il ne tient qu'à battre, la vache est à
nous.
Valère
Nous
sommes bien heureux d'avoir fait cette rencontre; et j'en conçois, pour moi,
la meilleure espérance du monde.
Scène V
Sganarelle,
Valère, Lucas
Sganarelle
entre sur le théâtre en chantant et tenant une bouteille.
La, la,
la.
Valère
J'entends
quelqu'un qui chante, et qui coupe du bois.
Sganarelle
La, la,
la... Ma foi, c'est assez travaillé pour un coup. Prenons un peu d'haleine.
(Il boit, et dit après avoir bu:) Voilà du bois qui est salé comme tous les
diables.
Qu'ils
sont doux,
Bouteille
jolie,
Qu'ils
sont doux
Vos
petits glou-gloux!
Mais mon
sort feroit bien des jaloux,
Si vous
étiez toujours remplie.
Ah!
bouteille, ma mie,
Pourquoi
vous vuidez-vous?
Allons,
morbleu! il ne faut point engendrer de mélancolie.
Valère
Le voilà
lui-même.
Lucas
Je pense
que vous dites vrai, et que j'avons bouté le nez dessus.
Valère
Voyons
de près.
Sganarelle,
les apercevant, les regarde, en se tournant vers l'un et puis vers l'autre,
et, abaissant la voix, dit:
Ah! ma
petite friponne! que je t'aime, mon petit bouchon!
... Mon
sort.. feroit... bien des... jaloux,
Si...
Que
diable! à qui en veulent ces gens-là?
Valère
C'est
lui assurément...
Lucas
Le velà
tout craché comme on nous l'a défiguré.
Sganarelle,
à part.
(Ici il
pose sa bouteille à terre, et Valère se baissant pour le saluer, comme il
croit que c'est à dessein de la prendre, il la met de l'autre côté; ensuite
de quoi, Lucas faisant la même chose, il la reprend et la tient centre son
estomac, avec divers gestes qui font un grand jeu de théâtre.)
Ils
consultent en me regardant. Quel dessein auroient-ils?
Valère
Monsieur,
n'est-ce pas vous qui vous appelez Sganarelle?
Sganarelle
Eh quoi?
Valère
Je vous
demande si ce n'est pas vous qui se nomme Sganarelle.
Sganarelle,
se tournant vers Valère, puis vers Lucas
Oui et
non, selon ce que vous lui voulez.
Valère
Nous ne
voulons que lui faire toutes les civilités que nous pourrons.
Sganarelle
En ce
cas, c'est moi qui se nomme Sganarelle.
Valère
Monsieur,
nous sommes ravis de vous voir. On nous a adressés à vous pour ce que nous
cherchons; et nous venons implorer votre aide, dont nous avons besoin.
Sganarelle
Si c'est
quelque chose, Messieurs, qui dépende de mon petit négoce, je suis tout prêt
à vous rendre service.
Valère
Monsieur,
c'est trop de grâce que vous nous faites. Mais, Monsieur, couvrez-vous, s'il vous
plaît; le soleil pourroit vous incommoder.
Lucas
Monsieu,
boutez dessus.
Sganarelle,
bas.
Voici
des gens bien pleins de cérémonie.
Valère
Monsieur,
il ne faut pas trouver étrange que nous venions à vous: les habiles gens sont
toujours recherchés, et nous sommes instruits de votre capacité.
Sganarelle
Il est
vrai, Messieurs, que je suis le premier homme du monde pour faire des fagots.
Valère
Ah!
Monsieur.:.
Sganarelle
Je n'y
épargne aucune chose, et les fais d'une façon qu'il n'y a rien à dire.
Valère
Monsieur,
ce n'est pas cela dont il est question.
Sganarelle
Mais
aussi je les vends cent dix sols le cent.
Valère
Ne
parlons point de cela, s'il vous plaît.
Sganarelle
Je vous
promets que je ne saurais les donner à moins.
Valère
Monsieur,
nous savons les choses.
Sganarelle
Si vous
savez les choses, vous savez que je les vends cela.
Valère
Monsieur,
c'est se moquer que...
Sganarelle
Je ne me
moque point, je n'en puis rien rabattre.
Valère
Parlons
d'autre façon, de grâce.
Sganarelle
Vous en
pourrez trouver autre part à moins: il y a fagots et fagots; mais pour ceux
que je fais...
Valère
Eh?
Monsieur, laissons là ce discours.
Sganarelle
Je vous
jure que vous ne les auriez pas, s'il s'en falloit un double.
Valère
Eh fi!
Sganarelle
Non, en
conscience, vous en payerez cela. Je vous parle sincèrement, et ne suis pas
homme à surfaire.
Valère
Faut-il,
Monsieur, qu'une personne comme vous s'amuse à ces grossières feintes?
s'abaisse à parler de la sorte? qu'un homme si savant, un fameux médecin,
comme vous êtes, veuille se déguiser aux yeux du monde, et tenir enterrés les
beaux talents qu'il a?
Sganarelle,
à part.
Il est
fou.
Valère
De
grâce, Monsieur, ne dissimulez point avec nous.
Sganarelle
Comment?
Lucas
Tout ce
tripotage ne sart de rian; je savons çenque je savons.
Sganarelle
Quoi
donc? que me voulez-vous dire? Pour qui me prenez-vous?
Valère
Pour ce
que vous êtes, pour un grand médecin.
Sganarelle
Médecin
vous-même: je ne le suis point, et ne l'ai jamais été.
Valère,
bas.
Voilà sa
folie qui le tient. (Haut.) Monsieur, ne veuillez point nier les choses
davantage; et n'en venons point, s'il vous plaît, à de fâcheuses extrémités.
Sganarelle
A quoi
donc?
Valère
A de
certaines choses dont nous serions marris.
Sganarelle
Parbleu!
venez-en à tout ce qu'il vous plaira: je ne suis point médecin, et ne sais ce
que vous me voulez dire.
Valère,
bas.
Je vois
bien qu'il faut se servir du remède. (Haut.) Monsieur, encore un coup, je
vous prie d'avouer ce que vous êtes.
Lucas
Et
testigué! ne lantiponez point davantage, et confessez à la franquette que
v'estes médecin.
Sganarelle
J'enrage.
Valère
A quoi
bon nier ce qu'on sait?
Lucas
Pourquoi
toutes ces fraimes-là? et à quoi est-ce que ça vous sart?
Sganarelle
Messieurs,
en un mot autant qu'en deux mille, je vous dis que je ne suis point médecin.
Valère
Vous
n'êtes point médecin?
Sganarelle
Non.
Lucas
V'n'estes
pas médecin?
Sganarelle
Non,
vous dis-je.
Valère
Puisque
vous le voulez, il faut s'y résoudre.
(Ils
prennent un bâton et le frappent.)
Sganarelle
Ah! ah!
ah! Messieurs, je suis tout ce qu'il vous plaira.
Valère
Pourquoi,
Monsieur, nous obligez-vous à cette violence?
