Julie ou La Nouvelle Héloïse, roman épistolaire, 1761.
Dans les Confessions, Rousseau se souvient de ses premières lectures :
ce sont les romans d'amours laissés par sa mère. Ces lectures, faites
avec avidité, font sur le jeune Jean-Jacques une très forte impression.
C'est, dit-il, le "temps d'où je date la conscience de moi-même". Plus
tard, son imagination exaltée lui fait concevoir des objets propres à la
fixer, et c'est ce qui l'aide à supporter les mauvais traitements de son
maître, le graveur Ducommun. Mais parallèlement, Rousseau nourrit une
grande méfiance à l'égard du genre romanesque, qui exalte de façon
dangereuses les illusions du lecteur, ou plus exactement de la lectrice,
car le public romanesque est principalement féminin.
Pourtant, c'est le roman qui semble la forme la plus adaptée à un projet
qui naît en 1756, alors que Rousseau vit retiré à l'Ermitage, auprès de
Madame d'Epinay : son cœur aimant ne trouve pas d'objet où fixer son
affection. Alors, il invente des êtres selon son cœur, deux jeunes
femmes, l'une brune et l'autre blonde, l'une vive et l'autre douce, avec
lesquelles il échangerait toute une correspondance. C'est ainsi que
s'ébauche la Nouvelle Héloïse, et que les personnages de Julie, Claire
et Saint-Preux s'élaborent. La forme épistolaire permet une
multiplication des points de vue et une variété des voix, propres à
créer une composition symphonique que devait apprécier Rousseau, par
ailleurs auteur d'un opéra.
L'héroïne, Julie d'Etanges, aime Saint-Preux, son précepteur. Cet amour
est pur et vertueux, innocent selon la nature. La pureté des sentiments
est également représentée par l'amitié qui unit les deux jeunes gens et
Claire. Mais la société contrarie les amours innocentes : Julie doit
épouser Monsieur de Wolmar, et malgré sa volonté de résister à ses
sentiments, elle finit par succomber. En effet, alors que la nature est
franche, la société produit le mensonge et tolère l'adultère. Julie
refuse ce mensonge social et se confie à son mari, qui la soutient et
lui renouvelle sa confiance en rappelant Saint-Preux : dans la
microsociété idéale de Clarens, la liberté, la vertu, le bonheur et la
vérité règnent. Clarens est sans doute la réponse à l'aporie soulevée
dans le Discours sur l'inégalité : l'état de nature est perdu pour
jamais, et les dégradations dues au progrès sont irréversibles, mais il
est possible au moins en théorie de créer un état ultérieur, qui
rétablirait les conditions de l'état de nature dans une société
maîtrisée. C'est un monde selon le cœur de Rousseau, où vit une
communauté heureuse.
Autre paradoxe : c'est un roman, genre qui par excellence est souvent
décrié pour son immoralité, qui propose le tableau édifiant de la lutte
victorieuse de la vertu contre les passions. Le combat de Julie et de
Saint-Preux ne se déroule pas sans souffrances ni sans difficultés. La
mort héroïque de Julie est certes consécutive au sauvetage d'un de ses
enfants de la noyade. Mais elle paraît sur son lit de mort comme une
martyre, une figure quasi-christique du sacrifice à la vertu. C'est donc
dans le cadre d'une fiction que Rousseau va développer ses théories
morales, adaptant ainsi les moyens à la fin : c'est que le public auquel
l'auteur veut s'adresser est justement ce lectorat mondain et féminin,
grand amateur de romans.
Nathalie
Cros |