Lucas
A quoi bon
nous bailler la peine de vous battre?
Valère
Je vous
assure que j'en ai tous les regrets du monde.
Lucas
Par ma
figué! j'en sis fâché, franchement.
Sganarelle
Que
diable est-ce ci, Messieurs? De grâce, est-ce pour rire, ou si tous deux vous
extravaguez, de vouloir que je sois médecin?
Valère
Quoi?
vous ne vous rendez pas encore, et vous vous défendez d'être médecin?
Sganarelle
Diable
emporte si je le suis!
Lucas
Il n'est
pas vrai qu'ous sayez médecin?
Sganarelle
Non, la
peste m'étouffe! (Là ils recommencent de le battre.) Ah! Ah! Eh bien,
Messieurs, oui, puisque vous le voulez, je suis médecin, je suis médecin;
apothicaire encore, si vous le trouvez bon. J'aime mieux consentir à tout que
de me faire assommer.
Valère
Ah!
voilà qui va bien, Monsieur: je suis ravi de vous voir raisonnable.
Lucas
Vous me
boutez la joie au coeur, quand je vous voi parler comme ça.
Valère
Je vous
demande pardon de toute mon âme.
Lucas
Je vous
demandons excuse de la libarté que j'avons prise.
Sganarelle,
à part.
Ouais!
seroit-ce bien moi qui me tromperois, et serois-je devenu médecin sans m'en
être aperçu?
Valère
Monsieur,
vous ne vous repentirez pas de nous montrer ce que vous êtes; et vous verrez
assurément que vous en serez satisfait.
Sganarelle
Mais,
Messieurs, dites-moi, ne vous trompez-vous point vous-mêmes? Est-il bien
assuré que je sois médecin?
Lucas
Oui, par
ma figué!
Sganarelle
Tout de
bon?
Valère
Sans
doute.
Sganarelle
Diable
emporte si je le savois!
Valère
Comment?
vous êtes le plus habile médecin du monde.
Sganarelle
Ah! ah!
Lucas
Un
médecin qui a gari je ne sai combien de maladies.
Sganarelle
Tudieu!
Valère
Une
femme étoit tenue pour morte il y avoit six heures; elle étoit prête à
ensevelir, lorsque, avec une goutte de quelque chose, vous la fîtes revenir
et marcher d'abord par la chambre.
Sganarelle
Peste!
Lucas
Un petit
enfant de douze ans se laissit choir du haut d'un clocher, de quoi il eut la
tête, les jambes et les bras cassés; et vous, avec je ne sai quel onguent,
vous fîtes qu'aussitôt il se relevit sur ses pieds; et s'en fut jouer à la
fossette.
Sganarelle
Diantre!
Valère
Enfin,
Monsieur, vous aurez contentement avec nous; et vous gagnerez ce que vous
voudrez, en vous laissant conduire où nous prétendons vous mener.
Sganarelle
Je
gagnerai ce que je voudrai?
Valère
Oui.
Sganarelle
Ah! je
suis médecin, sans contredit: je l'avois oublié: mais je m'en ressouviens. De
quoi est-il question? Où faut-il se transporter?
Valère
Nous
vous conduirons. Il est question d'aller voir une fille qui a perdu la
parole.
Sganarelle
Ma foi!
je ne l'ai pas trouvée.
Valère
Il aime
à rire. Allons, Monsieur.
Sganarelle
Sans une
robe de médecin?
Valère
Nous en
prendrons une.
Sganarelle,
présentant sa bouteille à Valère.
Tenez
cela, vous: voilà où je mets mes juleps.
(Puis se
tournant vers Lucas en crachant.)
Vous,
marchez là-dessus, par ordonnance du médecin.
Lucas
Palsanguenne!
velà un médecin qui me plaît: je pense qu'il réussira, car il est bouffon.
Acte
II
Scène I
Géronte,
Valère, Lucas, Jacqueline
Valère
Oui,
Monsieur, je crois que vous serez satisfait; et nous vous avons amené le plus
grand médecin du monde.
Lucas
Oh!
morguenne! il faut tirer l'échelle après ceti-là, et tous les autres ne sont
pas daignes de li déchausser ses souillez.
Valère
C'est un
homme qui a fait des cures merveilleuses.
Lucas
Qui a
gari des gens qui estiants morts.
Valère
Il est
un peu capricieux, comme je vous ai dit; et parfois il a des moments où son
esprit s'échappe et ne paroît pas ce qu'il est.
Lucas
Oui, il
aime à bouffonner; et l'an diroit par fois, ne v's en déplaise, qu'il a
quelque petit coup de hache à la tête.
Valère
Mais,
dans le fond, il est toute science, et bien souvent il dit des choses tout à
fait relevées.
Lucas
Quand il
s'y boute, il parle tout fin drait comme s'il lisoit dans un livre.
Valère
Sa
réputation s'est déjà répandue ici, et tout le monde vient à lui.
Géronte
Je meurs
d'envie de le voir; faites-le-moi vite venir.
Valère
Je le
vais querir.
Jacqueline
Par ma
fi! Monsieu, ceti-ci fera justement ce qu'ant fait les autres. Je pense que
ce sera queussi queumi; et la meilleure médeçaine que l'an pourroit bailler à
votre fille, ce seroit, selon moi, un biau et bon mari, pour qui elle eût de
l'amiquié.
Géronte
Ouais!
Nourrice, ma mie, vous vous mêlez de bien des choses.
Lucas
Taisez-vous,
notre ménagère Jaquelaine: ce n'est pas à vous à bouter là votre nez.
Jacqueline
Je vous
dis et vous douze que tous ces médecins n'y feront rian que de l'iau claire;
que votre fille a besoin d'autre chose que de ribarbe et de sené, et qu'un
mari est une emplâtre qui garit tous les maux des filles.
Géronte
Est-elle
en état maintenant qu'on s'en voulût charger, avec l'infirmité qu'elle a? Et
lorsque j'ai été dans le dessein de la marier, ne s'est-elle pas opposée à
mes volontés?
Jacqueline
Je le
crois bian: vous li vouilliez bailler cun homme qu'alle n'aime point. Que ne
preniais-vous ce Monsieu Liandre, qui li touchoit au coeur? Alle auroit été
fort obéissante; et je m'en vas gager qu'il la prendroit, li, comme alle est,
si vous la li vouillais donner.
Géronte
Ce Léandre
n'est pas ce qu'il lui faut: il n'a pas du bien comme l'autre.
Jacqueline
Il a un
oncle qui est si riche, dont il est hériquié.
Géronte
Tous ces
biens à venir me semblent autant de chansons. Il n'est rien tel que ce qu'on
tient; et l'on court grand risque de s'abuser, lorsque l'on compte sur le
bien qu'un autre vous garde. La mort n'a pas toujours les oreilles ouvertes
aux voeux et aux prières de Messieurs les héritiers; et l'on a le temps
d'avoir les dents longues, lorsqu'on attend, pour vivre, le trépas de
quelqu'un.
Jacqueline
Enfin
j'ai toujours ouï dire qu'en mariage, comme ailleurs, contentement passe
richesse. Les bères et les mères ant cette maudite couteume de demander
toujours: "Qu'a-t-il?" et: "Qu'a-t-elle?" et le compère
Biarre a marié sa fille Simonette au gros Thomas pour un quarquié de vaigne
qu'il avoit davantage que le jeune Robin, où alle avoit bouté son amiquié; et
velà que la pauvre creiature en est devenue jaune comme un coing, et n'a
point profité tout depuis ce temps-là. C' est un bel exemple pour vous,
Monsieu. On n'a que son plaisir en ce monde; et j'aimerois mieux bailler à ma
fille un bon mari qui li fût agriable, que toutes les rentes de la Biausse.
Géronte
Peste!
Madame la Nourrice, comme vous dégoisez! Taisez-vous, je vous prie: vous
prenez trop de soin, et vous échauffez votre lait.
Lucas
(En
disant ceci, il frappe sur la poitrine à Géronte.)
Morgué!
tais-toi, t'es cune impartinante. Monsieu n'a que faire de tes discours, et
il sait ce qu'il a à faire. Mêle-toi de donner à teter à ton enfant, sans
tant faire la raisonneuse. Monsieu est le père de sa fille, et il est bon et
sage pour voir ce qu'il li faut.
Géronte
Tout
doux! oh! tout doux!
Lucas
Monsieu,
je veux un peu la mortifier, et li apprendre le respect qu'alle vous doit.
Géronte
Oui;
mais ces gestes ne sont pas nécessaires.
Scène II
Valère,
Sganarelle, Géronte, Lucas, Jacqueline
Valère
Monsieur,
préparez-vous. Voici notre médecin qui entre.
Géronte
Monsieur,
je suis ravi de vous voir chez moi, et nous avons grand besoin de vous.
Sganarelle,
en robe de médecin, avec un chapeau des plus pointus.
Hippocrate
dit... que nous nous couvrions tous deux.
Géronte
Hippocrate
dit cela?
Sganarelle
Oui.
Géronte
Dans
quel chapitre, s'il vous plaît?
Sganarelle
Dans son
chapitre des chapeaux.
Géronte
Puisque
Hippocrate le dit, il le faut faire.
Sganarelle
Monsieur
le Médecin, ayant appris les merveilleuses choses...
Géronte
A qui
parlez-vous, de grâce?
Sganarelle
A vous.
Géronte
Je ne
suis pas médecin.
Sganarelle
Vous
n'êtes pas médecin?
Géronte
Non,
vraiment.
Sganarelle
(Il
prend ici un bâton, et le bat comme on l'a battu.)Tout de bon?
Géronte
Tout de
bon. Ah! ah! ah!
Sganarelle
Vous
êtes médecin maintenant: je n'ai jamais eu d'autres licences.
Géronte
Quel
diable d'homme m'avez-vous là amené?
Valère
Je vous
ai bien dit que c'étoit un médecin goguenard.
Géronte
Oui;
mais je l'envoirois promener avec ses goguenarderies.
Lucas
Ne prenez
pas garde à ça, Monsieu: ce n'est que pour rire.
Géronte
Cette
raillerie ne me plaît pas.
Sganarelle
Monsieur,
je vous demande pardon de la liberté que j'ai prise.
Géronte
Monsieur,
je suis votre serviteur.
Sganarelle
Je suis
fâché...
Géronte
Cela
n'est rien.
Sganarelle
Des
coups de bâton...
Géronte
Il n'y a
pas de mal.
Sganarelle
Que j'ai
eu l'honneur de vous donner.
Géronte
Ne
parlons plus de cela. Monsieur, j'ai une fille qui est tombée dans une
étrange maladie.
Sganarelle
Je suis ravi,
Monsieur, que votre fille ait besoin de moi; et je souhaiterois de tout mon
coeur que vous en eussiez besoin aussi, vous et toute votre famille, pour
vous témoigner l'envie que j'ai de vous servir.
Géronte
Je vous
suis obligé de ces sentiments.
Sganarelle
Je vous
assure que c'est du meilleur de mon âme que je vous parle.
Géronte
C'est
trop d'honneur que vous me faites.
Sganarelle
Comment
s'appelle votre fille?
Géronte
Lucinde.
Sganarelle
Lucinde!
Ah! beau nom à médicamenter! Lucinde!
Géronte
Je m'en
vais voir un peu ce qu'elle fait.
Sganarelle
Qui est
cette grande femme-là?
Géronte
C'est la
nourrice d'un petit enfant que j'ai.
Sganarelle
Peste!
le joli meuble que voilà! Ah! Nourrice, charmante Nourrice, ma médecine est
la très-humble esclave de votre nourricerie, et je voudrois bien être le
petit poupon fortuné qui tetât le lait (il lui porte la main sur le sein) de
vos bonnes grâces. Tous mes remèdes, toute ma science, toute ma capacité est
à votre service, et...
Lucas
Avec votre
parmission, Monsieu le Médecin, laissez là ma femme, je vous prie.
Sganarelle
Quoi?
est-elle votre femme?
Lucas
Oui.
Sganarelle
(Il fait
semblant d'embrasser Lucas, et se tournant du côté de la Nourrice, il
l'embrasse.)
Ah!
vraiment, je ne savois pas cela, et je m'en réjouis pour l'amour de l'un et
de l'autre.
Lucas,
en le tirant.
Tout
doucement, s'il vous plaît.
Sganarelle
Je vous
assure que je suis ravi que vous soyez unis ensemble. Je la félicite d'avoir
(il fait encore semblant d'embrasser Lucas, et, passant dessous ses bras, se
jette au col de sa femme) un mari comme vous; et je vous félicite, vous,
d'avoir une femme si belle; si sage, et si bien faite comme elle est.
Lucas,
en le tirant encore.
Eh!
testigué! point tant de compliment, je vous supplie.
Sganarelle
Ne
voulez-vous pas que je me réjouisse avec vous d'un si bel assemblage?
Lucas
Avec
moi, tant qu'il vous plaira; mais avec ma femme, trêve de sarimonie.
Sganarelle
Je
prends part également au bonheur de tous deux; et (il continue le même jeu)
si je vous embrasse pour vous en témoigner ma joie, je l'embrasse de même
pour lui en témoigner aussi.
Lucas,
en le tirant derechef.
Ah!
vartigué, Monsieu le Médecin, que de lantiponages.
Scène III
Sganarelle,
Géronte, Lucas, Jacqueline
Géronte
Monsieur,
voici tout à l'heure ma fille qu'on va vous amener.
Sganarelle
Je
l'attends, Monsieur, avec toute la médecine.
Géronte
Où
est-elle?
Sganarelle,
se touchant le front.
Là
dedans.
Géronte
Fort bien.
Sganarelle,
en voulant toucher les tetons de la Nourrice.
Mais
comme je m'intéresse à toute votre famille, il faut que j'essaye un peu le
lait de votre nourrice, et que je visite son sein.
Lucas,
le tirant, en lui faisant faire la pirouette.
Nanin,
nanin; je n'avons que faire de ça.
Sganarelle
C'est
l'office du médecin de voir les tetons des nourrices.
Lucas
Il gnia
office qui quienne, je sis votre sarviteur.
Sganarelle
As-tu
bien la hardiesse de t'opposer au médecin? Hors de là!
Lucas
Je me
moque de ça.
Sganarelle,
en le regardant de travers.
Je te
donnerai la fièvre.
Jacqueline,
prenant Lucas par le bras et lui faisant aussi faire la pirouette.
Ote-toi
de là aussi; est-ce que je ne sis pas assez grande pour me défendre moi-même,
s'il me fait quelque chose qui ne soit pas à faire?
Lucas
Je ne
veux pas qu'il te tâte, moi.
Sganarelle
Fi, le
vilain, qui est jaloux de sa femme!
Géronte
Voici ma
fille.
Scène IV
Lucinde,
Valère, Géronte, Lucas, Sganarelle, Jacqueline
Sganarelle
Est-ce
là la malade?
Géronte
Oui, je
n'ai qu'elle de fille; et j'aurois tous les regrets du monde si elle venoit à
mourir.
Sganarelle
Qu'elle
s'en garde bien! il ne faut pas qu'elle meure sans l'ordonnance du médecin.
Géronte
Allons,
un siége.
Sganarelle
Voilà
une malade qui n'est pas tant dégoûtante, et je tiens qu'un homme bien sain
s'en accommoderoit assez.
Géronte
Vous
l'avez fait rire, Monsieur.
Sganarelle
Tant
mieux: lorsque le médecin fait rire le malade, c'est le meilleur signe du monde.
Eh bien! de quoi est-il question? qu'avez-vous? quel est le mal que vous
sentez?
Lucinde,
répond par signes, en portant sa main à sa bouche, à sa tête et sous son
menton.
Han, hi, hom, han.
Sganarelle
Eh! que dites-vous?
Lucinde
continue les mêmes gestes.
Han, hi, hom, han, han, hi, hom.
Sganarelle
Quoi?
Lucinde
Han, hi,
hom.
Sganarelle,
la contrefaisant.
Han, hi,
hom, han, ha: je ne vous entends point. Quel diable de langage est-ce là?
Géronte
Monsieur,
c'est là sa maladie. Elle est devenue muette, sans que jusques ici on en ait
pu savoir la cause; et c'est un accident qui a fait reculer son mariage.
Sganarelle
Et
pourquoi?
Géronte
Celui
qu'elle doit épouser veut attendre sa guérison pour conclure les choses.
Sganarelle
Et qui
est ce sot-là qui ne veut pas que sa femme soit muette? Plût à Dieu que la
mienne eût cette maladie! je me garderois bien de la vouloir guérir.
Géronte
Enfin,
Monsieur, nous vous prions d'employer tous vos soins pour la soulager de son
mal.
Sganarelle
Ah! ne
vous mettez pas en peine. Dites-moi un peu, ce mal l'oppresse-t-il beaucoup?
Géronte
Oui,
Monsieur.
Sganarelle
Tant
mieux. Sent-elle de grandes douleurs?
Géronte
Fort
grandes.
Sganarelle
C'est
fort bien fait. Va-t-elle où vous savez?
Géronte
Oui.
Sganarelle
Copieusement?
Géronte
Je
n'entends rien à cela.
Sganarelle
La
matière est-elle louable?
Géronte
Je ne me
connois pas à ces choses.
Sganarelle,
se tournant vers la malade.
Donnez-moi
votre bras. Voilà un pouls qui marque que votre fille est muette.
Géronte
Eh oui,
Monsieur, c'est là son mal; vous l'avez trouvé tout du premier coup.
Sganarelle
Ah, ah!
Jacqueline
Voyez
comme il a deviné sa maladie!
Sganarelle
Nous
autres grands médecins, nous connoissons d'abord les choses. Un ignorant
auroit été embarrassé, et vous eût été dire: "C'est ceci, c'est
cela"; mais moi, je touche au but du premier coup, et je vous apprends
que votre fille est muette.
Géronte
Oui;
mais je voudrois bien que vous me pussiez dire d'où cela vient.
Sganarelle
Il n'est
rien plus aisé: cela vient de ce qu'elle a perdu la parole.
Géronte
Fort
bien; mais la cause, s'il vous plaît, qui fait qu'elle a perdu la parole?
Sganarelle
Tous nos
meilleurs auteurs vous diront que c'est l'empêchement de l'action de sa
langue.
Géronte
Mais
encore, vos sentiments sur cet empêchement de l'action de sa langue?
Sganarelle
Aristote,
là-dessus, dit... de fort belles choses.
Géronte
Je le
crois.
Sganarelle
Ah!
c'étoit un grand homme!
Géronte
Sans
doute.
Sganarelle,
levant son bras depuis le coude.
Grand
homme tout à fait: un homme qui étoit plus grand que moi de tout cela. Pour
revenir donc à notre raisonnement, je tiens que cet empêchement de l'action
de sa langue est causé par de certaines humeurs, qu'entre nous autres savants
nous appelons humeurs peccantes; peccantes, c'est-à-dire... humeurs
peccantes; d'autant que les vapeurs formées par les exhalaisons des
influences qui s'élèvent dans la région des maladies, venant... pour ainsi
dire... à... Entendez-vous le latin?
Géronte
En
aucune façon.
Sganarelle,
se tenant avec étonnement.
Vous
n'entendez point le latin!
Géronte
Non.
Sganarelle,
en faisant diverses plaisantes postures.
Cabricias
arci thuram, catalamus, singulariter, nominativo haec Musa, "la
Muse", bonus, bona, bonum, Deus sanctus, estne oratio latinas? Etiam,
"oui". Quare, "pourquoi"? Quia substantivo et adjectivum
concordat in generi, numerum, et casus.
Géronte
Ah! que
n'ai-je étudié?
Jacqueline
L'habile
homme que velà!
Lucas
Oui, ça
est si biau, que je n'y entends goutte.
Sganarelle
Or ces
vapeurs dont je vous parle venant à passer, du côté gauche, où est le foie,
au côté droit, où est le coeur, il se trouve que le poumon, que nous appelons
en latin armyan, ayant communication avec le cerveau, que nous nommons en
grec nasmus, par le moyen de la veine cave, que nous appelons en hébreu
cubile, rencontre en son chemin lesdites vapeurs, qui remplissent les
ventricules de l'omoplate; et parce que lesdites vapeurs... comprenez bien ce
raisonnement, je vous prie; et parce que lesdites vapeurs ont une certaine
malignité... Ecoutez bien ceci, je vous conjure.
Géronte
Oui.
Sganarelle
Ont une
certaine malignité, qui est causée... Soyez attentif, s'il vous plaît.
Géronte
Je le
suis.
Sganarelle
Qui est
causée par l'âcreté des humeurs engendrées dans la concavité du diaphragme,
il arrive que ces vapeurs... Ossabandus, nequeys, nequer, potarinum, quipsa
milus. Voilà justement ce qui fait que votre fille est muette.
Jacqueline
Ah! que
ça est bian dit, notte homme!
Lucas
Que
n'ai-je la langue aussi bian pendue?
Géronte
On ne
peut pas mieux raisonner, sans doute. Il n'y a qu'une seule chose qui m'a
choqué: c'est l'endroit du foie et du coeur. Il me semble que vous les placez
autrement qu'ils ne sont; que le coeur est du côté gauche, et le foie du côté
droit.
Sganarelle
Oui,
cela étoit autrefois ainsi; mais nous avons changé tout cela, et nous faisons
maintenant la médecine d'une méthode toute nouvelle.
Géronte
C'est ce
que je ne savois pas, et je vous demande pardon de mon ignorance.
Sganarelle
Il n'y a
point de mal, et vous n'êtes pas obligé d'être aussi habile que nous.
Géronte
Assurément.
Mais, Monsieur, que croyez-vous qu'il faille faire à cette maladie?
Sganarelle
Ce que
je crois qu'il faille faire?
Géronte
Oui.
Sganarelle
Mon avis
est qu'on la remette sur son lit, et qu'on lui fasse prendre pour remède
quantité de pain trempé dans du vin.
Géronte
Pourquoi
cela, Monsieur?
Sganarelle
Parce
qu'il y a dans le vin et le pain, mêlés ensemble, une vertu sympathique qui
fait parler. Ne voyez-vous pas bien qu'on ne donne autre chose aux
perroquets, et qu'ils apprennent à parler en mangeant de cela?
Géronte
Cela est
vrai. Ah! le grand homme! Vite, quantité de pain et de vin!
Sganarelle
Je
reviendrai voir, sur le soir, en quel état elle sera. (A la Nourrice)
Doucement, vous. Monsieur, voilà une nourrice à laquelle il faut que je fasse
quelques petits remèdes.
Jaqueline
Qui?
moi? Je me porte le mieux du monde.
Sganarelle
Tant
pis, Nourrice, tant pis. Cette grande santé est à craindre, et il ne sera
mauvais de vous faire quelque petite saignée amiable, de vous donner quelque
petit clystère dulcifiant.
Géronte
Mais,
Monsieur, voilà une mode que je ne comprends point. Pourquoi s'aller faire
saigner quand on n'a point de maladie?
Sganarelle
Il
n'importe, la mode en est salutaire; et comme on boit pour la soif à venir,
il faut se faire aussi saigner pour la maladie à venir.
Jaqueline,
en se retirant.
Ma fi!
je me moque de ça, et je ne veux point faire de mon corps une boutique
d'apothicaire.
Sganarelle
Vous
êtes rétive aux remèdes; mais nous saurons vous soumettre à la raison.
(Parlant à Géronte.) Je vous donne le bonjour.
Géronte
Attendez
un peu, s'il vous plaît.
Sganarelle
Que
voulez-vous faire?
Géronte
Vous
donner de l'argent, Monsieur.
Sganarelle,
tendant sa main derrière, par-dessous sa robe, tandis que Géronte ouvre sa
bourse.
Je n'en
prendrai pas, Monsieur.
Géronte
Monsieur...
Sganarelle
Point du
tout.
Géronte
Un petit
moment.
Sganarelle
En
aucune façon.
Géronte
De
grâce!
Sganarelle
Vous
vous moquez.
Géronte
Voilà
qui est fait.
Sganarelle
Je n'en
ferai rien.
Géronte
Eh!
Sganarelle
Ce n'est
pas l'argent qui me fait agir.
Géronte
Je le
crois.
Sganarelle,
après avoir pris l'argent.
Cela
est-il de poids?
Géronte
Oui,
Monsieur.
Sganarelle
Je ne
suis pas un médecin mercenaire.
Géronte
Je le
sais bien.
Sganarelle
L'intérêt
ne me gouverne point.
Géronte
Je n'ai
pas cette pensée.
Scène V
Sganarelle,
Léandre
Sganarelle,
regardant son argent.
Ma foi!
cela ne va pas mal; et pourvu que...
Léandre
Monsieur,
il y a longtemps que je vous attends, et je viens implorer votre assistance.
Sganarelle,
lui prenant le poignet.
Voilà un
pouls qui est fort mauvais.
Léandre
Je ne
suis point malade, Monsieur, et ce n'est pas pour cela que je viens à vous.
Sganarelle
Si vous
n'êtes pas malade, que diable ne le dites-vous donc?
Léandre
Non:
pour vous dire la chose en deux mots, je m'appelle Léandre, qui suis amoureux
de Lucinde, que vous venez de visiter; et comme, par la mauvaise humeur de
son père toute sorte d'accès m'est fermé auprès d'elle, je me hasarde à vous
prier de vouloir servir mon amour, et de me donner lieu d'exécuter un
stratagème que j'ai trouvé, pour lui pouvoir dire deux mots, d'où dépendent
absolument mon bonheur et ma vie.
Sganarelle,
paroissant en colère.
Pour qui
me prenez-vous? Comment oser vous adresser à moi pour vous servir dans votre
amour, et vouloir ravaler la dignité de médecin à des emplois de cette
nature?
Léandre
Monsieur,
ne faites point de bruit.
Sganarelle,
en le faisant reculer.
J'en
veux faire, moi. Vous êtes un impertinent.
Léandre
Eh!
Monsieur, doucement.
Sganarelle
Un
malavisé.
Léandre
De
grâce!
Sganarelle
Je vous
apprendrai que je ne suis point homme à cela, et que c'est une insolence
extrême...
Léandre,
tirant une bourse qu'il lui donne.
Monsieur...
Sganarelle,
tenant la bourse
De
vouloir m'employer... Je ne parle pas pour vous, car vous êtes honnête homme,
et je serois ravi de vous rendre service; mais il y a de certains
impertinents au monde qui viennent prendre les gens pour ce qu'ils ne sont
pas; et je vous avoue que cela me met en colère.
Léandre
Je vous
demande pardon, Monsieur, de la liberté que...
Sganarelle
Vous
vous moquez. De quoi est-il question?
Léandre
Vous
saurez donc, Monsieur, que cette maladie que vous voulez guérir est une
feinte maladie. Les médecins ont raisonné là-dessus comme il faut; et ils
n'ont pas manqué de dire que cela procédoit, qui du cerveau, qui des
entrailles, qui de la rate, qui du foie; mais il est certain que l'amour en
est la véritable cause, et que Lucinde n'a trouvé cette maladie que pour se
délivrer d'un mariage dont elle étoit importunée. Mais, de crainte qu'on ne
nous voye ensemble, retirons-nous d'ici, et je vous dirai en marchant ce que
je souhaite de vous.
Sganarelle
Allons,
Monsieur: vous m'avez donné pour votre amour une tendresse qui n'est pas
concevable; et j'y perdrai toute ma médecine, ou la malade crèvera, ou bien
elle sera à vous.
Acte
III
Scène I
Sganarelle,
Léandre
Léandre
Il me
semble que je ne suis pas mal ainsi pour un apothicaire; et comme le père ne
m'a guère vu, ce changement d'habit et de perruque est assez capable, je
crois, de me déguiser à ses yeux.
Sganarelle
Sans
doute.
Léandre
Tout ce
que je souhaiterois seroit de savoir cinq ou six grands mots de médecine,
pour parer mon discours et me donner l'air d'habile homme.
Sganarelle
Allez,
allez, tout cela n'est pas nécessaire: il suffit de l'habit, et je n'en sais
pas plus que vous.
Léandre
Comment?
Sganarelle
Diable
emporte si j'entends rien en médecine! Vous êtes honnête homme, et je veux bien me confier
à vous, comme vous vous confiez à moi.
Léandre
Quoi?
vous n'êtes pas effectivement...
Sganarelle
Non,
vous dis-je: ils m'ont fait médecin malgré mes dents. Je ne m'étois jamais
mêlé d'être si savant que cela; et toutes mes études n'ont été que jusqu'en
sixième. Je ne sais point sur quoi cette imagination leur est venue; mais
quand j'ai vu qu'à toute force ils vouloient que je fusse médecin, je me suis
résolu de l'être, aux dépens de qui il appartiendra. Cependant vous ne
sauriez croire comment l'erreur s'est répandue, et de quelle façon chacun est
endiablé à me croire habile homme. On me vient chercher de tous les côtés; et
si les choses vont toujours de même, je suis d'avis de m'en tenir, toute ma
vie, à la médecine. Je trouve que c'est le métier le meilleur de tous; car,
soi, qu'on fasse bien ou soit qu'on fasse mal, on est toujours payé de même
sorte: la méchante besogne ne retombe jamais sur notre dos; et nous taillons,
comme il nous plaît, sur l'étoffe où nous travaillons. Un cordonnier, en
faisant des souliers, ne sauroit gâter un morceau de cuir qu'il n'en paye les
pots cassés; mais ici l'on peut gâter un homme sans qu'il en coûte rien. Les
bévues ne sont point pour nous; et c'est toujours la faute de celui qui
meurt. Enfin le bon de cette profession est qu'il y a parmi les morts une
honnêteté, une discrétion la plus grande du monde; et jamais on n'en voit se
plaindre du médecin qui l'a tué.
Léandre
Il est
vrai que les morts sont fort honnêtes gens sur cette matière.
Sganarelle,
voyant des hommes qui viennent vers lui.
Voilà
des gens qui ont la mine de me venir consulter. Allez toujours m'attendre
auprès du logis de votre maîtresse.
Scène II
Thibaut,
Perrin, Sganarelle
Thibaut
Monsieu,
je venons vous charcher, mon fils Perrin et moi.
Sganarelle
Qu'y
a-t-il?
Thibaut
Sa
pauvre mère, qui a nom Parette, est dans un lit, malade, il y a six mois.
Sganarelle,
tendant la main, comme pour recevoir de l'argent.
Que
voulez-vous que j'y fasse?
Thibaut
Je
voudrions, Monsieu, que vous nous baillissiez quelque petite drôlerie pour la
garir.
Sganarelle
Il faut
voir de quoi est-ce qu'elle est malade.
Thibaut
Alle est
malade d'hypocrisie, Monsieu.
Sganarelle
D'hypocrisie?
Thibaut
Oui,
c'est-à-dire qu'alle est enflée par tout; et l'an dit que c'est quantité de
sériosités qu'alle a dans le corps, et que son foie, son ventre, ou sa rate,
comme vous voudrais l'appeler, au glieu de faire du sang, ne fait plus que de
l'iau. Alle a, de deux jours l'un, la fièvre quotiguenne, avec des lassitules
et des douleurs dans les mufles des jambes.
On
entend dans sa gorge des fleumes qui sont tout prêts à l'étouffer; et par
fois il lui prend des syncoles et des conversions, que je crayons qu'alle est
passée. J'avons dans notre village un apothicaire, révérence parler, qui li a
donné je ne sai combien d'histoires; et il m'en coûte plus d'eune douzaine de
bons écus en lavements, ne v's en déplaise, en apostumes qu'on li a fait
prendre, en infections de jacinthe, et en portions cordales. Mais tout ça,
comme dit l'autre, n'a été que de l'onguent miton mitaine. Il veloit li
bailler d'eune certaine drogue que l'on appelle du vin amétile; mais
j'ai-s-eu peur, franchement, que ça l'envoyît à patres; et l'an dit que ces
gros médecins tuont je ne sai combien de monde avec cette invention-là.
Sganarelle,
tendant toujours la main et la branlant, comme pour signe qu'il demande de
l'argent.
Venons
au fait, mon ami, venons au fait.
Thibaut
Le fait
est, Monsieu, que je venons vous prier de nous dire ce qu'il faut que je
fassions.
Sganarelle
Je ne
vous entends point du tout.
Perrin
Monsieu,
ma mère est malade; et velà deux écus que je vous apportons pour nous bailler
queuque remède.
Sganarelle
Ah! je
vous entends, vous. Voilà un garçon qui parle clairement, qui s'explique
comme il faut. Vous dites que votre mère est malade d'hydropisie, qu'elle est
enflée par tout le corps, qu'elle a la fièvre, avec des douleurs dans les
jambes, et qu'il lui prend parfois des syncopes et des convulsions,
c'est-à-dire des évanouissements?
Perrin
Eh! oui,
Monsieu, c'est justement ça.
Sganarelle
J'ai
compris d'abord vos paroles. Vous avez un père qui' ne sait ce qu'il dit.
Maintenant vous me demandez un remède?
Perrin
Oui,
Monsieu.
Sganarelle
Un
remède pour la guérir?
Perrin
C'est
comme je l'entendons.
Sganarelle
Tenez,
voilà un morceau de formage qu'il faut que vous lui fassiez prendre.
Perrin
Du
fromage, Monsieu?
Sganarelle
Oui,
c'est un formage préparé, où il entre de l'or, du coral, et des perles, et
quantité d'autres choses précieuses.
Perrin
Monsieu,
je vous sommes bien obligés; et j'allons li faire prendre ça tout à l'heure.
Sganarelle
Allez.
Si elle meurt, ne manquez pas de la faire enterrer du mieux que vous pourrez.
Scène III
Jacqueline,
Sganarelle, Lucas
Sganarelle
Voici la
belle Nourrice. Ah! Nourrice de mon coeur, je suis ravi de cette rencontre,
et votre vue est la rhubarbe, la casse, et le séné qui purgent toute la
mélancolie de mon âme.
Jacqueline
Par ma
figué! Monsieu le Médecin, ça est trop bian dit pour moi, et je n'entends
rien à tout votre latin.
Sganarelle
Devenez
malade, Nourrice, je vous prie; devenez malade, pour l'amour de moi: j'aurois
toutes les joies du monde de vous guérir.
Jacqueline
Je sis
votte sarvante: j'aime bian mieux qu'an ne me guérisse pas.
Sganarelle
Que je
vous plains, belle Nourrice, d'avoir un mari jaloux et fâcheux comme celui
que vous avez!
Jacqueline
Que
velez-vous, Monsieu? c'est pour la pénitence de mes fautes; et là où la
chèvre est liée, il faut bian qu'alle y broute.
Sganarelle
Comment?
un rustre comme cela! un homme qui vous observe toujours, et ne veut pas que
personne vous parle!
Jacqueline
Hélas!
vous n'avez rien vu encore, et ce n'est qu'un petit échantillon de sa
mauvaise humeur.
Sganarelle
Est-il
possible? et qu'un homme ait l'âme assez basse pour maltraiter une personne
comme vous? Ah! que j'en sais, belle Nourrice, et qui ne sont pas loin d'ici,
qui se tiendroient heureux de baiser seulement les petits bouts de vos
petons! Pourquoi faut-il qu'une personne si bien faite soit tombée en de
telles mains, et qu'un franc animal, un brutal, un stupide, un sot...?
Pardonnez-moi, Nourrice, si je parle ainsi de votre mari.
Jacqueline
Eh!
Monsieu, je sai bien qu'il mérite tous ces noms-là.
Sganarelle
Oui,
sans doute, Nourrice, il les mérité; et il mériteroit encore que vous lui
missiez quelque chose sur la tête, pour le punir des soupçons qu'il a.
Jacqueline
Il est
bien vrai que si je n'avois devant les yeux que son intérêt, il pourroit
m'obliger à queuque étrange chose.
Sganarelle
Ma foi!
vous ne feriez pas mal de vous venger de lui avec quelqu'un. C'est un homme,
je vous le dis, qui mérite bien cela; et si j'étois assez heureux, belle
Nourrice, pour être choisi pour...
(En cet
endroit, tous deux apercevant Lucas qui étoit derrière eux et entendoit leur
dialogue, chacun se retire de son côté, mais le Médecin d'une manière fort
plaisante.)
Scène IV
Géronte,
Lucas
Géronte
Holà!
Lucas, n'as-tu point vu ici notre médecin?
Lucas
Et oui,
de par tous les diantres, je l'ai vu, et ma femme aussi.
Géronte
Où est-ce
donc qu'il peut être?
Lucas
Je ne
sai; mais je voudrois qu'il fût à tous les guebles.
Géronte
Va-t'en
voir un peu ce que fait ma fille.
Scène V
Sganarelle,
Léandre, Géronte
Géronte
Ah!
Monsieur, je demandois où vous étiez.
Sganarelle
Je
m'étois amusé dans votre cour à expulser le superflu de la boisson. Comment
se porte la malade?
Géronte
Un peu
plus mal depuis votre remède.
Sganarelle
Tant
mieux: c'est signe qu'il opère.
Géronte
Oui;
mais, en opérant, je crains qu'il ne l'étouffe.
Sganarelle
Ne vous
mettez pas en peine; j'ai des remèdes qui se moquent de tout, et je l'attends
à l'agonie.
Géronte
Qui est
cet homme-là que vous amenez?
Sganarelle,
faisant des signes avec la main que c'est un apothicaire.
C'est...
Géronte
Quoi?
Sganarelle
Celui...
Géronte
Eh?
Sganarelle
Qui...
Géronte
Je vous
entends.
Sganarelle
Votre
fille en aura besoin.
Scène VI
Jacqueline,
Lucinde, Géronte, Léandre, Sganarelle
Jacqueline
Monsieu,
velà votre fille qui veut un peu marcher.
Sganarelle
Cela lui
fera du bien. Allez-vous-en, Monsieur l'Apothicaire, tâter un peu son pouls,
afin que je raisonne tantôt avec vous de sa maladie.
(En cet
endroit, il tire Géronte à un bout du théâtre, et, lui passant un bras sur
les épaules, lui rabat la main sous le menton, avec laquelle il le fait
retourner vers lui, lorsqu'il veut regarder ce que sa fille et l'apothicaire
font ensemble, lui tenant cependant le discours suivant pour l'amuser:)
Monsieur,
c'est une grande et subtile question entre les doctes, de savoir si les
femmes sont plus faciles à guérir que les hommes. Je vous prie d'écouter
ceci, s'il vous plaît. Les uns disent que non, les autres disent que oui; et
moi je dis que oui et non: d'autant que l'incongruité des humeurs opaques qui
se rencontrent au tempérament naturel des femmes étant cause que la partie
brutale veut toujours prendre empire sur la sensitive, on voit que
l'inégalité de leurs opinions dépend du mouvement oblique du cercle de la
lune; et comme le soleil, qui darde ses rayons sur la concavité de la terre,
trouve...
Lucinde
Non, je
ne suis point du tout capable de changer de sentiments.
Géronte
Voilà ma
fille qui parle! O grande vertu du remède! O admirable médecin! Que je vous
suis obligé, Monsieur, de cette guérison merveilleuse! et que puis-je faire
pour vous après un tel service?
Sganarelle,
se promenant sur le théâtre, et s'essuyant le front.
Voilà
une maladie qui m'a bien donné de la peine!
Lucinde
Oui, mon
père, j'ai recouvré la parole; mais je l'ai recouvrée pour vous dire que je
n'aurai jamais d'autre époux que Léandre, et que c'est inutilement que vous
voulez me donner Horace.
Géronte
Mais...
Lucinde
Rien
n'est capable d'ébranler la résolution que j'ai prise.
Géronte
Quoi...?
Lucinde
Vous
m'opposerez en vain de belles raisons.
Géronte
Si...
Lucinde
Tous vos
discours ne serviront de rien.
Géronte
Je...
Lucinde
C'est
une chose où je suis déterminée.
Géronte
Mais...
Lucinde
Il n'est
puissance paternelle qui me puisse obliger à me marier malgré moi.
Géronte
J'ai...
Lucinde
Vous
avez beau faire tous vos efforts.
Géronte
Il...
Lucinde
Mon
coeur ne sauroit se soumettre à cette tyrannie.
Géronte
Là...
Lucinde
Et je me
jetterai plutôt dans un convent que d'épouser un homme que je n'aime point.
Géronte
Mais...
Lucinde,
parlant d'un ton de voix à étourdir.
Non. En
aucune façon. Point d'affaire. Vous perdez le temps. Je n'en ferai rien. Cela
est résolu.
Géronte
Ah!
quelle impétuosité de paroles! Il n'y a pas moyen d'y résister. Monsieur, je
vous prie de la faire redevenir muette.
Sganarelle
C'est
une chose qui m'est impossible. Tout ce que je puis faire pour votre service
est de vous rendre sourd, si vous voulez.
Géronte
Je vous
remercie. Penses-tu donc...
Lucinde
Non.
Toutes vos raisons ne gagneront rien sur mon âme.
Géronte
Tu
épouseras Horace, dès ce soir.
Lucinde
J'épouserai
plutôt la mort.
Sganarelle
Mon
Dieu! arrêtez-vous, laissez-moi médicamenter cette affaire. C'est une maladie
qui la tient, et je sais le remède qu'il y faut apporter.
Géronte
Seroit-il
possible, Monsieur, que vous pussiez aussi guérir cette maladie d'esprit?
Sganarelle
Oui:
laissez-moi faire, j'ai des remèdes pour tout, et notre apothicaire nous servira
pour cette cure. (Il appelle l'Apothicaire et lui parle.) Un mot. Vous voyez
que l'ardeur qu'elle a pour ce Léandre est tout à fait contraire aux volontés
du père, qu'il n'y a point de temps à perdre, que les humeurs sont fort
aigries, et qu'il est nécessaire de trouver promptement un remède à ce mal,
qui pourroit empirer par le retardement. Pour moi, je n'y en vois qu'un seul,
qui est une prise de fuite purgative, que vous mêlerez comme il faut avec
deux drachmes de matrimonium en pilules. Peut-être fera-t-elle quelque
difficulté à prendre ce remède; mais, comme vous êtes habile homme dans votre
métier, c'est à vous de l'y résoudre, et de lui faire avaler la chose du
mieux que vous pourrez. Allez-vous-en lui faire faire un petit tour de
jardin, afin de préparer les humeurs, tandis que j'entretiendrai ici son
père; mais surtout ne perdez point de temps: au remède vite, au remède
spécifique!
Scène VII
Géronte,
Sganarelle
Géronte
Quelles
drogues, Monsieur, sont celles que vous venez de dire? il me semble que je ne
les ai jamais ouï nommer.
Sganarelle
Ce sont
drogues dont on se sert dans les nécessités urgentes.
Géronte
Avez-vous
jamais vu une insolence pareille à la sienne?
Sganarelle
Les
filles sont quelquefois un peu têtues.
Géronte
Vous ne
sauriez croire comme elle est affolée de ce Léandre.
Sganarelle
La
chaleur du sang fait cela dans les jeunes esprits.
Géronte
Pour
moi, dès que j'ai eu découvert la violence de cet amour, j'ai su tenir
toujours ma fille renfermée.
Sganarelle
Vous
avez fait sagement.
Géronte
Et j'ai
bien empêché qu'ils n'aient eu communication ensemble.
Sganarelle
Fort
bien.
Géronte
Il
seroit arrivé quelque folie, si j'avois souffert qu'ils se fussent vus.
Sganarelle
Sans
doute.
Géronte
Et je
crois qu'elle auroit été fille à s'en aller avec lui.
Sganarelle
C'est
prudemment raisonné.
Géronte
On
m'avertit qu'il fait tous ses efforts pour lui parler.
Sganarelle
Quel
drôle.
Géronte
Mais il
perdra son temps.
Sganarelle
Ah! ah!
Géronte
Et
j'empêcherai bien qu'il ne la voye.
Sganarelle
Il n'a
pas affaire à un sot, et vous savez des rubriques qu'il ne sait pas. Plus fin
que vous n'est pas bête.
Scène VIII
Lucas,
Géronte, Sganarelle
Lucas
Ah!
paisanguenne, Monsieu, vaici bian du tintamarre: votre fille s'en est enfuie
avec son Liandre. C'étoit lui qui étoit l'Apothicaire; et velà Monsieu le
Médecin qui a fait cette belle opération-là.
Géronte
Comment?
m'assassiner de la façon! Allons, un commissaire! et qu'on empêche qu'il ne
sorte. Ah, traître! je vous ferai punir par la justice.
Lucas
Ah! par
ma fi! Monsieu le Médecin, vous serez pendu: ne bougez de là seulement.
Scène IX
Martine,
Sganarelle, Lucas
Martine
Ah! mon
Dieu! que j'ai eu de peine à trouver ce logis! Dites-moi un peu des nouvelles
du médecin que je vous ai donné.
Lucas
Le velà,
qui va être pendu.
Martine
Quoi?
mon mari pendu! Hélas! et qu'a-t-il fait pour cela?
Lucas
Il a
fait enlever la fille de notre maître.
Martine
Hélas!
mon cher mari, est-il bien vrai qu'on te va pendre?
Sganarelle
Tu vois.
Ah!
Martine
Faut-il
que tu te laisses mourir en présence de tant de gens?
Sganarelle
Que
veux-tu que j'y fasse?
Martine
Encore
si tu avois achevé de couper notre bois, je prendrois quelque consolation.
Sganarelle
Retire-toi
de là, tu me fends le coeur.
Martine
Non, je
veux demeurer pour t'encourager à la mort, et je ne te quitterai point que je
ne t'aie vu pendu.
Sganarelle
Ah!
Scène X
Géronte,
Sganarelle, Martine, Lucas
Géronte
Le
Commissaire viendra bientôt, et l'on s'en va vous mettre en lieu où l'on me
répondra de vous.
Sganarelle,
le chapeau à la main.
Hélas!
cela ne se peut-il point changer en quelques coups de bâton?
Géronte
Non,
non: la justice en ordonnera... Mais que vois-je?
Scène XI et
Dernière
Léandre,
Lucinde, Jacqueline, Lucas, Géronte, Sganarelle, Martine
Léandre
Monsieur,
je viens faire paroître Léandre à vos yeux, et remettre Lucinde en votre
pouvoir. Nous avons eu dessein de prendre la fuite nous deux, et de nous
aller marier ensemble; mais cette entreprise a fait place à un procédé plus
honnête. Je ne prétends point vous voler votre fille, et ce n'est que de
votre main que je veux la recevoir. Ce que je vous dirai, Monsieur, c'est que
je viens tout à l'heure de recevoir des lettres par où j'apprends que mon
oncle est mort, et que je suis héritier de tous ses biens.
Géronte
Monsieur,
votre vertu m'est tout à fait considérable, et je vous donne ma fille avec la
plus grande joie du monde.
Sganarelle
La
médecine l'a échappé belle!
Martine
Puisque
tu ne seras point pendu, rends-moi grâce d'être médecin; car c'est moi qui
t'ai procuré cet honneur.
Sganarelle
Oui,
c'est toi qui m'as procuré je ne sais combien de coups de bâton.
Léandre
L'effet
en est trop beau pour en garder du ressentiment.
Sganarelle
Soit: je
te pardonne ces coups de bâton en faveur de la dignité où tu m'as élevé; mais
prépare-toi désormais à vivre dans un grand respect avec un homme de ma
conséquence, et songe que la colère d'un médecin est plus à craindre qu'on ne
peut croire.
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